Léonce se fit montrer le baron de Stock qui jouait à l’écarté et perdait des sommes avec l’indifférence d’un millionnaire. En ce moment, Mlle de Stock lui parut encore plus jolie. Le baron portait une assez belle brochette de décorations étrangères. Sa fille est adorable ! pensa Léonce. Il se fit présenter à la baronne, une noble poupée d’Allemagne, couverte de vieux diamants enfumés. Cette digne femme lui plut au premier coup d’œil. Peut-être l’eût-il trouvée un peu ridicule si elle n’avait pas eu une fille aussi spirituelle. Peut-être aussi aurait-il jugé que Mlle de Stock manquait un peu de distinction, s’il ne lui eût pas connu une mère aussi majestueuse.
Il dansa tout un soir avec la jolie Dorothée et murmura à son oreille des paroles de galanterie qui ressemblaient fort à des paroles d’amour. Elle répondit avec une coquetterie qui ne ressemblait pas à de la haine. La baronne, après s’être renseignée, invita Léonce à ses mercredis : il y fut assidu. M. de Stock habitait, rue de La Rochefoucauld, un petit hôtel entre cour et jardin, dont il était propriétaire. Léonce se connaissait en mobilier, depuis qu’il avait acheté des meubles. Sans être expert, il avait le sentiment de l’élégance. Il pouvait se tromper, comme tout le monde, car il faut être commissaire-priseur pour distinguer un bronze artistique d’un surmoulage à bon marché, pour deviner si un meuble est bourré de crin ou nourri économiquement d’étoupes, et pour reconnaître à première vue si un rideau est en lampas ou en damas laine et soie. Cependant, il n’était pas du bois dont on fait les dupes, et l’intérieur du baron le ravit. Les domestiques, en livrée amaranthe, avaient de bonnes têtes carrées et un accent allemand qui écorchait délicieusement l’oreille. On reconnaissait en eux de vieux serviteurs de la famille, peut-être des vassaux nés à l’ombre du château de Stock. Le train de maison représentait une dépense de soixante mille francs par an. Le jour où Léonce fut accueilli par le baron, fêté par la baronne et regardé tendrement par leur fille, il put dire sans présomption : J’ai trouvé !
Vers le milieu de janvier, il sut que Dorothée devait quêter pour les pauvres à Notre-Dame de Lorette. Lui qui manquait souvent la messe, il fut d’une ponctualité exemplaire. Il me fit déjeuner au galop et m’entraîna avec lui sur le coup d’une heure. J’ai oublié les détails de sa toilette, mais je me rappelle bien qu’elle éblouissait. Je reconnus Mlle de Stock au portrait qu’il m’en avait fait, quoiqu’il eût oublié de me dire qu’elle était brune comme une Maltaise. Une Allemande brune est un phénomène assez rare pour qu’on en fasse mention. À la fin de la messe, les fidèles défilèrent un à un devant les quêteuses qui se tenaient à genoux à chaque porte de l’église. Dorothée sollicitait la charité des passants par un petit coup d’œil interrogatif, d’une grâce toute mondaine. Je mis deux sous dans sa bourse de velours rouge, l’obole du pauvre écolier. Léonce salua la quêteuse comme dans un salon, en donnant un billet de mille francs plié en quatre.
« Combien te reste-t-il ? lui demandai-je sous le vestibule.
– Treize mille francs et quelques centimes.
– C’est peu.
– C’est assez. L’aumône que je viens de faire me sera rendue au centuple. Centuplum accipies. »
Je ne répondis rien : je songeais aux pauvres dix francs de Mathieu.
En retournant à la rue de Provence, mon charitable ami me donna quelques notions sur la vie de château dans les seigneuries d’Allemagne. Il me dépeignit ces grands repas arrosés des vins de Tokai et de Johannisberg, ces réunions chamarrées d’uniformes et de rubans, ces salons où l’habit de cour du duc de Richelieu est encore à la mode ; et ces chasses miraculeuses, ces grandes battues après lesquelles les lièvres se comptent par milliers, et la venaison s*****d dans les boucheries à trente lieues à la ronde.
Il trouva en rentrant une lettre de son frère, fort courte :
« Que pourrais-je te dire ? écrivait Matthieu. Notre vie est unie comme un miroir ; tous nos jours se ressemblent comme des gouttes de lait dans la même coupe. Les travaux sont arrêtés par l’hiver, et nous passons la journée au coin du feu, entre nous. Tu sais si la cheminée est large ; il y a place pour tous : on mettrait même un fauteuil de plus en se serrant un peu, si tu voulais. Papa tisonne avec acharnement. Tu connais sa passion, la seule passion de sa vie. Si on lui prenait ses pincettes, on le rendait bien malheureux. Maman Debay et maman Bourgade passent la journée à coudre des brassières, à ourler des couches et à broder de petits bonnets. Aimée tricote des bas de cachemire, de vrais bas de poupée. Quand je vois tous ces préparatifs, il me prend des envies de rire et de pleurer. La chère petite créature aura une layette royale. Le conseil de famille a décidé que si c’était un fils on l’appellerait Léonce : ton nom lui portera bonheur. Pourvu qu’il ne s’avise pas de ressembler à son père ! Nous avons mis ton portrait dans notre chambre : tu sais, ce beau portrait que Boulanger a peint avant de partir pour Rome. Je le montre à Aimée tous les matins et tous les soirs. Le petit Léonce promet d’être aussi remuant que toi. Sa mère se plaint de lui, et, ce qui est plus singulier, maman Debay assure qu’elle ressent le contrecoup de tous ses mouvements. Je t’ai dit qu’Aimée avait eu des maux d’estomac dans les premiers temps de sa grossesse ; mais quelques bouteilles d’eau de Spa et le bonheur de sentir vivre son enfant l’ont réconfortée ; elle engraisse à vue d’œil. Quant à moi, je suis toujours le même, à cela près que je ne travaille plus guère. Tu te rappelles le mot de ce paysan à qui l’on demandait quelle était sa profession, et qui répondit : “Ma femme est nourrice. ” Je suis logé à la même enseigne, ou peu s’en faut : j’attends mon garçon. Les célèbres thèses n’ont pas fait grands progrès : la guerre du Péloponnèse (de Bello Peloponnesiaco) en est à la mort de Périclès, et “Corneille auteur comique” en est à Clitandre. Tant pis pour la faculté de Rennes ! elle attendra. Je veux être père avant d’être docteur. Ah ! frère, si tu savais comme tes plaisirs sont fades au prix des nôtres ! tu viendrais par la diligence, et tu nous ferais grâce du carrosse dont tu nous as menacés. Toi seul nous manques ; tu es notre unique souci. Papa fait sa grande ride lorsqu’on parle de la rue de Provence. Enfin ! Je le rassure en lui disant que si homme au monde doit réussir, c’est toi. »
– « Ce sont de bonnes gens, dit Léonce en jetant la lettre sur son bureau. Ils auront bientôt de mes nouvelles. »
Quelques jours après, le baron lui tomba du ciel à dix heures du matin. Une telle démarche était de bon augure. M. de Stock visita l’appartement en amateur, et fit à part soi l’inventaire du mobilier. Tout homme de bon sens se serait cru chez un fils de famille : le baron fut enchanté. C’était un aimable homme que cet Allemand. Tout le monde savait qu’il avait été banquier à Francfort-sur-le-Mein, et cependant il ne parlait jamais de sa fortune. Personne ne contestait sa noblesse, et cependant il ne parlait jamais de ses titres. Ses châteaux, ses terres, ses forêts étaient les choses dont il semblait le moins se soucier. Jamais il n’en dit un mot à Léonce, et Léonce reconnut à cette marque qu’il était un vrai riche et un vrai gentilhomme.
De son côté, Léonce était trop délicat pour s’attribuer une fortune mensongère. Il laissait courir l’imagination des gens, et ne disputait pas contre ceux qui lui disaient : « Vous qui êtes riche. » Mais il ne se vantait de rien. Lorsqu’il parlait de sa famille, il disait sans emphase : « Mes parents habitent leurs terres de Bretagne. » En quoi il ne mentait nullement. Je lui fis observer que tout se découvrirait à la fin, et qu’il serait forcé de confesser l’origine de sa noblesse et la modicité de sa fortune. « Laisse-moi faire, répondit-il ; le baron est assez riche pour permettre à sa fille un mariage d’amour. Dorothée m’aime, j’en suis sûr ; elle me l’a dit. Quand les parents sauront que je suis nécessaire au bonheur de leur fille, ils passeront sur bien des choses. Du reste, je ne tromperai personne, et ils sauront tout avant le mariage. »
Il ne courtisait pas publiquement Mlle de Stock, mais il la voyait tous les soirs dans le monde. Leur liaison, pour être un peu contrainte, n’avait que plus de charmes. Les petits obstacles, la surveillance que tous exercent sur tous, le respect des convenances, la nécessité de feindre, ajoutent je ne sais quoi de tendre et de mystérieux à ces amours qui cheminent, de salon en salon, jusqu’à la porte de l’église. La contrainte est une puissance merveilleuse qui double les jouissances du cœur comme les forces de l’esprit. Ce qui fait qu’une pensée est plus belle en vers qu’en prose, c’est la contrainte. Léonce et Dorothée s’écrivaient tous les jours, en vers et en prose, et c’était plaisir de les voir échanger leurs billets, à l’abri d’un mouchoir ou à l’ombre d’un éventail. La baronne s’amusait de ces petits manèges : elle avait lâché la bride au cœur de sa fille ; elle lui permettait d’aimer M. de Baÿ.
Dans les derniers jours de février, Léonce prit son courage à deux mains : il fit sa demande. M. et Mme de Stock, avertis par Dorothée, le reçurent en audience solennelle.
« Monsieur le baron, madame la baronne, dit-il, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille. Pour ne vous rien laisser ignorer sur mon nom et ma fortune… »
Le baron l’interrompit par un geste seigneurial : « Arrêtez-vous ici, monsieur le marquis, je vous en supplie. Tout Paris vous connaît, et ma fille vous aime : je ne veux rien savoir de plus. Votre nom fût-il obscur, votre père eût-il mangé sa fortune, je vous dirais encore : Dorothée est à vous. »
Il embrassa Léonce, et la baronne lui donna sa main à b****r. « Vous ne connaissez pas, dit la baronne, notre romanesque Allemagne. Voilà comme nous sommes tous… du moins, dans la haute classe. »
Au milieu de la joie la plus folle, Léonce sentit au fond de lui comme une révolte d’honnêteté. « Je ne peux pas tromper ces braves gens, se dit-il, et je serais un fripon si j’abusais de leur bonne foi. » Il reprit tout haut : « Monsieur le baron, la noble confiance que vous me témoignez m’oblige à vous donner quelques détails sur…
– Monsieur le marquis, vous m’affligeriez sérieusement en insistant davantage. Je croirais que vous ne vous obstinez à me donner ces renseignements que pour m’obliger à fournir les preuves de mon rang et de ma fortune. »
La baronne appuya ces mots d’un geste amical qui voulait dire : « N’insistez pas, il est susceptible. »
« Allons, pensa Léonce, c’est partie remise : Nous nous expliquerons, bon gré, mal gré, le jour du contrat. »
Mais le baron ne voulut pas entendre parler de contrat.
« Entre gentilshommes, dit-il, ces engagements, ces signatures, ces garanties sont des précautions humiliantes. Aimez-vous Dorothée ? Oui. Vous aime-t-elle ? J’en suis certain. Alors à quoi bon mettre un notaire entre vous ! Je m’imagine que votre amour se passera bien de papier timbré.
– Cependant, monsieur, si l’on vous avait trompé sur ma situation !
– Mais, terrible enfant, on ne m’a pas trompé : on ne m’a rien dit. Je ne sais rien de vous, sinon que vous plaisez à ma fille, à ma femme, à moi et à tout l’univers. Je ne veux rien savoir de plus. Est-ce que j’ai besoin de votre argent ? Si vous êtes riche, tant mieux. Si vous êtes pauvre, tant pis. Dites-en autant de moi, nous serons quittes. Tenez, voici qui va mettre votre conscience en repos : vous n’avez rien, ma fille n’a rien : vous vous appelez Léonce, elle s’appelle Dorothée, et je vous donne ma bénédiction paternelle. Êtes-vous content ? »
Léonce pleurait de joie. On fit entrer Dorothée.
« Venez, ma fille, dit la baronne, venez dire au marquis que vous n’épousez ni son nom ni sa fortune, mais sa personne.
– Cher Léonce, dit Dorothée, je vous aime follement ! »
Elle ne mentait pas d’une syllabe.
Léonce se maria au mois de mars. Il était temps : la corbeille dévora le dernier billet de mille francs. Je ne servis pas de témoin pour cette fois : les témoins étaient des personnages. Mathieu ne put venir à Paris ; il attendait les couches de sa femme. Il m’avait chargé de lui rendre compte de la fête, et je remplis avec bonheur ma tâche d’historiographe. Dorothée, dans sa robe blanche de velours épinglé, eut un succès d’adoration. On l’appelait le petit ange brun. Après la cérémonie, un dîner de quarante couverts fut servi chez le baron, et Léonce me fit l’amitié de m’y inviter. Il me présenta à sa femme au sortir de table :
« Ma chère Dorothée, lui dit-il, c’est un de mes vieux camarades, qui sera un jour ou l’autre le professeur de nos enfants. J’espère que vous lui ferez toujours bon accueil ; les meilleurs amis ne sont pas les plus brillants, mais les plus solides.
– Monsieur le professeur, dit la belle Dorothée, vous serez toujours le bienvenu chez nous. Je souhaite que Léonce m’apporte en mariage tous ses amis. Savez-vous l’allemand ?
– Non, madame, à ma grande honte. Je regretterai toujours de ne pouvoir lire, dans le texte, Hermann et Dorothée.
– La perte n’est pas grande, croyez-moi. Une pastorale emphatique ; un air de flageolet joué sur l’ophicléide. Vous avez mieux que cela en France. Aimez-vous Balzac ? C’est mon homme. »