CHAPITRE PREMIER - Riette-2

1182 Words
– Là, papa, c’est fait ; nous pouvons partir. Et la machine, cette fois, s’anime et répond à l’impulsion donnée. – Tu étais dans une jolie tenue pour te montrer à ces Delarbre qui sont si poseurs. – Je m’en bats l’œil. – Et moi j’excuse, sans l’approuver, ton expression parce qu’elle n’est pas moderne ; tu la trouveras au XVIIe siècle dans une comédie de Boursault. – Mince de Louis XIV… Comment les Delarbre ont-ils pu conserver une auto et un chauffeur quand ou a réquisitionné tout le pays ? Sauf la pauvre nôtre qui est trop petite. – M. Delarbre s’est fait affecter au ravitaillement ; il est en service commandé. – Oh ! Les embusqués… Au moment où elle va tourner dans la ruelle qui la ramène en pleine campagne, un roulement de tambour retentit ; un homme coiffé d’un képi bat la peau d’âne dans le croisement des rues. – Doucement, Riette, c’est la dépêche. D’autres aussi s’arrêtent, se groupent, écoutent. En phrases non ponctuées, le garde lit les communiqués du gouvernement. Ils se résument en ces mots : Rien de nouveau. On a victorieusement repoussé les attaques de l’ennemi, on a progressé de 500 mètres en Woëvre. – Combien ces cinq cents mètres coûtent-ils de vies humaines, gémit le vieillard, tandis qu’Henriette fait éclater un hymne d’optimisme. La route s’anime, des paysans circulent menant des bœufs ou des ânes ; des chars de f****r s’engagent en vacillant dans les chemins pour être répandus dans les champs emblavés, déjà de petits tas fument, prêts à réchauffer la terre ouverte par le soc des charrues. – Là-bas, pense encore M. des Forts, c’est avec autre chose qu’on engraisse la terre. Et sa pensée erre en Flandre ou en Argonne, sans oser se poser sur son fils qui bientôt partira pour le front. Mais une contraction brusque des doigts d’Henriette sur le volant le réveille et il entend la jeune fille murmurer de sa voix que, cette fois, l’angoisse et la pitié altèrent : – Tiens, des blessés… Des soldats passent deux par deux ou en groupes, l’air déshabitué de n’avoir rien à faire, leur c****e bleue bien propre, délavée par les pluies et la boue, couvrant presque le pantalon rouge. Les uns se soutiennent d’une béquille ou d’une canne, d’autres portent le bras en bandoulière, mais les plus émouvants sont ceux dont le front ou la joue sont bandés d’un linge sous le képi. Ils semblent heureux de vivre, malgré quelques rides de souffrance qui contractent parfois les traits et leur geste de saluer est cordial. Presque tous ces convalescents connaissent Mlle des Forts. Sous le ciel fin, des rayons de soleil se glissent, courent comme une onde sur les terrains, sur les collines, sur les arbres tordus de la route. Ils sont arrivés. – Veux-tu te charger de répondre à Alfred, demande le père, tandis que le vieux Laurent, – le seul homme qui reste à la maison, – pousse l’auto vers le garage. – Oui, papa, je m’y mets tout de suite. Et toi, papa, qu’est-ce que tu vas faire ? – Je vais lire. Henriette écrit. Les caractères qu’elle trace sont larges et hauts d’une belle régularité, d’une impression élégante et nette. On est bien loin aujourd’hui de l’illisible anglaise, si fine et si pâle, chère aux examinateurs pour brevets supérieurs. Mon vieux Frédou, Nous venons de rentrer de Bénillac ; papa se plonge dans de suaves bouquins et moi je consacre ce reste de jour à liquider mes épîtres en retard, mais naturellement, je commence par mon cher frère. Je ne lui dirai jamais assez mon affection et comme nous pensons à lui d’une façon ininterrompue. Nous sommes à Tours plus souvent qu’à la Mazurie et je suis convaincue que je saurais faire « portez arme » rien qu’à force de t’imaginer accomplissant ce glorieux exploit. Papa va aussi bien que possible dès qu’il ne marche pas ; l’appétit est bon, le sommeil de même et son pessimisme s’atténue un peu parce que dans Hérodote il a découvert une ressemblance étonnante entre Xerxès et Guillaume. Or, comme tu sais – ou ne sais pas – que ce fameux tyran a mal fini, papa a repris un peu confiance. Tu sais ce que les choses du passé ont d’influence sur lui. Quelle drôle de chose ; le passé, eh bien, c’est le passé, c’est fini. Une seule chose importe, le présent et l’avenir. Or, l’avenir nous nous en occupons, nous nous en chargeons. Toi, du moins, mon frangin, qui peux faire l’exercice en attendant mieux. Oh ? jamais je n’ai tant ragé de n’être qu’une femme… En attendant je fais mon métier de femme ; je vais à l’ouvroir. Si tu savais la quantité de chaussettes, de cache-nez, de gants, de passe-montagnes que nous avons tricotés, tu serais plein de vénération pour ta sœur. Elle en est digne, car ces séances à l’ouvroir ne sont pas extrêmement rigolotes. Nous sommes présidées par cette vieille Mme Fourcade, – née Duval de Lamare qui a décrété qu’on ne devait pas rire en travaillant pour les soldats. De sorte que tout le monde parle à voix basse, en étouffant les voix ; c’est tout au plus si on ne nous lit pas la vie des saints, comme au réfectoire des couvents. Mon Dieu, j’ai assez les yeux qui me piquent quand je couds des b****s pour panser les blessures. On devrait comprendre qu’il y a du courage à rire en faisant cela, mais voilà, cela n’est pas « convenable », que de sottises on a dites et faites avec ce mot. Nous venons de rencontrer à Bénillac l’auto des Delarbre ; ils ont pu éviter la réquisition sous prétexte qu’elle servait au ravitaillement. J’avais le nez fourré dans le capot pour inspecter mon moteur qui ne marchait pas, et, paraît-il, une assez drôle de dégaine. Papa était un peu vexé que ces grands de la terre m’eussent surpris dans cette occupation servile, moi je m’en moque et je me moque aussi d’eux en dépit de la particule. Oui, mon cher, on écrira désormais de Larbre en deux mots. Cette séparation s’est opérée sans douleur et, en dépit Delarbre… généalogique. Informe de cette particularité le jeune et beau Lucien ; peut-être ne l’a-t-on pas prévenu. À quand le Comtat romain ? Je suis très contente que tu aies raté la Marquise. Elle est très embêtante, mais je te conseille de soigner les Perdrigon. Il y a là un milieu très gai, très bon enfant, sans pose et sans affectation, d’une simplicité rare en province. Adrienne est charmante, quand tu la connaîtras tu diras comme moi. Figure-toi la plus jolie petite tête de chérubin que tu puisses rêver ; des cheveux bouclés et « fous » – comme on dit dans les romans bien écrits, – des yeux d’un bleu qui mériterait de ne pas l’être, tant ils sont pétillants, un nez tourné à l’imprudence (style papa), la bouche un peu grande, découvrant des dents chaotiques qui sont les plus gentilles du monde, foin des mâchoires bien alignées. On en voit assez à la porte des dentistes sur du velours rouge. Un pied, une main, une taille… Enfin un petit délice. J’ai peur que tu n’y laisses ton cœur qui doit être tout entier à la Patrie en ce moment, après nous verrons. Écris-nous plus souvent et dis-nous si tu as besoin d’argent. Depuis que tu habites la noble ville de Tours, je n’ose plus signer Riette parce qu’il paraît que ce diminutif a une signification friande dans ce pays-là. J’en suis réduite à dire qu’elle t’aime de tout son cœur ta petite. HENRIETTE. – Papa, c’est fait ; j’ai écrit à Frédou. Mlle des Forts a une façon spéciale de prononcer ce mot de papa ; sous ses lèvres la sécheresse du pa s’amollit, s’arrondit et on entend une voyelle qui est entre l’a et l’o. Cela part comme un trait, cela est doux comme une caresse. Cette fantaisie labiale n’est pas pour déplaire au vieillard.
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