III
Léonce passa l’été à Vichy et revint au mois d’octobre. Il ramena un grand domestique blond et un magnifique cheval noir. C’était l’héritage d’un Anglais mort du spleen entre deux verres d’eau. Il me fit annoncer son retour par le superbe Jack, dont la livrée gris de souris excita mon admiration. Jack portait sur ses boutons les armes des Baÿ, sans me payer de droits d’auteur.
Le plus beau de mes amis me reçut dans un appartement empreint d’une coquetterie mâle. On n’y voyait aucun de ces brimborions qui trahissent les attentions d’une femme : pas même une chaise de tapisserie ! Le meuble de la salle à manger était en chêne. Le salon, de satin ponceau, avait un air décent, riche et confortable. Le cabinet de travail était plein de dignité : vous auriez dit le sanctuaire d’un auteur qui écrit l’histoire des Croisades. Dans la chambre à coucher, on voyait une énorme tapisserie représentant la clémence d’Alexandre, une table de toilette en marbre blanc, un magnifique nécessaire étalé dans l’ordre le plus parfait, quatre fauteuils de moquette, et un lit à colonnes, lit monastique, large de trois pieds tout au plus.
La décoration ne donnait aucun démenti aux assurances de l’ameublement. Dans le salon, des paysages, une esquisse de Corot, quelques études signées Français, Villevieille, Varennes, Lambinet. Dans la salle à manger, un tableau de chasse par Mélin, quelques volailles par Couturier, une nature morte d’après Philippe Rousseau. Dans le cabinet, un trophée d’armes, de cannes et de cravaches, et quatre grands passe-partout remplis de gravures à l’eau-forte qui auraient pu figurer chez le farouche Hippolyte : des Paul Huet, des Bracquemond, de Méryon. Dans la chambre à coucher, cinq ou six portraits de famille achetés d’occasion chez les brocanteurs de la rue Jacob. Les meubles, les tableaux, les gravures et les livres de la bibliothèque, triés avec un soin scrupuleux, chantaient à l’unisson les louanges de Léonce. Les belles-mères pouvaient venir !
Mon premier soin en entrant fut de chercher les cigares, mais Léonce ne fumait plus. Il savait que le cigare, qui unit les hommes entre eux, n’a pas la vertu d’arranger les Mariages, et que le tabac offense également les femmes et les abeilles, créatures ailées. Il me raconta sa campagne d’été, et me montra triomphalement vingt-cinq ou trente cartes de visite qui représentaient autant d’invitations pour l’hiver.
« Lis tous ces noms, me dit-il, et tu verras si j’ai jeté ma poudre aux moineaux ! »
Je m’étonnai de ne voir que des noms de la Chaussée-d’Antin. « Pourquoi cette préférence ? Les héros de Balzac allaient au faubourg Saint-Germain.
– Ils avaient leurs raisons, dit Léonce ; moi j’ai les miennes pour n’y pas aller. À la Chaussée-d’Antin, mon nom et mon titre peuvent me servir ; ils me nuiraient peut-être au faubourg Saint-Germain. Annonce un marquis dans un salon de la rue Laffitte, cinquante personnes regarderont la porte. Rue de l’Université, personne ne lèvera les yeux. Les valets eux-mêmes y sont blasés sur les marquis. Et puis, tous ces nobles de vieille date se connaissent et s’entendent : ils sauraient bientôt que je ne suis pas des leurs. On ne demanderait pas à voir mes parchemins, mais on se dirait à l’oreille qu’on ne les a jamais vus. Mon marquisat serait éventé, et l’on m’enverrait chercher fortune ailleurs. Du reste, les grandes fortunes sont rares dans ce noble faubourg. Je me suis informé : il y en a cent ou cent cinquante, si vieilles que tout le monde en a entendu parler ; si claires, si évidentes, si bien établies au soleil, que tout le monde en a envie : de là, vingt prétendants autour d’une héritière. J’aurais beau jeu à faire le vingt et unième ! On ne m’y prendra pas. Regarde la Chaussée-d’Antin : quelle différence ! Dans le salon du moindre banquier ou du plus modeste agent de change, tu vois danser dans le même quadrille une douzaine de fortunes colossales ignorées du public, et qui ne se connaissent pas entre elles. Celle-ci date de vingt ans, celle-là d’hier. L’une sort d’une raffinerie d’Auteuil, l’autre d’une usine de Saint-Étienne, l’autre d’une manufacture de Mulhouse ; l’une arrive directement de Manchester, l’autre débarque à peine de Chandernagor. Les étrangers sont tous à la Chaussée-d’Antin ! Dans cette cohue toute retentissante du bruit de l’or, toute scintillante de diamants, on se rencontre, on se connaît, on s’aime, on s’épouse, en moins de temps qu’il n’en faut à une duchesse pour ouvrir sa tabatière. C’est là qu’on sait le prix du temps ; c’est là que les hommes sont vivants, remuants et pressés d’agir comme moi ; c’est là que je jetterai mon filet dans l’eau bruyante et tumultueuse ! »
Il me récita un passage du Lis dans la vallée, qui contenait les règles de sa conduite ; c’est la dernière lettre de Mme de Mortsauf au jeune Vandenesse. Nous relûmes ensuite les conseils d’Henri de Marsay à Paul de Manerville ; puis il demanda le déjeuner, puis il perdit deux heures à sa toilette, deux heures juste, à l’exemple de M. de Marsay.
Je le vis assez souvent, dans le cours de l’hiver, pour remarquer comme il pratiquait les leçons de son maître. S’il est vrai que le travail mérite récompense et que toute peine soit digne de loyer, il lui était dû d’épouser Modeste Mignon, Eugénie Grandet ou Mlle Taillefer. Il se montrait partout aux heures où l’on se montre. Il galopait au bois tous les soirs, aussi exactement que si sa course eût été payée. Il ne manqua aucune première représentation des théâtres de bonne compagnie ; il fut assidu aux Italiens comme s’il eût aimé la musique. Il ne refusa pas une invitation, ne perdit pas un bal, et n’oublia jamais une visite de digestion. En quoi je l’admirais. Sa toilette était exquise, sa chaussure, parfaite, son linge miraculeux. J’avais honte de sortir avec lui, même le dimanche, où nous portions des chemises empesées. Quant à lui, il sortait volontiers avec moi. Il avait loué pour six mois un coupé tout neuf où le carrossier avait peint provisoirement ses armoiries.
Dans le monde, il se recommanda dès l’abord par deux talents qui vont rarement ensemble : il était danseur et causeur. Il dansait le mieux du monde, au point de faire dire qu’il avait de l’esprit jusqu’au bout des pieds. Il avait des jarrets solides, ce qui ne gâte rien, et un bras à porter une valseuse de plomb. Toutes les filles qui dansaient avec lui étaient enchantées d’elles-mêmes, et de lui par conséquent. Les mères, de leur côté, veulent toujours du bien à l’homme qui fait briller leurs filles. Mais lorsque après une valse ou un quadrille il allait s’asseoir au milieu des femmes d’un certain âge, le penchant qu’on avait pour lui se changeait en enthousiasme. Il avait trop de bon goût pour lancer des compliments à la tête des gens, mais il faisait trouver des idées à ses voisines, et les plus sottes devenaient spirituelles au frottement de son esprit. Il se refusait sévèrement les douceurs de la médisance, ne remarquait aucun ridicule, ne relevait aucune sottise et plaisantait sur toutes choses sans jamais blesser personne ; ce qui n’est pas chose facile. Il n’avait aucune opinion sur les matières politiques, ne sachant pas dans quelle famille l’amour pouvait le faire entrer. Il s’observait, se surveillait et s’épiait perpétuellement sans en avoir l’air. Il se disait à lui-même vingt fois par soirée : Ma fille, tenez-vous droite !
Autant il était gracieux devant les femmes, autant il était froid dans ses rapports avec les hommes. Sa roideur frisait l’impertinence. C’était encore un moyen de faire sa cour à celles dont il attendait tout ; une façon détournée de leur dire : Je ne vis que pour vous seules. Le s**e faible est sensible aux hommages des forts, et c’est double plaisir de faire courber une tête orgueilleuse. Sa superbe était trop affectée pour passer inaperçue : elle lui attira des querelles. Il se battit trois fois et corrigea ses adversaires galamment, du bout de l’épée : le plus malade des trois fut quinze jours au lit. Le monde sut gré à Léonce de sa modération comme de sa bravoure, et l’on reconnut en lui un beau joueur qui prodiguait sa vie en ménageant celle des autres.
C’était, au reste, le seul jeu qu’il se permit. Quand la lettre de Mme de Mortsauf ne l’aurait pas prémuni contre les cartes, il s’en serait défendu de lui-même, dans l’intérêt de sa réputation et de ses finances. Il jetait l’argent à pleines mains, mais à bon escient. Il ne refusait ni un billet de concert, ni un billet de loterie ; nul citoyen des salons de Paris ne payait plus largement ses contributions. Il savait, à l’occasion, vider son porte-monnaie dans la bourse d’une quêteuse ou s’inscrire pour vingt louis sur le carnet d’une dame de charité. Il dépensait beaucoup pour la montre et fort peu pour le plaisir, comptant pour inutile tout déboursé fait sans témoins. C’est en cela surtout qu’il se distinguait de ses modèles, les Rubempré et les de Marsay, hommes de joie et grands viveurs. Il ne faisait pas de dettes, il n’avait pas de maîtresses ; il évitait tout ce qui pouvait l’arrêter dans sa course. Il voulait arriver sans retard et sans reproche : c’est la grâce que je vous souhaite.
Malgré de si louables efforts, il dépensa trois mois d’hiver et 35 000 francs d’argent, sans trouver ce qu’il cherchait. Peut-être manquait-il un peu de souplesse. Je l’aurais voulu plus moelleux. À l’étudier de près, on découvrait un bout d’oreille bretonne qui pouvait effaroucher le mariage. Il était trop agité, trop nerveux, trop tendu. C’était une machine supérieurement montée, mais on entendait le bruit des roues. Une femme de trente ans aurait pu lui donner le supplément de manières qui lui manquait ; et, si j’en crois la renommée, il avait des professeurs à choisir ; mais son plan était tracé, et il n’accepta les leçons de personne.
Quand je lui fis ma visite de nouvel an, il passa en revue les trois mois qui venaient de s’écouler. Il n’avait encore trouvé que des partis inaccessibles : une veuve légère et légèrement ruinée ; une princesse russe plus riche, mais suivie de trois enfants d’un premier lit ; et la fille d’un spéculateur taré.
« Je n’y puis rien comprendre, me dit-il avec une certaine amertume. J’ai des amis et point d’ennemis ; je connais tout Paris et je suis connu ; je vais partout, je plais partout ; je suis lancé, je suis même posé, et je n’arrive à rien ! Je marche droit à mon but, sans m’arrêter en route : on dirait que le but recule devant moi. Si je cherchais l’impossible, on s’expliquerait cela ; mais qu’est-ce que je demande ? Une femme de mon milieu, qui m’aime pour moi. Ce n’est pas chose surnaturelle ! Mathieu a trouvé dans son monde ce que je poursuis vainement dans le mien. Cependant je vaux bien Mathieu.
– Au physique, du moins. As-tu de leurs nouvelles ?
– Pas souvent : les heureux sont égoïstes. Le licencié améliore ses terres ; il met de la marne, il sème du sarrasin, il plante des arbres : des niaiseries ! Sa femme va aussi bien que le comporte son état. On espère l’avènement de Mathieu II pour le mois d’avril : il n’y a pas de temps perdu.
– Je ne te demande pas si l’on s’aime toujours.
– Comme dans l’arche de Noé. Papa et maman sont à genoux devant leur belle-fille. Mme Bourgade a bien pris : il paraît que c’est décidément une femme distinguée : tout ce monde s’occupe, s’amuse et s’adore : ils ont du bonheur !
– Tu n’as jamais eu la velléité d’aller les rejoindre avec le restant de tes écus ?
– Ma foi, non ! J’aime mieux mes ennuis que leurs plaisirs. Et puis, il n’est pas encore temps d’aller me cacher. »
En effet, huit jours après, il arriva tout radieux au parloir de l’école.
« Brr ! fit-il, on n’a pas chaud ici.
– Quinze degrés, mon cher, c’est le règlement.
– Le règlement n’est pas si frileux que moi, et j’ai bien fait de me laisser refuser, d’autant plus que je touche à mon but.
– Tu es sur la voie ?
– J’ai trouvé ! »
Léonce avait remarqué la gentillesse et l’élégance d’une toute petite femme, si frêle et si mignonne, que ses perfections devaient être admirées au microscope. Il avait valsé avec elle, et il avait failli la perdre plusieurs fois tant elle était légère et tant on la sentait peu dans la main ; il avait causé, et il était resté sous le charme : elle babillait d’une petite voix de fauvette assez mélodieuse pour faire croire à quelqu’une de ces métamorphoses qu’Ovide a racontées dans ses vers. Cet esprit féminin courait d’un sujet à l’autre avec une volubilité charmante. Ses idées semblaient onduler au caprice de l’air, comme les marabouts qui garnissaient le devant de sa robe. Léonce demanda le nom de cette jeune dame qui ressemblait si bien à un oiseau-mouche : il apprit qu’elle n’était ni femme ni veuve, malgré les apparences, et qu’elle s’appelait Mlle de Stock. Le monde lui donnait vingt-cinq ans et une grande fortune. Sur ces renseignements, Léonce se mit à l’aimer.
Chez les peuples civilisés, les naturalistes reconnaissent deux variétés d’amour honnête : l’un est une plante sauvage qui se sème spontanément dans les cœurs, qui se développe sans culture, qui jette ses racines jusqu’au plus profond de notre être, qui résiste au vent et à la pluie, à la grêle et à la gelée, qui repousse si on l’arrache, et qui emprunte à la nature une vigueur et une ténacité invincibles ; l’autre est une plante de jardin que nous cultivons nous-mêmes, soit pour ses fleurs, soit pour ses fruits : tantôt c’est une mère qui la sème dans l’âme de sa fille pour la préparer insensiblement à un brillant mariage ; tantôt on voit deux familles désireuses de s’unir par un lien étroit, sarcler et arroser dans le cœur de leurs enfants une petite passion potagère ; quelquefois un jeune ambitieux, comme Léonce, s’applique à développer en lui les germes d’un amour qui promet des fruits d’or. Cette variété, plus commune que la première, se cultive en plates-b****s dans les salons de Paris ; mais, comme toutes les plantes de jardin, elle est délicate, elle exige des soins, elle résiste rarement au froid et jamais à la misère.