Chapitre IIÀ peine sorti de l’hôtel de madame d’Orcival, Gaston Darcy s’était mis à descendre le boulevard Malesherbes en courant comme un homme qui vient de s’échapper d’une prison et qui craint qu’on ne l’y ramène. Il était venu soucieux ; il s’en allait le cœur léger, et il bénissait le hasard qui avait amené le Polonais chez Julia.
– Ces bohèmes étrangers ont du bon, se disait-il joyeusement. Sans la scène que celui-ci est venu faire à Julia, je crois que je n’aurais pas eu le courage de dénoncer mon traité. Et pourtant, elle n’a pas à se plaindre de moi. Il a duré un an, cet aimable traité, et il m’a coûté dans les cent mille… en y comprenant le chèque que j’enverrai demain matin. Elle m’a dit qu’elle ne l’accepterait pas, mais je parierais bien qu’elle ne s’en servira pas pour allumer sa bougie. Les Cléopâtres d’à présent ne font pas fondre leurs perles dans du vinaigre… et elles ont raison. Mais moi je n’ai pas eu tort de quitter Julia. Elle m’aurait mené trop loin. Mon oncle me sautera au cou, quand je lui dirai demain : Tout est rompu… comme dans le Chapeau de paille d’Italie.
Madame d’Orcival aurait, en effet, mené fort loin Gaston Darcy, mais ce n’était pas précisément la crainte de laisser chez elle son dernier louis qui l’avait arrêté tout à coup sur le chemin glissant de la ruine élégante. Ce n’était même pas pour suivre les conseils d’un oncle à succession qu’il venait de faire acte de sagesse.
Gaston Darcy avait bien l’intention d’entrer dans la magistrature et de dételer l’équipage du diable en renonçant au jeu, aux soupers et aux demoiselles à la mode. Mais ces belles résolutions n’auraient probablement pas été suivies d’effet, si le goût très vif qu’il avait eu pour Julia n’eût pas été étouffé par un sentiment plus sérieux dont elle n’était pas l’objet.
Elle ne s’était trompée qu’à demi en jugeant qu’il la quittait pour se marier. Gaston n’était pas décidé à franchir ce pas redoutable, mais il aimait une autre femme, ou plutôt il était en passe de l’aimer, car il ne voyait pas encore très clair dans son propre cœur.
Il n’en était pas moins ravi d’avoir conquis si lestement sa liberté, et il éprouvait le besoin de ne pas garder sa joie pour lui tout seul. Aussi ne songeait-il point à aller se coucher. S’il avait su où trouver son oncle, il n’aurait pas remis au lendemain la visite qu’il comptait lui faire pour lui apprendre une si bonne nouvelle. Mais son oncle allait tous les soirs dans le monde, et il ne se souciait pas de se mettre à sa recherche à travers les salons du faubourg Saint-Honoré. Il appela le premier fiacre qui vint à passer, et il se fit conduire à son cercle.
C’était justement l’heure où il savait qu’il y rencontrerait ses amis, et entre autres, ce capitaine Nointel que madame d’Orcival détestait, sans le connaître. Les femmes ont un merveilleux instinct pour deviner qu’un homme leur est hostile.
Ce cercle n’était pas le plus aristocratique de Paris, mais c’était peut-être le plus animé, celui où on jouait le plus gros jeu, celui que fréquentaient de préférence les jeunes viveurs et les grands seigneurs de l’argent. Darcy y était fort apprécié, car il possédait tout ce qu’il faut pour plaire aux gens dont le plaisir est la grande affaire. Il avait de l’esprit, il parlait bien, et pourtant il ne racontait jamais de longues histoires. Il était toujours prêt à toutes les parties, et, qualité qui prime toutes les autres, dans une réunion de joueurs, il ne gagnait pas trop souvent.
Quand il entra dans le grand salon rouge, sept ou huit causeurs étaient assemblés autour de la cheminée, et les bavardages allaient leur train. C’était un centre d’informations que ce foyer du salon rouge, et chacun y apportait, entre minuit et une heure, les nouvelles de la soirée. Bien entendu, les anecdotes scandaleuses y étaient fort goûtées, et on ne se faisait pas faute d’y commenter les plus fraîches.
La première phrase que Darcy saisit au vol fut celle-ci :
– Saviez-vous que Golymine a été son amant et qu’il a fait des folies pour elle ? Il faut vraiment qu’elle soit de première force pour avoir tiré beaucoup d’argent d’un Polonais qui n’en donnait pas aux femmes… au contraire.
Celui qui tenait ce propos était un grand garçon assez bien tourné, un don Juan brun, qui passait pour avoir eu de nombreuses bonnes fortunes dans la colonie étrangère. Il avait la spécialité de plaire aux Russes et aux Américaines.
Il s’arrêta court en apercevant Darcy, qui jugea l’occasion bonne pour faire une déclaration de principes.
Tout le monde connaissait sa liaison avec Julia, et il n’était pas fâché d’annoncer publiquement sa rupture. C’était une façon de brûler ses vaisseaux et de s’enlever toute possibilité de retour. Il se défiait des séductions du souvenir, et il ne se croyait pas encore à l’abri d’une faiblesse.
– C’est de madame d’Orcival qu’il s’agit ? demanda-t-il.
– Non, répondit un causeur charitable. Prébord parlait du beau Polonais qu’on a refusé ici dans le temps.
– Et qui a été jadis avec Julia d’Orcival, chacun sait ça ; mais ce que vous ne savez pas, c’est que je ne suis plus dans les bonnes grâces de cette charmante personne.
– Comment, c’est fini ! s’écrièrent en chœur les clubmen.
– Complètement. Les plus courtes folies sont les meilleures.
– Pas si courte, celle-là. Il me semble, cher ami, qu’elle a duré plusieurs saisons.
– Et la séparation s’est faite à l’amiable ?
– Mais oui. Nous ne nous étions pas juré une fidélité éternelle.
– Ma foi ! mon cher, vous avez eu raison de déclarer forfait. Julia est très jolie, et elle a de l’esprit comme quatre ; mais il n’y a encore que les femmes du monde. Demandez plutôt à Prébord.
– Ou au comte Golymine. Il les connaît, celui-là.
– À propos de ce comte, ou soi-disant tel, sait-on ce qu’il est devenu ? demanda un jeune financier qui était un des gros joueurs du cercle.
– Peuh ! je crois bien qu’il est à la côte. On ne le voit plus nulle part. C’est mauvais signe.
– J’en serai pour cinq mille, que j’ai eu la sottise de lui prêter.
– Vous étiez donc gris ce jour-là ?
– Non, mais c’était à un baccarat chez la marquise de Barancos. Voyant qu’il était reçu dans cette maison-là, j’ai cru que je ne risquais rien.
– La marquise le recevait. Elle ne le reçoit plus. Quand il est arrivé à Paris, on le prenait partout pour un seigneur. Il faut dire qu’il était superbe… et avec cela l’air d’un vrai prince.
– Et il avait beaucoup d’argent. Je l’ai vu perdre trois mille louis sur parole, après un dîner au café Anglais. Il les a payés le lendemain avant midi.
– Oui, c’était le temps où toutes les femmes raffolaient de lui. Il vous avait une façon de s’habiller et de mener en tandem… et puis, il ne boudait pas devant un coup d’épée. Il en a même donné un assez joli à ce brutal de Mauvers, qui l’avait coudoyé avec intention dans le foyer de l’Opéra.
– Ah çà ! messieurs, dit le grand Prébord, à vous entendre, on dirait que ce boyard d’occasion était le type du parfait gentilhomme. Vous oubliez un peu trop qu’il a toujours couru de mauvais bruits sur son compte.
– Ça, c’est vrai, reprit un officier de cavalerie fort répandu dans le monde où l’on s’amuse, et je me suis toujours demandé comment il avait pu trouver des parrains pour le présenter à notre Cercle.
– Et des parrains très respectables. Le général Simancas et le docteur Saint-Galmier. Tiens ! quand on parle du loup… voilà le docteur qui manœuvre pour se rapprocher de la cheminée… gare les récits de voyage !… et j’aperçois là-bas ce cher Simancas qui cherche un quatrième pour son whist.
– Ils ne me plaisent ni l’un ni l’autre, votre docteur et votre général. Général d’où ? Docteur de quelle faculté ?
– Général au service du Pérou, le Simancas. Quant à cet excellent Saint-Galmier, il a pris ses grades à la Faculté de Québec. Il est d’une vieille famille normande émigrée au Canada. S’ils ont consenti à patronner Golymine, c’est qu’à l’époque où ils l’ont présenté, personne ne doutait de son honorabilité. Mais il y a longtemps qu’ils ont cessé de le voir.
– Qu’en savez-vous ? Moi, j’exècre tous ces étrangers. On se demande toujours de quoi ils vivent.
– Bon ! voilà que vous donnez dans la même toquade que notre ami Lolif qui voit des mystères partout. N’a-t-il pas imaginé l’autre jour que Golymine était le chef d’une b***e de brigands, et qu’il dirigeait les attaques nocturnes dont les journaux s’occupent tant ! Il a la douce manie d’inventer des romans judiciaires, ce bon Lolif.
– Il n’a pas inventé les étrangleurs. Avant-hier, on a volé et étranglé à moitié le petit Charnas qui sortait du Cercle Impérial et qui avait sur lui dix-sept mille francs gagnés à l’écarté.
– Diable ! si ces coquins-là se mettent à dépouiller les gagnants, ce ne sera plus la peine de faire la chouette, s’écria le jeune financier qui la faisait souvent, et avec succès.
Darcy avait dit ce qu’il voulait dire, et ce qu’il venait d’entendre sur le comte Golymine ne lui apprenait rien de nouveau. La conversation ne l’intéressait plus. Il se mit à la recherche de son ami Nointel ; mais en traversant le salon rouge, il fut saisi au passage par le général péruvien.
– Cher monsieur, lui dit ce guerrier transatlantique, il n’y a que vous qui puissiez nous tirer d’embarras. Nous sommes trois qui mourons d’envie de faire un whist à un louis la fiche. Vous plairait-il de compléter notre table ?… Oh ! seulement jusqu’à ce qu’il nous arrive un rentrant.
Darcy venait de s’assurer, en interrogeant un valet de chambre du cercle, que le capitaine Nointel n’était pas encore arrivé. Il ne voulait pas partir avant de l’avoir vu, et il savait qu’il viendrait certainement. Les bavardages de la cheminée commençaient à l’ennuyer, et il ne haïssait pas le whist. Il accepta la proposition du général, quoique ce personnage lui fût peu sympathique.
M. Simancas était pourtant un homme de bonne mine et de bonnes façons, et Darcy entretenait avec lui ces relations familières qui sont comme la monnaie courante de la vie de cercle, et qui n’engagent, d’ailleurs, absolument à rien.
Ce soir-là le futur attaché au parquet était si content d’avoir rompu sa chaîne qu’il oubliait volontiers ses antipathies.
La table où il s’assit à la gauche du général, que le hasard des cartes venait de lui donner pour adversaire, était placée pas très loin des causeurs, mais la causerie languissait, et les amateurs du silencieux jeu de whist purent se livrer en paix à leur divertissement favori.
Le docteur Saint-Galmier, de la Faculté de Québec, n’était pas de la partie. Il était allé se mêler au groupe qui faisait cercle devant le foyer.
La seconde manche du premier rubber venait de commencer, lorsqu’un jeune homme très replet et très joufflu entra dans le salon, à peu près comme les obus prussiens entraient dans les mansardes au temps du bombardement de Paris.
Ce nouveau venu avait la face rouge et les cheveux en désordre ; il soufflait comme un phoque, et on voyait bien qu’il venait de monter l’escalier en courant.
Dix exclamations partirent à la fois :
– Lolif ! voilà Lolif ! – Messieurs, il y a un crime de commis, c’est sûr, et Lolif est chargé de l’instruction. – Allons, Lolif, contez-nous l’affaire. Où est le cadavre ?
– Oui, blaguez-moi, dit Lolif en s’essuyant le front. Vous ne me blaguerez plus tout à l’heure… quand je vous aurai dit ce que je viens de voir.
– Dites-le donc tout de suite.
– Apprêtez-vous à entendre la nouvelle la plus étonnante, la plus renversante, la plus…
– Assez d’adjectifs ! au fait !
– Je ne peux pas parler, si vous ne m’écoutez pas.
– Parlez, Lolif, parlez ! Nous sommes tout ouïes.
– Eh bien ! figurez-vous que, ce soir, j’avais dîné chez une cousine à moi, qui a le tort de demeurer au bout de l’avenue de Wagram…
– Est-ce qu’il va nous donner le menu du dîner de sa cousine ?
– N’interrompez pas l’orateur.
– Je suis sorti avant minuit, et je revenais à pied, en fumant un cigare, quand, arrivé à l’entrée du boulevard Malesherbes, j’ai aperçu un rassemblement à la porte d’une maison… d’un hôtel. Et devinez lequel. Devant l’hôtel de Julia d’Orcival.
– Bah ! est-ce que le feu était chez elle ?
– Non, pas le feu. La police.
– Allons donc ! Julia conspirerait contre le gouvernement. Au fait, on la voit à Saint-Augustin… aux anniversaires…
– Vous n’y êtes pas, mes petits. Je vous disais donc qu’il y avait une demi-douzaine de sergents de ville sur le trottoir, deux agents de la sûreté dans le vestibule, et au premier étage, le commissaire occupé à verbaliser.
Lolif parlait si haut que les whisteurs ne perdaient pas un mot de son récit, et ce récit commençait à intéresser Gaston Darcy, au point de lui faire oublier que son tour était venu de donner les cartes.
– C’est à vous, lui dit poliment le général.
– Oui, messieurs, reprit Lolif, le commissaire. Et savez-vous ce qu’il venait faire chez Julia ?
– Du diable si je m’en doute.
– Il venait faire la levée du corps d’un monsieur qui s’est suicidé dans l’hôtel de la d’Orcival.
– Par désespoir d’amour ? Ça, c’est un comble… le comble de la déveine, car Julia n’a jamais désespéré personne.
– Attendez ! dit Lolif, en prenant la pose d’un acteur qui va lancer une réplique à effet. Ce monsieur, vous le connaissez tous. C’est le comte Golymine.
– Pas possible ! Les gens de la trempe de Golymine ne se tuent pas pour une femme.
– Que ce soit pour une femme, ou pour un autre motif, je vous affirme que Golymine s’est pendu dans la galerie de l’hôtel, à l’espagnolette d’une fenêtre.
– Comment ! vous coupez mon neuf qui est roi, s’écria le partner de Darcy.
– Et vous, général, vous venez de mettre votre dame d’atout sur mon valet, quand vous avez encore le sept et le huit en main, dit d’un air fâché le partner de M. Simancas.
La nouvelle proclamée comme à son de trompe par la voix perçante de Lolif jeta le désarroi dans la partie de whist, et les deux joueurs qu’elle n’intéressait pas pâtirent cruellement des fautes de leurs partners.
Darcy, qui jouait très correctement, fit deux renonces avant la fin du coup, et le général, qui jouait de première force, en fit trois.
– Je ne sais ce que j’ai ce soir, dit le futur magistrat. Je ne suis pas au jeu. Je vous prie de m’excuser, messieurs, et, pour que vous ne soyez pas victimes de mes distractions, je liquide. Justement, j’aperçois deux rentrants. Je dois neuf fiches. Voici neuf louis.
Le général empocha l’or et se leva en même temps que Darcy.
– Il fait ici une chaleur atroce, et je ne me sens pas bien, murmura-t-il en quittant la table.
Gaston ne s’étonna point de l’indisposition subite du Péruvien. Il ne pensait qu’à se rapprocher de la cheminée pour entendre la suite d’un récit dont le début l’avait fort troublé.
Golymine trouvé mort chez Julia, Golymine qui avait dû sortir de l’hôtel bien avant lui, c’était à n’y pas croire.
Très ému et même assez inquiet, Darcy vint se mêler au groupe, et il eut bientôt la triste satisfaction d’apprendre des détails qui ne le rassurèrent pas beaucoup.
– Qu’auriez-vous fait à ma place, messieurs ? disait Lolif. Vous auriez passé votre chemin. Moi, j’ai voulu être renseigné, et je le suis, je vous en réponds.
– Vous étiez né pour être reporter.
– Non, pour être juge d’instruction. Tout Paris parlera demain de cette affaire. Moi seul suis en mesure de dire comment clic s’est passée. Je tiens mes informations du commissaire lui-même.
– Il vous aura pris pour un agent de la sûreté.
– Non, je le connais. Je connais tous les commissaires et même leurs secrétaires. Eh bien, messieurs, l’enquête est terminée, et elle a complètement innocenté Julia.
– On la soupçonnait donc d’avoir tué Golymine ?
– Mon cher, dans ces cas-là, on soupçonne toujours quelqu’un. Et puis, il y a le fameux axiome : Cherchez la femme. Mais madame d’Orcival a été très nette dans ses explications. Elle a raconté que ce Polonais est entré chez elle en forçant la consigne, et qu’il lui a fait une scène. Croiriez-vous qu’il voulait la décider à le suivre en Amérique, sous prétexte qu’elle l’a aimé autrefois ?
En apercevant tout à coup Gaston qui était derrière lui, Lolif balbutia :
– Pardon, mon cher, je ne vous avais pas vu.
– Oh ! ne vous gênez pas à cause de moi, dit Darcy en s’efforçant de sourire. Cela ne me regarde plus. J’ai rompu… hier.
– Vraiment ! Eh bien, j’en suis charmé pour vous, car enfin vous auriez pu être interrogé, et c’est toujours désagréable.
Où en étais-je ? Ah ! je vous disais que Golymine, ruiné à fond et résolu à passer les mers, rêvait de ne pas partir seul. Il avait jeté son dévolu sur Julia qui a des titres de rente, un hôtel superbe et des tableaux à remplir un musée. Ma parole d’honneur, ces Slaves ne doutent de rien. Ah ! on aurait vu une belle vente, si elle avait voulu liquider pour être agréable à la Pologne. Mais pas si sotte ! Elle a refusé net, et elle a mis le comte à la porte. Sur quoi, mon Golymine, au lieu de sortir de l’hôtel, est allé se pendre dans la galerie… entre un Corot et un Diaz.
– C’est invraisemblable. La d’Orcival a des domestiques, et on ne circule pas dans sa maison comme dans un bazar.
– Il n’y avait chez elle que la femme de chambre, et c’est elle qui en passant dans la bibliothèque a découvert Golymine accroché par le cou. Et Julia, informée aussitôt de l’évènement, n’a pas perdu la tête. Elle a envoyé chercher un médecin et avertir la police.
– Entre nous, elle aurait mieux fait de couper la corde.
– Messieurs, reprit gravement Lolif, une femme est bien excusable de ne pas oser toucher au cadavre de son ancien amant. D’ailleurs, c’eût été tout à fait inutile. Golymine était mort depuis une heure, quand la femme de chambre l’a trouvé. C’est le commissaire qui me l’a dit.
– Une heure ! pensait Darcy. J’étais encore chez Julia lorsqu’il s’est tué. Elle a dû parler de moi aux agents, car maintenant elle n’a plus de raisons pour me ménager. Demain, mon nom figurera sur un rapport de police. Joli début dans la magistrature !
– Mais, demanda le général péruvien qui suivait le récit avec un intérêt marqué, est-ce que le comte n’a pas laissé un écrit… pour expliquer le motif de… ?
– Non, répondit Lolif. Il ne pensait pas à se tuer quand il est venu chez Julia. Elle a refusé de le suivre, et il s’est pendu de rage. C’est un suicide improvisé.
– Le fait est, dit Simancas, que ce pauvre Golymine était fort exalté. Je l’ai connu autrefois… au Pérou… et j’ai même eu le tort de le présenter ici. Je m’étais trompé sur son compte, et j’ai appris, depuis, des choses qui m’ont décidé à cesser de le voir. Mais sa fin ne me surprend pas. Je savais qu’il était capable des plus grandes extravagances… et celle-là est réellement la plus grande de toutes celles qu’un homme peut commettre.
– Se pendre pour madame d’Orcival, en effet, c’est raide, s’écria Prébord. Mais c’est une vilaine action qu’elle a là sur la conscience, cette bonne Julia.
– Il me semble, dit sèchement Gaston, que, si le récit de Lolif est exact, elle n’a rien à se reprocher.
Darcy n’aimait pas ce bellâtre qui se vantait sans cesse de ses succès dans le monde et qui affichait un dédain superbe pour les demoiselles à la mode.
– Darcy a raison, appuya l’officier. Une femme n’est jamais responsable des sottises qu’un homme fait pour elle.
– Alors, demanda Simancas avec une certaine hésitation, on n’a rien trouvé sur Golymine… aucun papier…
– Pardon, dit Lolif, on a trouvé trente billets de mille francs dans son portefeuille. Et c’est bien la preuve qu’en cette affaire la conduite de madame d’Orcival a été correcte.