Chapitre II-2

3020 Words
– Parce qu’elle n’a pas dévalisé ce pauvre diable après sa mort. Beau mérite, vraiment ! s’écria Prébord. Elle est fort riche. – Tiens ! tiens ! dit le financier, si je réclamais les cinq mille francs que j’ai prêtés à ce Polonais chez la marquise ? – Réclamer à qui ? Au commissaire de police ? Et puis, vous n’avez pas de billet, et Golymine doit laisser une flotte de créanciers. S’il ne possédait plus que l’argent qu’il avait sur lui, ils auront peut-être un louis chacun. – Mais, objecta Lolif, rien ne prouve que le comte n’eût que cette somme. Il avait toujours la tenue d’un homme opulent. Il est mort vêtu d’une magnifique pelisse en fourrures. – Vous l’avez vu ! s’écria Simancas, vous êtes sûr qu’il portait sa clisse ? – Très sûr ; je ne l’ai pas vu, mais les agents m’ont renseigné. Le portefeuille aux trente mille francs était dans la poche d’une pelisse à collet de martre zibeline. Le général péruvien n’insista point. Il savait probablement tout ce qu’il voulait savoir. Il se détacha du groupe et s’en alla rejoindre son ami Saint-Galmier qui sortait du salon. Darcy, lui aussi, en savait assez, et il s’éloigna de la cheminée. Le récit de ce drame l’avait jeté dans de grandes perplexités. Il en était presque venu à se reprocher d’avoir causé involontairement la mort d’un homme auquel cependant il ne s’intéressait guère. L’apparition du capitaine Nointel lui fit grand plaisir, car il éprouvait le besoin d’ouvrir son cœur à un ami. Nointel était le sien dans toute la force du terme. Ils s’étaient connus pendant le siège de Paris, Darcy étant attaché volontaire à l’état-major d’un général dont Nointel était officier d’ordonnance. Et, quand on s’est lié au feu, on en a pour la vie. D’ailleurs, l’amitié vit souvent de contrastes, comme l’amour. Or, cet Oreste et ce Pylade n’avaient ni le même caractère, ni les mêmes goûts, ni la même façon d’entendre la vie. Nointel, démissionnaire après la guerre, avait su se créer une existence agréable avec quinze mille francs de revenu. Darcy n’avait su que s’ennuyer en écornant une belle fortune. Nointel n’aimait qu’à bon escient et ne voulait plus rien être après avoir été soldat. Darcy, tout en aimant à tort et à travers, avait des velléités d’ambition. L’un était un sage, l’autre était un fou. D’où il résultait qu’ils ne pouvaient se passer l’un de l’autre. – Mon cher, j’en ai long à t’apprendre, dit Darcy, en conduisant Nointel dans un coin propice aux confidences. – Est-ce que par hasard tu te serais décidé à en finir avec madame d’Orcival ? – C’est fait. – Bah ! depuis quand ? – Depuis ce soir. Mais ce n’est pas tout. Le Polonais qui avait été son amant autrefois s’est pendu chez elle. – Je sais cela. Simancas et Saint-Galmier viennent de me l’apprendre. Je les ai rencontrés dans l’escalier. Est-ce que tu regrettes le Polonais ? – Non, mais vois jusqu’où va ma déveine. Je me rends chez Julia à dix heures, bien résolu à rompre, et j’ai rompu en effet. Pendant que j’étais là, ce Golymine arrive… – Tu le mets à la porte. – Eh ! non, je ne l’avais pas vu. Julia m’a laissé dans le boudoir pendant qu’elle le recevait dans le salon. C’est elle qui l’a mis à la porte… malheureusement, car il lui a joué le tour d’aller se pendre dans la bibliothèque. Je suis parti sans me douter de rien, et c’est ici seulement que je viens d’apprendre ce qui s’est passé. Cet imbécile de Lolif a su l’histoire par hasard, et il l’a racontée à tout le cercle… il la raconte encore. – Sait-il que tu étais chez madame d’Orcival ? – Non, car il n’aurait pas manqué de le dire. Mais on le saura. En admettant même que Julia se taise, sa femme de chambre parlera. – Diable ! c’est fâcheux. Si tu ne t’étais pas mis en tête d’être magistrat, il n’y aurait que demi-mal. Mais ton oncle, le juge, sera furieux. Ça t’apprendra à mieux choisir tes maîtresses. – Il est bien temps de me faire de la morale. C’est un conseil que je te demande, et non pas un sermon. – Eh bien, mon cher, je te conseille de faire à ton oncle des aveux complets. Il sera charmé d’apprendre que tu n’es plus avec Julia, et il se chargera d’empêcher qu’il soit question de toi dans les procès-verbaux. – Tu as raison. J’irai le voir demain. – Et je te conseille aussi de te marier le plus tôt possible. Te voilà guéri pour un temps des belles petites. Mais gare aux rechutes ! Si tu tiens à les éviter, épouse. – Qui ? – Madame Cambry, parbleu ! Il ne tient qu’à toi, à ce qu’on prétend, et tu ne serais pas à plaindre. Elle est veuve, c’est vrai, veuve à vingt-quatre ans ; mais elle est charmante, et elle jouit d’ores et déjà de soixante mille livres de rente. Tu seras parfaitement heureux et tu auras beaucoup d’enfants, comme dans les contes de fées. Je leur apprendrai à monter à cheval… tu donneras d’excellents dîners… auxquels tu m’inviteras… et si tu persistes à vouloir être magistrat, tu deviendras à tout le moins premier président ou procureur général. – Ce serait parfait. Mais il y a un petit inconvénient : c’est que je ne me sens pas la moindre inclination pour la dame. – Alors, Gaston, mon ami, tu aimes ailleurs. – Tu oublies que je viens de quitter Julia. – C’est précisément parce que tu l’as quittée, et quittée sans motif, que je suis sûr de ne pas me tromper sur ton cas. Je te connais, mon garçon. La nature t’a gratifié d’un cœur qui ne s’accommode pas des interrègnes. La place n’est jamais vacante. Voyons ! de qui es-tu amoureux ? Serait-ce de la triomphante marquise de Barancos ? Elle en vaut bien la peine. C’est une veuve aussi, celle-là, mais une veuve dix fois millionnaire. – Je la trouve superbe, mais je ne suis pas plus épris d’elle que je ne le suis de la Vénus de Milo. – C’est donc d’une autre. Je suis sûr de mon diagnostic. – Tu es plus habile que moi, car, en conscience, je ne pourrais pas te jurer que je suis amoureux, ni que je ne le suis pas. Je n’en sais rien moi-même. Il y a, quelque part, une personne qui me plaît beaucoup. Je l’aimerai peut-être, mais je crois que je ne l’aime pas encore. En attendant que le mal se déclare, j’annoncerai demain à mon oncle que je suis décidé à devenir un homme sérieux, et je le prierai de presser ma nomination d’attaché au parquet. Le capitaine n’insista plus. Il poussait l’amitié jusqu’à la discrétion, et il avait compris que Gaston voulait se taire sur ses nouvelles amours. À ce moment, du reste, le tête-à-tête des deux intimes fut interrompu par le grand Prébord et quelques autres qui en avaient assez des bavardages de Lolif, et qui vinrent proposer à Darcy une partie de baccarat. Darcy avait eu le temps de se remettre des émotions que lui avait causées le récit du suicide de Golymine, et il envisageait avec plus de sang-froid les suites que pouvait avoir pour lui cette bizarre aventure. Il se disait qu’après tout, il n’avait rien à se reprocher, et que Julia n’avait pas grand intérêt à le compromettre. Il se proposait, d’ailleurs, de récompenser le silence de la dame en augmentant le chiffre du cadeau d’adieu qu’il lui destinait, et il comptait bien ne pas oublier la femme de chambre. Il était donc à peu près rassuré, et fort des louables résolutions qu’il venait de prendre, l’aspirant magistrat se trouvait assez disposé à tenter encore une fois la fortune avant de renoncer définitivement au jeu. Peut-être aussi n’était-il pas fâché de quitter Nointel pour échapper à une prolongation d’interrogatoire sur ses affaires de cœur. Le capitaine, qui était un Mentor fort indulgent, ne chercha point à retenir son ami, et Gaston suivit les joueurs dans le salon écarté où on célébrait chaque nuit le culte du baccarat. La partie fut chaude, et Darcy eut un bonheur insolent. À trois heures, il gagnait dix mille francs, juste la somme qu’il destinait à madame d’Orcival, et il prit le sage parti de se retirer en emportant cet honnête bénéfice. Quelques combattants avaient déjà déserté le champ de bataille, faute de munitions, entre autres le beau Prébord, qui était parti de très mauvaise humeur. Darcy reçut sans se fâcher les brocards que lui lancèrent les vaincus, et sortit en même temps que M. Simancas qui était revenu assister au combat, après avoir fait un tour sur le boulevard avec son ami Saint-Galmier. Le docteur était allé se coucher, mais le général, affligé de cruelles insomnies, aimait à veiller très tard, et le baccarat était sa distraction favorite. Il n’y jouait pas, mais il prenait un plaisir extrême à suivre le jeu. Nointel rentrait régulièrement chez lui à une heure du matin, et il avait quitté le cercle depuis longtemps, lorsque Gaston descendit l’escalier en compagnie du Péruvien qui le complimentait sur son triomphe. Ce général d’outre-mer ne s’en tint pas là. Par une transition adroite, il en vint à parler de madame d’Orcival, à la plaindre de se trouver mêlée à une affaire désagréable, à plaindre Darcy d’avoir rompu avec une si belle personne, et à blâmer la conduite du Polonais qui avait eu l’indélicatesse de se pendre chez elle. Il en dit tant que Gaston finit par s’apercevoir qu’il cherchait à tirer de lui des renseignements sur le caractère et les habitudes de Julia. Cette prétention lui parut indiscrète, et comme d’ailleurs le personnage lui déplaisait, il coupa court à l’entretien, en prenant congé de M. Simancas dès qu’ils eurent passé la porte de la maison du cercle. Mais l’étranger ne se découragea point. – Vous n’avez pas votre coupé, dit-il après avoir examiné rapidement les voitures qui stationnaient le long du trottoir. Nous demeurons tous les deux dans le quartier des Champs-Élysées, et votre domicile est sur mon chemin. Vous plaît-il que je vous ramène chez vous ? – Je vous remercie, répondit Gaston. Il fait beau, et j’ai envie de marcher. Je vais rentrer à pied. – Hum ! c’est imprudent. On parle beaucoup d’attaques sur la voie publique… Vous portez une somme assez ronde, et vous n’avez pas d’armes, je le parierais. – Pas d’autre que ma canne, mais je ne crois pas aux voleurs de nuit. Bonsoir, monsieur. Et, plantant là le général, Darcy traversa rapidement la chaussée du boulevard pour s’acheminer d’un pas allègre vers la Madeleine. Il habitait rue Montaigne, et il n’était vraiment pas fâché de faire un peu d’exercice avant de se mettre au lit. Le temps était sec et pas trop froid, le trajet n’était pas trop long, juste ce qu’il fallait pour dissiper un léger mal de tête produit par les émotions de la soirée. Quoiqu’il fût très tard, il y avait encore des passants dans les parages du nouvel Opéra, mais plus loin le boulevard était désert. Gaston marchait, sa canne sous son bras, ses deux mains dans les poches de son pardessus, et pensait à toute autre chose qu’aux assommeurs dont les exploits remplissaient les journaux. Il arriva à la Madeleine, sans avoir rencontré âme qui vive ; mais, en traversant la rue Royale, il aperçut un homme et une femme cheminant côte à côte à l’entrée du boulevard Malesherbes. La rencontre n’avait rien d’extraordinaire, mais l’hôtel de madame d’Orcival était au bout de ce boulevard, et un rapprochement bizarre vint à l’esprit de Darcy. L’homme était grand et mince comme Golymine, la femme était à peu près de la même taille que Julia, et elle avait quelque chose de sa tournure. Gaston savait bien que ce n’était qu’une apparence, que Golymine était mort et que Julia ne courait pas les rues à pareille heure. Mais l’idée qui venait de lui passer par la tête fit qu’il accorda une seconde d’attention à ce couple. Il vit alors que la femme cherchait à éviter l’homme qui marchait à côté d’elle, et il comprit qu’il assistait à une de ces petites scènes qui se jouent si souvent dans les rues de Paris : un chercheur de bonnes fortunes abordant une passante qui refuse de l’écouter. Il savait que ces sortes d’aventures ne tirent pas à conséquence et que, neuf fois sur dix, la persécutée finit par s’entendre avec le persécuteur. Il ne se souciait donc pas de venir au secours d’une personne qui ne tenait peut-être pas à être secourue. Cependant, la femme faisait, tantôt droite, tantôt à gauche, des pointes si brusques et si décidées qu’on ne pouvait guère la soupçonner de jouer la comédie de la résistance. Elle cherchait sérieusement à se délivrer d’une poursuite qu’elle n’avait pas encouragée, mais elle n’y réussissait guère. L’homme était tenace. Il serrait de près la pauvre créature, et chaque fois qu’il la rattrapait, après une échappée, il se penchait pour la regarder sous le nez et probablement pour lui dire de grosses galanteries. Darcy était trop Parisien pour se mêler inconsidérément des affaires d’autrui, mais il avait une certaine tendance au don quichottisme, et son tempérament le portait à prendre le parti des faibles. Sceptique à l’endroit des femmes qui circulent seules par la ville à trois heures du matin, il n’était cependant pas homme à souffrir qu’on les violentât sous ses yeux. Au lieu de s’éloigner, il resta sur le trottoir de la rue Royale pour voir comment l’histoire allait finir, et bien décidé à intervenir, s’il en était prié. Il n’attendit pas longtemps. La femme l’aperçut et vint droit à lui, toujours suivie par l’acharné chasseur. Ne doutant plus qu’elle n’eût le dessein de se mettre sous sa protection, Gaston s’avança, et au moment où l’homme passait à portée d’un bec de gaz, il le reconnut. C’était Prébord, le beau Prébord qui se vantait de chercher ses conquêtes exclusivement dans le grand monde, et Darcy eut aussitôt l’idée que l’inconnue n’était pas une simple aventurière, que ce Lovelace brun la connaissait, et qu’il abusait pour la compromettre du hasard d’une rencontre. Cette idée ne fit que l’affermir dans sa résolution de protéger une femme contre les entreprises d’un fat, et il manœuvra de façon à laisser passer la colombe et à barrer le chemin à l’épervier. Il se trouva ainsi nez à nez avec Prébord, qui s’écria : – Comment ! c’est vous, Darcy ! À ce nom, la colombe, qui fuyait à tire-d’aile, s’arrêta court et revint Gaston. – Monsieur, lui dit-elle, ne me quittez pas, je vous en supplie. Quand vous saurez qui je suis, vous ne regretterez pas de m’avoir défendue. La voix était altérée par l’émotion, et pourtant Gaston crut la reconnaître. La figure, cachée sous une épaisse voilette, restait invisible. Mais le moment eût été mal choisi pour chercher pénétrer le mystère dont s’enveloppait la dame ; Darcy devait avant tout se débarrasser de Prébord. – Oui, c’est moi, monsieur, lui dit-il sèchement, et je prends madame sous ma protection. Qu’y trouvez-vous à redire ? – Absolument rien, mon cher, répondit Prébord sans se fâcher. Madame est de vos amies, à ce qu’il paraît. Je ne pouvais pas deviner cela. Maintenant que je le sais, je n’ai nulle envie d’aller sur vos brisées. Je regrette seulement d’avoir perdu mes peines. Vous serez plus heureux que moi, je n’en doute pas, car vous avez toutes les veines. Sur ce, je prie votre charmante compagne d’accepter mes excuses, et je vous souhaite une bonne nuit, ajouta l’impertinent personnage en tournant les talons. L’allusion à la veine acheva d’irriter Darcy. Il allait relever vertement ces propos ironiques, et même courir après le railleur pour lui dire son fait de plus près ; mais l’inconnue passa son bras sous le sien, et murmura ces mots, qui le calmèrent : – Au nom du ciel, monsieur, n’engagez pas une querelle à cause de moi : ce serait me perdre. La voix avait des inflexions douces qui allèrent droit au cœur de Darcy, et il répondit aussitôt : – Vous avez raison, madame. Ce n’est pas ici qu’il convient de dire à ce joli monsieur ce que je pense de lui… et je sais où le retrouver. Je vous ai délivrée de ses obsessions. Que puis-je faire pour vous maintenant ? – Si j’osais, je vous demanderais de m’accompagner jusqu’à la porte de la maison que j’habite… rue de Ponthieu, 97. – Rue de Ponthieu, 97 ! Je ne me trompais donc pas. C’est à mademoiselle Berthe Lestérel que j’ai eu le bonheur de rendre un service. – Quoi ! vous m’aviez reconnue ? – À votre voix. Il est impossible de l’oublier, quand on l’a déjà entendue… pas plus qu’on ne peut oublier votre beauté… votre grâce… – Oh ! monsieur, je vous en prie, ne me faites pas de compliments. Si vous saviez tous ceux que je viens de subir. Il me semblerait que mon persécuteur est encore là. – Oui, ce s*t a dû vous accabler de ses fades galanteries. Et pourtant, il n’a pu voir votre visage, voilée comme vous l’étiez… comme vous l’êtes encore. – Je tremble qu’il ne m’ait reconnue. – Il vous connaît donc ? – Il m’a rencontrée dans des salons où je chantais… moi, je ne l’ai pas reconnu, par la raison que je n’avais jamais fait attention à lui… mais, quand vous l’avez appelé par son nom, je me suis souvenue qu’on me l’a montré… à un concert chez madame la marquise de Barancos. – C’est à ce concert que j’ai eu le bonheur de vous voir pour la première fois. – Et que vous avez eu la bonté de vous occuper de moi. J’ai été d’autant plus touchée de vos attentions, que ma situation dans le monde est assez fausse. Je n’y vais qu’en qualité d’artiste. On me paye pour chanter. – Qu’importe, puisque, par l’éducation, par l’esprit, par le cœur, vous valez mieux que les femmes les plus haut placées ? D’ailleurs, avec votre talent, il n’aurait tenu qu’à vous d’être une étoile au théâtre. – Oh ! je ne regrette pas d’avoir refusé d’y entrer. Je n’avais aucun goût pour la vie qu’on y mène. Ma modeste existence me suffit. – Et, demanda Gaston, la solitude à laquelle vous vous êtes condamnée ne vous pèse pas ? – Mon Dieu ! répondit gaiement la jeune fille, je ne prétends pas qu’elle représente pour moi l’idéal du bonheur, mais je m’en accommode. Il y a certes des femmes plus heureuses que moi. Il y en a aussi de plus malheureuses. Tenez ! j’ai été élevée dans un pensionnat avec une jeune fille charmante. Je l’aimais beaucoup et nous étions très liées, quoiqu’elle fût plus âgée que moi. Eh bien ! aujourd’hui, elle a un hôtel, des chevaux, des voitures. – Pardon, mais il me semble que ce n’est pas là un grand malheur. – Hélas ! je n’en sais pas de pire. Mon amie a pris le mauvais chemin. Elle s’était fait recevoir institutrice, et elle a d’abord essayé de vivre en donnant des leçons. Mais elle s’est vite lassée de souffrir. Elle était orpheline comme moi… pauvre comme moi… le courage lui a manqué, et Julie Berthier s’appelle maintenant Julia d’Orcival. Gaston eut un soubresaut que mademoiselle Lestérel sentit fort bien, car elle lui donnait le bras, et ils remontaient le faubourg Saint-Honoré, serrés l’un contre l’autre, comme deux amoureux. – Vous la connaissez ? demanda-t-elle. Oui, vous devez la connaître, puisque vous vivez dans un monde où… – Tout Paris la connaît, interrompit Darcy ; mais vous, mademoiselle, vous ne la voyez plus, je suppose ? – Oh ! non. Cependant, elle m’a écrit une fois, il y a deux ans, pour me demander un service. Je pouvais le lui rendre. Je suis allée chez elle. Elle m’a montré ses tableaux… ses objets d’art… Pauvre Julie ! Elle paye tout ce luxe bien cher. Darcy se garda d’insister. Il était trop heureux de savoir que mademoiselle Lestérel ignorait qu’il eût été intimement lié avec madame d’Orcival, et il ne tenait nullement à la renseigner sur ce point délicat. De son côté, mademoiselle Lestérel regrettait peut-être d’avoir confessé qu’elle n’avait pas craint de mettre les pieds chez une irrégulière, car elle ne dit plus rien, et la conversation tomba tout à coup. Ce silence fit que Darcy entendit plus distinctement le bruit d’un pas qui, depuis quelque temps déjà, résonnait sur le trottoir. La première idée qui lui vint, quand il entendit qu’on marchait derrière lui, ce fut que Prébord s’était ravisé et se permettait de le suivre.
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