CHAPITRE IIAdrienneAlfred des Forts, ce jour-là, quitta la caserne à cinq heures et courut à la chambre qu’il avait en ville, rue Clocheville, pour y goûter les douceurs d’un tub réconfortant. Il alluma le petit poêle à pétrole qu’il s’était procuré et put se croire un moment rendu à la vie civile qu’il avait tant prisée. L’eau chaude que son hôtesse lui monta, le rude frottement des serviettes-éponges sur ses membres lavés, le maniement de ses objets de toilette le libérèrent un moment des habitudes nouvelles déjà prises et quand, enveloppé de son peignoir, il se surprit dans son grand fauteuil d’osier occupé à soigner ses ongles selon les rites que lui avait enseignés sa sœur, il eut peine à croire qu’il était fantassin de 2e classe au Xe de ligne. La sollicitude d’Henriette l’avait suivi jusque-là, avait pourvu sa valise des ustensiles les plus minutieux et il sourit avec reconnaissance en admirant en bel ordre dans un placard les bouteilles de liqueur domestiques (et notamment le brou de noix où elle excellait), que la jeune fille lui avait imposées au départ ; même ses yeux s’attendrirent en reconnaissant le petit gobelet d’argent dont il se servait depuis son enfance.
Après cet hommage rendu au souvenir et à la tendresse, il reprit l’uniforme et contempla dans la glace le pioupiou qu’il était devenu.
Ce guerrier était d’assez bonne mine.
Il avait la moustache fine, les yeux clairs et le teint chaud ; on sentait ce visage nourri de plein air, animé de santé, réglé par l’exercice salubre et calme, par l’absence d’inquiétudes et de passion. La génération dont il était n’avait pas connu les doutes, les espoirs, les souffrances de celle que son père représentait ; rarement Alfred s’était demandé le pourquoi des choses ; il trouvait la vie simple et la croyait bonne.
L’esprit humain avait sauté plus qu’un siècle entre le père et l’enfant, parce que M. Lambert des Forts, marié tard, n’établissait d’intervalle entre le XVIIIe siècle et lui que par son père, philosophe royaliste et voltairien né en 1795.
Alfred éteignit son pétrole qui soudain remplit la pièce de l’odeur la plus puante et sortit pour aller voir les Perdrigon.
Il sonna à la porte d’un petit hôtel de briques rouges qui avait un peu l’aspect des maisons des villes du Nord ; mais l’entrée corrigeait cette impression ; elle était large, lumineuse, s’ouvrant sur une grande galerie tapissée de ce rouge confortable à l’œil que le second Empire, si maladroit parfois dans l’art décoratif, sut du moins comprendre et utiliser.
Au bout de la galerie on voyait les arbres d’un parc qui eut paru vaste et beau un jour d’été, mais ne se dénonçait qu’à la clarté d’un ciel où la lune commençait à répandre sa poudre blanche. Le vieux domestique qui avait ouvert la porte parut s’étonner d’abord du costume de ce visiteur, comme s’il n’eût pas prévu la présence de régiments dans la ville. Il se dirigea vers le fond, souleva une tapisserie et dit doucement, timidement, – il semblait s’attendre à une réprimande :
– Madame, c’est un soldat.
La draperie en s’écartant laissait arriver au jeune homme un bruit qu’il avait déjà perçu mais moins nettement. C’étaient des voix de femmes, des rires de jeunes filles, une animation heureuse et bourdonnante que l’annonce du domestique coupa net. Il tomba aussitôt un silence qui parut éternel au « fantassin » arrêté au seuil de la maison. Puis quelqu’un parla :
– Demandez-lui ce qu’il veut, ou plutôt faites-le entrer.
Cela équivalait à une permission abrégeant une attente gênante, et Alfred parut sous la portière. Il vit d’abord une pièce dont les hautes plantes vertes semblaient faire la décoration principale. Jaillis de partout, les phœnix posés dans les angles sur des colonnes cannelées, les palmiers étendant leurs rameaux au-dessus des bacs en bois décorés d’étoiles, les caoutchoucs laissant tomber leurs larges feuilles raides vernies, donnaient un air de serre à deux salons, réunis par une large baie et chauffés exagérément par un calorifère.
Des dames, les unes raides et austères, les autres affectant des poses plus évaltonnées étaient assises dans le cercle traditionnel que la maîtresse de la maison s’ingéniait à rompre mais qui se reformait irrésistiblement après chaque départ ou chaque nouvelle arrivée.
Dans l’autre pièce dont un window donnait sur la pelouse entourée d’arbres qu’Alfred avait, en entrant, aperçus, un buffet rassemblait des assiettes de gâteaux et de petits fours autour d’un somptueux samovar d’argent et de toutes les pièces que nécessite la préparation du thé. Là des jeunes filles goûtaient en caquetant et en fusant des rires, mais leur gaîté s’était interrompue et devenait une curiosité qui faisait fusiller des yeux le soldat un peu interdit malgré son aisance.
Une dame s’était levée de l’angle de cheminée où la tradition la faisait s’asseoir et s’avançait vers le jeune homme avec, sur les lèvres, un sourire indécis d’accueil et d’interrogation. Il prévint la question et se nomma.
– Oh, Monsieur des Forts… Comme je suis heureuse de vous voir… Vous êtes donc ici ? Comment va votre cher père ?
Elle se tournait vers le coin des jeunes filles, appelait :
– Adrienne, viens. Monsieur est le frère de ton amie Henriette, le fils de M. Lambert des Forts que ton grand-père aimait tant.
Adrienne un peu maussade, en enfant qu’on arrache à son plaisir, mais croyant n’en laisser rien paraître, se détacha de son groupe et le soldat vit alors l’original du portrait que lui avait tracé sa sœur.
Comme les bons portraits, celui-ci ne comportait aucune ressemblance ; Alfred eut la naïveté de s’en étonner. C’était une jeune fille d’apparence frôle, de physionomie un peu neutre, de maintien prudent qui lui tendait la main sans presque le regarder et s’informait d’Henriette sans paraître s’intéresser à la réponse. Mais Mme Perdrigon multipliait les questions et accumulait les souvenirs pour bien prouver à la réunion que l’hôte n’était pas négligeable ; elle avait dû reprendre le tricot dont elle s’occupait à croiser les laines et revenait à sa place après avoir au passage, donné un conseil à la jolie petite Mme Lagrange-Duthieu, empêtrée dans la confection d’un passe-montagne.
Elle dut dire :
– Allez, Monsieur des Forts, allez rejoindre ces demoiselles ; je suis sûre qu’elles meurent d’envie de savoir comment on vous traite au dépôt du Xe.
Le jeune homme, maudissant en lui-même la corvée imposée par la fantaisie d’Henriette, dut aborder la redoutable petite troupe féminine qui, le goûter fini, s’était remise à l’ouvrage et piquait de bon cœur des b****s ou coupait des toiles de chemises.
– Prendrez-vous une tasse de thé, Monsieur des Forts ? dit tout de suite Adrienne en voyant venir l’intrus.
Il voulut être drôle et déclara :
– Volontiers, Mademoiselle, cela me changera un peu du Champoreau.
Leur rire éclata et la glace fut rompue.
– Qu’est-ce que c’est qu’un champoreau ?
Le thème était facile pour les amuser ; il ne fallait qu’énumérer les ressources de la cantine, détailler les menus, raconter les camaraderies en chargeant quelques ridicules et finir par un couplet de confiance et de patriotisme ; le succès d’Alfred fut complet, et ce mot qui classe un homme dans l’esprit des femmes et le sacre définitivement courut :
– Il est charmant, qui est-ce ?
Alfred, deux ou trois fois, surprit les regards d’Adrienne fixés sur lui avec un plaisir naïf ; alors il reconnut les yeux que la lettre d’Henriette lui avait décrits et cela suffit à le rendre joyeux pendant qu’après sa visite, il arpentait le boulevard Heurteloup vers l’hôtel où il avait coutume de dîner.
Lucien Delarbre l’y attendait ; leur table à deux places seulement, parée d’un mince bouquet, éclairée de flambeaux électriques, n’offrait qu’un rapport lointain avec la salle enfumée de la cantine ; ils s’assirent et des Forts poussa un soupir de satisfaction, pendant que Lucien, au contraire, s’emportait contre un détail de service négligé. Mais le chasseur se rasséréna en écoutant le récit de la visite que son compagnon venait de faire.
– Vous connaissez les Perdrigon ? Il paraît que ce sont des gens très bien. Vous devriez m’y mener la première fois que vous irez.
– Je serai enchanté de vous présenter ; je demanderai d’abord la permission à Mme Perdrigon.
L’autre ne comprit pas la leçon, car il était absorbé par le souci d’une communication difficile.
– Mon cher Alfred, j’ai oublié de vous faire part d’une modification que nous avons dû introduire dans la façon de prononcer notre nom ; nous avons retrouvé… une personne que nous avions chargée de recherches dans nos papiers de famille… a découvert que… enfin il paraît que nous avions le droit autrefois de nous appeler de Larbre.
– Mais vous l’avez toujours, je pense.
– Non, vous ne comprenez pas, de Larbre en deux mots, de Larbre particule. Alors, nous aurions bien tort, n’est-ce pas ?…
– Ainsi, quand je vous présenterai… ?
– Il suffit de dire : de Larbre, avec un petit arrêt, une nuance.
– Une suspension.
– C’est cela. Vous me ferez plaisir.
– Comment donc… Tout ce que vous voudrez.
– Cela sera plus agréable pour Mme Perdrigon qui a de si belles relations et même pour vous.
– En somme, c’est pour moi que vous faites cela et je dois vous en remercier.
L’autre ne comprit toujours pas ou ne voulut pas comprendre l’ironie et leur repas s’acheva paisiblement.
Cependant, un autre dîner moins piquant venait de se terminer aussi, celui d’Adrienne en face de sa mère. Elles causaient dans le petit boudoir où la flamme claire du bois dansait entre le cuivre bien astiqué des chenets.
– Qu’est-ce que c’est que ce jeune homme qui est venu aujourd’hui ? demandait Adrienne, tisonnant des braises d’un air indifférent.
– C’est le frère de ton amie Henriette des Forts, qui a été avec toi chez les dames de la Vierge.
– Oui, je sais bien. Mais qu’est-ce que c’est que ces des Forts ?
– Une bonne famille du Quercy ; M. Lambert des Forts, le père, vit presque toute l’année avec sa fille dans son petit château de la Mazurie. Moi, je ne le connais pas, on le dit très sauvage et un peu misanthrope. Ils ne sont pas très riches, mais ils ont de quoi vivre.
– Il est gentil et bien élevé.
– Son père voulait, je crois, le mettre dans les Eaux et Forêts quand la guerre est arrivée.
– Quelles nouvelles de la guerre aujourd’hui, maman ?
– Toujours les mêmes, mon enfant, rien ne change pour nos pauvres soldats.
La pluie fouetta les vitres d’une criblure pressée et les deux femmes tressaillirent. Un coup de sonnette au dehors cinglait le silence retombé.
– Qui peut venir par un temps pareil ?
Un rapide colloque de voix alternait dans la galerie et la porte enfin s’ouvrit…
Une femme entra, laissant entre les mains du serviteur, un manteau de caoutchouc ruisselant d’eau. Des cris l’accueillirent :
– Comment ! Juliette, quel bonheur !… Qu’êtes-vous devenue ?
Adrienne embrassait, heureuse, son ancienne institutrice et Mme Perdrigon demanda :
– Nous n’avons pas de vos nouvelles depuis six mois. Nous ne savions que penser. Mais vous devez être trempée, ma petite Juliette, approchez-vous du feu. Vous n’avez besoin de rien ?
– Si vous permettez, chère Madame, j’aurai très besoin de quelque chose.
– Dites vite.
– De dîner. J’arrive de Bâle et je n’ai trouvé çà et là que quelques sandwichs dans les gares. J’ai voulu courir ici tout de suite.
– Vous avez eu joliment raison ; Adrienne, donne des ordres.
En quelques minutes, une table était servie devant le feu et la jeune fille, bondissante, s’occupait de son amie, assise ensuite les mains sur les genoux, les yeux brillants de joie et de curiosité, elle attendit :
– Mangez, mangez, disait la mère, vous nous raconterez plus tard.
Sa faim était belle, mais vite apaisée. Après le bon consommé chaud, la voyageuse parlait déjà :
– Vous savez que je voulais voir la Russie et que j’étais partie avec la Comtesse Repnine.
– Oui, vous nous avez écrit cela et que vous vous plaisiez beaucoup chez eux… avec Mlle Natascha.
– Pas autant qu’avec vous, chérie, mais puisque votre éducation était finie et que je voulais voir du pays… Hélas… je n’en ai vu que trop…
– Dites, je grille, vous savez…
– Eh bien, en allant à Moscou, nous avons passé par Karlsbad où la Comtesse voulait faire une cure d’amaigrissement. Nous sommes descendus au Grand-Hôtel et ces deux dames ont commencé à suivre leur régime, car les eaux ont, paraît-il, la propriété d’engraisser comme de faire maigrir, et Natascha avait vraiment besoin de rattraper pour elle les quelques kilos que sa mère allait perdre.
– Comme si on pouvait jamais être trop maigre, soupirait Adrienne, les yeux au ciel.
– Moi, je restais dans le juste milieu ; c’est mon rôle… Et je fis bien ; au bout de quinze jours, Mme Repnine accusait trois bonnes livres de plus à la balance et Natascha s’était encore effilée de quelques grammes. Elles étaient toutes deux assez déconcertées ; mais je l’étais bien plus qu’elles. Dans les salons de l’hôtel, dans les couloirs du bain, aux promenades, aux concerts, je voyais de singulières physionomies et j’entendais des propos inquiétants. On eût dit que nous étions au milieu de conspirateurs, une conspiration dont tout le monde aurait été, excepté nous. Moi, je n’étais occupée que de cet odieux procès en France ; je courais après tous nos journaux, quand un jour, vers le 27 ou 28 juillet, je vois les figures de tous changer, s’épanouir, une fièvre de folie insolente, arrogante, semblait les emporter. Chez les femmes, c’était un attendrissement bête ou triomphant ; chez les hommes, cela se traduisait par de la brutalité et de la goujaterie. C’était la guerre. Dès le premier jour, un agent de police vint nous demander nos papiers et nous consigner dans nos chambres. Personne ne pouvait y pénétrer, qu’une bonne hostile, qui nous apportait à manger, mais une nourriture maigre et mauvaise, subitement redevenue allemande. En un clin d’œil, le Palace s’était transformé en prison.
– Je serais morte de peur.
– Non, ma chérie, on ne meurt pas de peur, on vit avec. Enfin, au bout de huit jours, on vient nous dire, – et de quel ton, – que la France et la Russie ont déclaré la guerre à l’Allemagne, qu’en conséquence, nous sommes prisonnières ; et qu’on va nous conduire à Berlin. En même temps, on nous annonçait que l’Angleterre était contre nous, et que le Kaiser serait à Paris dans quinze jours.
… C’est avec ces agréables nouvelles que nous avons été embarquées dans un train qui a mis deux jours à nous amener dans la capitale allemande. Nous croisions, à tous moments, des convois bondés de soldats qui semblaient partir pour une fête.
Mme Perdrigon serra affectueusement la main de l’amie.
– Comme vous avez dû souffrir…
– Arrivées à Berlin, nous n’avons pas été trop maltraitées ; on nous a internées dans un hôtel qui était sous la surveillance de la police et on nous a laissées libres, avec la seule obligation de nous présenter tous les jours à la Kommandatur. Le peuple allemand semblait ivre. Tous les jours on annonçait une victoire, c’était Belfort pris, Nancy pris. Paris pris. Ce jour-là, on a promené dans les rues, un immense aigle à deux têtes traînant derrière lui, un malheureux petit coq qui représentait la France, cela au milieu d’un horrible charivari de musique d’où se détachait la marche funèbre de Chopin que je ne pourrai jamais plus entendre de ma vie.
Adrienne se jetait à son cou :
– Ma pauvre chérie…
– Ce que j’ai vu de mes yeux, et ce que personne n’a dit en France, c’est, sur une des places de la ville, un grand carré entouré de drapeaux où l’on devait placer la Tour Eiffel, quand les soldats l’auraient rapportée de Paris comme souvenir…
Puis, peu à peu, cet enthousiasme s’est calmé, la joie s’est un peu ternie, le Gouvernement a fait dire qu’il valait mieux réserver pour plus tard les pavoisements dont on couvrait les murs ; ils ont disparu un à un et… et nous n’avons plus ou de pains mollets, de « kifles » pour notre déjeuner du matin.
Le bruit a couru que l’armée allemande était bien entrée dans Paris, mais qu’elle avait dû en ressortir parce que la ville était en proie à l’anarchie, que le Président Poincaré avait été assassiné et qu’il y régnait une épidémie terrible ; on avait campé les troupes sur les hauteurs de Saint-Germain et de Versailles pour les faire échapper à cette contagion et à ces désordres.
Nous devinions bien qu’il y avait beaucoup de mensonges là-dessous, mais à la fin nous étions impressionnées tout de même, surtout la Comtesse dont le mari est militaire.
Un beau jour, l’ordre arrive de nous mettre en liberté ; cette liberté consistait à nous fourrer dans un wagon cadenassé, aux volets pleins, qui nous a cahotés pendant vingt-quatre heures avec des arrêts interminables, sans savoir où nous allions. Nous avons subi le froid, la faim, la soif, mais ce n’était rien auprès des souffrances morales que moi, Française, j’endurais ; songez donc… J’allais retrouver ma patrie envahie, perdue, livrée à l’ennemi et aux émeutes, à jamais ruinée et vaincue.
Enfin, nous sentons que le train entre et s’arrête dans une grande gare, nous en reconnaissons le tapage, l’animation et, tout d’un coup, nous entendons parler français. Quand on vient de passer quatre mois en Allemagne, il vous semble qu’un rayon de soleil vous entre dans le cerveau. Les portes s’ouvrent. Oh ! l’heureuse bouffée d’air libre…
Nous étions à Bâle.
Je descends, je me précipite vers la petite boutique où se débitent les livres et les journaux ; je prends au hasard. C’est un autre éblouissement. Je lis, je comprends que Paris est indemne, il n’a pas même souffert l’insulte du Barbare, il y a eu une victoire sur la Marne. Une victoire… Quelle éclatante douceur dans ce mot… On parle de la défense des tranchées en Flandre, de la débâcle des Allemands sur l’Yser, de leur retraite.
Il m’a semblé un moment que j’allais devenir folle. Figurez-vous quelqu’un qui sort du cauchemar le plus atroce et qui brusquement s’éveille.
Hélas… plus tard, en poursuivant ma lecture, j’ai senti bien des tristesses, j’ai dû connaître ce sort effroyable de la sublime Belgique, j’ai appris les sacrilèges de Louvain, de Reims, j’ai pu trouver, dans la liste des Tombés au champ d’honneur, des noms de parents, d’amis, mais tout cela, un moment, a disparu devant l’annonce de notre salut, devant l’évidence du mensonge allemand. Mes compagnes respiraient la même joie, car les communiqués venus de Russie disaient les mêmes luttes et les mêmes espoirs. Les journaux volaient, s’échangeaient entre nous.
Toutes ces émotions m’avaient rendue malade et je me suis aussitôt payé quinze jours de lit, admirablement soignée par ces deux dames. Dès que j’ai été un peu remise, j’ai voulu partir et me voilà.
La Comtesse et sa fille restent en Suisse ; il leur est presque matériellement impossible de regagner la Russie. Par où passer ?
– Heureusement, vous, vous avez pu revenir à Tours. Mais cette fois nous vous gardons.
– Je ne sais pas.
– Comment… Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle lubie ? Je suis sûre qu’elle veut encore filer.
– Vous oubliez que j’ai passé mes examens d’infirmière et que je suis de la Croix-Rouge. Mais pardon et vous, Adrienne, il n’y a rien de nouveau ?
– Quoi de nouveau ?
– Quand on demande cela à une jeune fille, on sous-entend toujours : Quelqu’un de nouveau.
– Ce n’est guère le moment de penser au mariage, dit Mme Perdrigon. Non, nous sommes revenues depuis quelques jours de La Roche et nous avons installé ici un ouvroir qui fonctionne deux fois par semaine. C’est, hélas… toute notre contribution à la guerre.
– Je me doute bien qu’elle ne s’est pas bornée là et que vous y avez été généreusement de votre bourse. Mais je vois les yeux de ma petite dormeuse qui se ferment et moi-même j’avoue que je ne serai pas fâchée de m’étendre après ce long voyage.
– Vous allez retrouver votre chambre habituelle, près de celle d’Adrienne. On n’y a rien changé.
Mlle Juliette Lorois dormit toute la nuit et se réveilla au matin pleine de nouvelles énergies : le doux ciel de Touraine qui ressemble tant à celui d’Italie s’éclairait malgré l’hiver. Lavé par l’averse de la veille, il s’étendait d’un bleu léger et profond, d’un bleu si fragile que sa pâleur faisait craindre qu’elle ne s’altérât et ne se ternît ; cette fugacité ajoutait à son charme. L’institutrice le goûta en poignant devant la fenêtre ses cheveux d’un blond un peu gros. Elle n’était pas jolie ; tout ce qui eût dû être finesse dans sa figure ayant été poussé à l’exagération, d’une main de nature discrète, mais sûre.
Les ailes du nez palpitaient, mais épaisses, les lèvres se dessinaient heureusement, mais sur des bords un peu trop forts, de ces bords auxquels la vulgarité des comparaisons a trouvé un nom. Les yeux doux, de bonté, avaient une tendance à saillir. Cependant les dents étaient éclatantes et les joues saines ; l’ensemble inspirait la confiance et la sympathie. Elle n’en voulait pas à la vie ni aux autres d’être pauvre et de vivre avec sa peine ; cette peine, elle avait su l’alléger par l’amitié et son service de dix ans chez les Perdrigon lui paraissait volontaire tant elle l’avait accepté de bon cœur.
Une voix vint la tirer de cette contemplation où elle ne se plaisait guère ; Juliette eut voulu être jolie et savait qu’elle ne l’était pas ; elle aimait mieux en souffrir que chercher à s’en excuser. Adrienne entrait, se jetait à son cou et le reflet injurieux s’effaça.
Rien n’est aimable, pour une jeune fille, comme ces causeries avec l’amie sûre que peut devenir une compagne et une directrice de son esprit ; la mère ne peut avoir tout le secret des confidences, la sœur l’autorité qui les règle et les tempère ; l’amitié intervient ici sous une forme toute spéciale qui peut avoir une influence très bonne ou très mauvaise et que Marcel Prévost a très bien su définir dans son livre des Anges Gardiens. L’influence de Mlle Lorois était bonne, pure et franche comme son cœur qui avait la limpidité des eaux de source.
Les toilettes furent bientôt terminées ; elles sortirent heureuses d’une joie matinale, du temps sec et froid, même de sentir la bise qui faisait frissonner les petites boucles noires de leur jaquette d’astrakan. Elles passèrent devant le Palais de Justice, traversèrent le boulevard Heurteloup et s’engagèrent dans la rue Nationale. À droite et à gauche se succédaient des magasins qu’elles inspectaient d’un coup d’œil rapide, évoluant et discutant les prix affichés. Un souvenir de gourmandise les fit entrer dans l’habituelle pâtisserie pour croquer un gâteau en passant et quand elles en sortirent elles virent devant elles s’ouvrir le large espace des quais plantés de quinconces, le pont sur la Loire, si large et si long qui mène à Saint-Symphorien et, tout au bout, « la tranchée » montant comme un escalier de rêve vers le ciel délicat et tendre.
Tout d’un coup, une sourde exclamation échappa à l’institutrice ; elles venaient de se trouver nez à nez avec un homme qui, sur le même trottoir, s’avançait à l’inverse, haut et marchant raide, les traits un peu massifs, mais adoucis par l’expression mélancolique et sensible des yeux.
Il feinta en reconnaissant Mlle Lorois et peut-être allait passer outre, sans un salut, mais, au vol, la grâce d’Adrienne le surprit et l’arrêta. Il mit son feutre à la main pendant que Juliette s’étonnait :
– Comment, Monsieur le Baron, je vous trouve ici…
– Hélas, Mademoiselle, c’est un pauvre prisonnier qui a l’honneur de vous présenter ses hommages. Comment va la Comtesse Repnine ? A-t-elle pu regagner Pétersbourg ?
– Vous voulez dire Pétrograd. Non, je ne sais rien d’elles deux. J’arrive de Berlin où on nous a retenues prisonnières très longtemps.
– Vraiment…
– Dès que nous avons été libérées, nous nous sommes réfugiées en Suisse où j’ai laissé ces dames et je suis revenue en France auprès de mon ancienne élève, Mlle Adrienne Perdrigon.
Elle ajouta, pour achever la formalité :
– Ma chère enfant, je vous présente le Baron de Merckheim, que nous avons connu à Carlsbad où il se trouvait dans le même hôtel que nous.
– Je suis très honoré, Mademoiselle.
L’accent était très pur, à peine alourdi, avec un peu d’affectation indiquant la difficulté et la lutte ; le salut était presque celui d’un Français, malgré une raideur peut-être voulue.
Adrienne s’écria, plus vite que sa réflexion n’eût consenti :
– Merckheim… Mais j’ai une amie qui s’appelle ainsi ; nous avons été deux ans ensemble aux dames de la Vierge ; Marie de Merckheim.
– C’est ma cousine, Mademoiselle.
– Ah… Alors…
Elle s’arrêta, confuse, n’osant interroger.
Il dut expliquer :
– Notre famille qui est Alsacienne se divise en deux branches ; les parents de Marie ont opté pour la France en 70 ; les miens ont suivi la nouvelle nationalité. C’est ainsi que j’ai l’honneur d’être officier dans l’armée allemande.
Il termina la phrase en manière de défi ; les talons joints instinctivement et, bien qu’en costume civil, revêtit pour un instant l’apparence du barbare germain qu’il voulait être.
Les deux femmes s’éloignèrent après une froide inclinaison de tête.
– Il était constamment avec nous à Carlsbad, expliquait Mlle Lorois ; je crois qu’il était un peu amoureux de Natascha.
– Pauvre fille, voyez-vous si elle l’avait épousé. Mariée à un Allemand… quelle horreur…