Il se retourna vivement, et il aperçut, à une assez grande distance, un homme dont les allures n’avaient rien de commun avec celles du Lovelace brun, un homme qui s’avançait d’un pas lourd et qui exécutait en marchant des zigzags caractéristiques. Il devait être chaussé de bottes fortes, et les clous de ses semelles sonnaient sur le trottoir du faubourg Saint-Honoré comme des coups de marteau sur une cloche. Aussi l’entendait-on de fort loin, mais évidemment ce n’était qu’un ivrogne regagnant son domicile et ne s’occupant en aucune façon du couple qui le précédait.
Rassuré par ce qu’il venait de voir, Darcy se mit à réfléchir aux singuliers hasards de la vie parisienne.
Au commencement de l’hiver, une soirée musicale chez la marquise de Barancos, il avait remarqué la beauté et le talent d’une jeune artiste qui chantait à ravir. Il s’était renseigné sur elle. Il avait appris qu’elle était d’une famille honorable, qu’elle vivait de son art, et qu’elle était parfaitement vertueuse. Ce phénomène l’intéressa, et il s’arrangea de façon à l’admirer souvent.
Il ne manqua pas un seul des concerts où mademoiselle Berthe Lestérel faisait entendre son admirable voix de mezzo-soprano, et dans quelques réunions intimes où l’on traitait l’artiste en invitée, il put causer avec elle, apprécier son esprit, sa grâce, sa distinction.
De là à lui faire la cour, il n’y avait pas loin, et Darcy n’était pas homme à s’arrêter en si beau chemin. Il rendit à la jeune fille des soins discrets qu’elle reçut sans pruderie, mais avec une extrême réserve. Elle l’arrêta net, dès qu’il essaya de faire un pas de plus en se présentant chez elle. Il ne fut pas reçu, et quand il la revit dans un salon, elle se chargea de lui expliquer pourquoi elle trouvait bon de fermer sa porte à un jeune homme riche qui ne se piquait pas de rechercher les demoiselles pour le bon motif. Elle le fit franchement, honnêtement, gaiement ; elle mit tant de loyauté à lui déclarer qu’elle ne voulait pas d’amoureux de fantaisie, que Darcy s’éprit d’elle tout à fait.
De cette seconde phase datait le refroidissement de sa liaison avec madame d’Orcival, ni s’apercevait bien d’un changement dans ses manières, mais qui se méprenait sur la cause de ce changement.
Au reste, Gaston n’était pas décidé à s’abandonner au courant de cette nouvelle passion. La vie qu’il menait ne lui plaisait plus, mais il ne songeait guère à épouser Berthe Lestérel. Il n’en était pas encore à envisager sans inquiétude la perspective d’un mariage d’inclination avec une chanteuse.
Provisoirement, il venait de prendre un moyen terme en rompant avec Julia. Il se trouvait donc libre de tout engagement.
Et voilà qu’une rencontre imprévue lui fournissait tout à coup l’occasion d’un long tête-à-tête avec mademoiselle Lestérel. Était-ce un présage ? Gaston, superstitieux comme un joueur, le crut, et pensa qu’il serait bien s*t de ne pas tirer parti de cette heureuse fortune. Si sévère qu’elle soit, une femme ne peut guère refuser de revoir l’homme dont elle a accepté la protection dans un cas difficile, et ce voyage à deux devait fort avancer Darcy dans l’intimité de la prudente artiste.
Pas si prudente, puisqu’elle s’aventurait seule dans Paris, à une heure des plus indues.
Cette pensée à laquelle Gaston ne s’était pas arrêté d’abord, quoiqu’elle lui fût déjà venue, cette pensée qui ressemblait assez à un soupçon, se représenta à son esprit, et lui causa une impression singulière.
En sa qualité de viveur, – son oncle aurait dit de mauvais sujet, – Gaston n’était pas trop fâché de supposer que l’inattaquable Berthe avait une faiblesse à se reprocher. Le service qu’il venait de lui rendre lui aurait alors donné barre sur elle, et sans vouloir abuser de cet avantage, il pouvait bien en profiter.
Et d’un autre côté, il lui déplaisait de croire que l’honnêteté de cette charmante jeune fille n’était que de l’hypocrisie, et que mademoiselle Lestérel cachait, sous des apparences vertueuses, quelque vulgaire amourette. Il lui en aurait voulu de lui arracher ses illusions, et, quoiqu’il n’eût aucun droit sur elle, il aurait été presque tenté de lui reprocher de l’avoir trompé.
C’était là un symptôme grave, et si l’indépendant Darcy eût pris la peine d’analyser ses sensations, il aurait reconnu que son cœur était pris plus sérieusement qu’il ne se l’avouait à lui-même.
Il ne songea qu’à éclaircir ses doutes, et, pour les éclaircir, il s’y prit en homme bien élevé.
– C’est une fatalité que vous ayez rencontré ce Prébord, commença-t-il. Il est sorti, une demi-heure avant moi, d’un cercle dont nous faisons partie tous les deux, et il demeure rue d’Anjou, au coin du boulevard Haussmann.
– C’est précisément lorsque je traversais le boulevard Haussmann qu’il m’a abordée, répondit Berthe sans aucun embarras. Je l’ai évité, il m’a suivie ; il m’a parlé, je ne lui ai pas répondu ; mais je n’ai pu parvenir à le décourager. Les rues étaient désertes. Je ne suis pas poltronne, et je n’étais pas trop effrayée d’abord. Mais quand je me suis trouvée seule avec lui sur l’esplanade, à côté de l’église de la Madeleine, j’avoue que j’ai un peu perdu la tête. J’ai couru pour gagner la rue Royale qui est plus fréquentée. Je me serais mise sous la protection du premier passant venu… Mon persécuteur a couru après moi, il m’a rattrapée à l’entrée du boulevard Malesherbes, il a cherché à me prendre le bras. Si je ne vous avais pas aperçu, je crois que je serais morte de frayeur.
– Prébord s’est conduit comme un goujat ; demain, je lui enverrai deux de mes amis.
– Vous ne ferez pas cela, dit vivement la jeune fille. Songez donc au scandale qui en résulterait… si on savait que j’étais seule dans la rue… à cette heure. Et puis… exposer votre vie pour moi !… Non, non… promettez-moi que vous ne vous battrez pas.
Sa voix tremblait, et son bras serrait le bras de Gaston, comme si elle eut cherché à le retenir, pour l’empêcher de courir au danger.
– Soit ! répondit Darcy assez ému, je me tairai, de peur de vous compromettre. Si cet homme venait à savoir que c’est vous qu’il a rencontrée, il est assez tâche pour raconter cette histoire dans le monde.
– Alors, vous me le jurez, il n’y aura pas de duel, s’écria mademoiselle Lestérel. Vous me rendez bien heureuse, et, pour vous remercier, je vais vous dire comment il s’est fait que je me suis trouvée dans la rue à une heure où les honnêtes femmes dorment. Il est temps en vérité que je vous l’explique, et j’aurais dû commencer par là, car Dieu sait ce que vous devez penser de moi.
– Je pense que vous êtes allée chanter dans quelque concert, dit Darcy d’un air innocent qui cachait une arrière-pensée.
Le futur magistrat parlait comme un juge d’instruction qui tend un piège à un prévenu.
– Si j’étais allée à un concert, répliqua aussitôt la jeune fille, je serais en toilette de soirée, et je ne reviendrais pas à pied.
Je vais vous confier tous mes secrets, ajouta-t-elle gaiement. Sachez donc que j’ai une sœur… une sœur mariée à un marin qui revient d’une longue campagne de mer… il est absent depuis dix-huit mois, et il sera à Paris dans deux jours. En ce moment ma sœur est seule et très souffrante. Elle m’a écrit tantôt pour me prier de venir passer la soirée près d’elle. J’y suis allée, et vers dix heures, alors que j’allais partir, elle a été prise d’une crise nerveuse… elle y est sujette. Je ne pouvais pas la quitter dans l’état où elle était, et quand je suis sortie de chez elle, il était deux heures du matin. Je n’avais pas voulu envoyer chercher un fiacre… ma sœur n’a qu’une domestique… et je pensais en trouver un sur le boulevard. Ma chère malade demeure rue Caumartin… c’est à cent pas de sa maison que j’ai rencontré cet homme.
Darcy écoutait avec beaucoup d’attention ce récit haché, et il trouvait que mademoiselle Lestérel se justifiait un peu comme une femme prise en faute. Au cours de ses nombreuses excursions dans le demi-monde, il avait entendu dix fois des histoires de ce genre débitées avec un aplomb supérieur par des demoiselles qu’il accusait de sorties illégitimes et qu’il n’avait pas tort d’accuser. La sœur malade et la cousine en couches ont toujours été d’un grand secours aux infidèles.
Darcy s’abstint pourtant de toute réflexion, mais son silence en disait assez, et la jeune fille ne s’y méprit pas. Elle se tut aussi pendant quelques instants, puis, d’une voix émue :
– Je vois bien que vous ne me croyez pas. Avec tout autre, je dédaignerais de me justifier. À vous, je tiens à prouver que j’ai dit la vérité. Ma sœur s’appelle madame Crozon. Elle demeure rue Caumartin, 112, au quatrième. J’irai la voir demain à trois heures. Son mari n’arrivera qu’après-demain. S’il était ici, je ne vous proposerais pas de vous présenter elle, car il est horriblement jaloux. Mais ma pauvre Mathilde a encore un jour de liberté, et s’il vous plaît de m’attendre à la porte de sa maison, nous monterons chez elle ensemble. Je lui raconterai devant vous mon aventure nocturne, et de cette façon, je pense, vous serez sûr que je n’ai rien inventé.
Darcy ne paraissait pas encore convaincu. Il avait beaucoup vécu avec des personnes dont la fréquentation rend défiant.
Mademoiselle Lestérel le regarda et lut sur sa figure qu’il lui restait un doute. Elle devint très pâle, et elle reprit froidement :
– Vous avez raison, monsieur. Cela ne prouverait pas que ma sœur n’est pas d’accord avec moi pour mentir. Je pourrais en effet lui écrire demain matin, la prévenir qu’elle aura à jouer un rôle que je lui tracerais d’avance. Je ne pouvais pas croire que vous me jugeriez capable d’une si vilaine action. Veuillez donc oublier ce que je viens de vous dire, et penser de moi ce qu’il vous plaira.
Il y a des accents que la plus habile comédienne ne saurait feindre, des indignations qu’on n’imite pas, des réponses où la vérité éclate à chaque mot.
Darcy fut touché au cœur et comprit enfin qu’il n’y avait rien de commun entre cette fière jeune fille et les belles petites qui forgent des romans pour se justifier.
– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il chaleureusement, pardonnez-moi d’avoir un instant douté de vous. Je vous crois, je vous le jure, et pour vous prouver que je vous crois, j’irais jusqu’à renoncer à faire avec vous cette visite à madame votre sœur. Mais j’espère que vous ne retirerez pas votre promesse. Je serais si heureux de vous revoir… et c’est un bonheur que j’ai si rarement.
– Vous me verrez samedi prochain, si vous venez ce soir-là chez madame Cambry, dit mademoiselle Lestérel, avec quelque malice. J’y chanterai les airs que vous aimez. Et maintenant, sachez que je ne vous en veux plus du tout, mais que je trouve plus sage de ne pas vous mener chez ma sœur. Votre visite la troublerait beaucoup. Elle a bien assez de chagrins. Il est inutile de lui donner des émotions.
– Je ferai ce que vous voudrez, mademoiselle, quoi qu’il m’en coûte.
– Vous tenez donc bien à me rencontrer ? Il me semble que les occasions ne vous manquent pas. Vous allez dans toutes les maisons ou l’on me fait venir.
– N’avez-vous pas deviné que j’y vais pour vous ? Et n’avez-vous pas compris ce que je souffre de ne pas pouvoir vous parler… vous dire…
– Mais il me semble que vous me parlez assez souvent, répondit en riant mademoiselle Lestérel. Je ne suis pas toujours au piano, et on ne me traite pas partout comme une gagiste. Quand on me permet de prendre ma part d’une sauterie improvisée, vous savez for bien m’inviter. Et, un certain soir, vous m’avez fait deux fois l’honneur de valser avec moi. C’était l’avant-veille du jour de l’an.
– Vous vous en souvenez !
– Parfaitement. Et il me paraît que vous l’avez un peu oublié… comme vous avez oublié que, depuis cinq minutes, nous sommes dans la rue de Ponthieu. Voici la porte de ma maison.
– Déjà !
– Mon Dieu ! oui ; il ne me reste qu’à vous remercier encore et vous dire : Au revoir !
Elle avait doucement dégagé son bras, et une de ses mains s’était posée sur le bouton de cuivre. Elle tendit l’autre à Darcy, qui, au lieu de la serrer à l’anglaise, essaya de la porter à ses lèvres. Malheureusement pour lui, la porte s’était ouverte au premier tintement de la sonnette, et mademoiselle Berthe était leste comme une gazelle. Elle dégagea sa main et elle se glissa dans la maison en disant de sa voix d’or à l’amoureux décontenancé :
– Merci encore une fois !
Darcy resta tout abasourdi devant la porte que la jeune fille venait de refermer. L’aventure finissait comme dans les féeries où la princesse Topaze disparaît dans une trappe, juste au moment où le prince Saphir allait l’atteindre. Et Darcy n’était pas préparé à cette éclipse, car il n’avait pas pris garde au chemin qu’il faisait en causant si doucement, et il croyait être encore très loin du domicile de mademoiselle Lestérel.
Cependant, il ne pouvait guère passer la nuit contempler les fenêtres de sa belle. Les folies amoureuses ne sont de saison qu’en Espagne, et l’hiver de Paris n’est pas propice aux sérénades.
Mademoiselle Lestérel demeurait au coin de la rue de Berry, et pour regagner son appartement de la rue Montaigne, Darcy n’avait qu’à remonter jusqu’au bout la rue de Ponthieu. Il s’y décida, fort à contrecœur, et il s’en alla l’oreille basse, en rasant les maisons.
Il aurait mieux fait de marcher au milieu de la chaussée ; car, au moment où il dépassait l’angle de la rue du Colysée, un homme surgit tout à coup, et le saisit la gorge.
Darcy fut pris hors de garde. Il avait complètement oublié les histoires d’attaques nocturnes qu’on racontait au cercle, et l’homme qu’il avait aperçu de loin dans le faubourg Saint-Honoré. Il ne pensait qu’à Berthe, et il cheminait les deux mains dans les poches, la canne sous le bras et les yeux fichés en terre.
L’assaut fut si brusque qu’il n’eut pas le temps de se mettre en défense. Il sentit qu’on serrait violemment sa cravate, et ce fut tout. La respiration lui manqua, ses bras s’agitèrent dans le vide, ses jambes fléchirent, et il s’affaissa sur lui-même.
Il ne perdit pas tout fait connaissance, mais il n’eut plus que des sensations confuses. Il lui sembla qu’on pesait sur sa poitrine, qu’on déboutonnait ses vêtements et qu’on le fouillait ; mais tout cela se fit si vite qu’il en eut à peine conscience.
Combien de minutes se passèrent avant qu’il revînt à lui ? Il n’en sut jamais rien ; mais quand il reprit ses sens, il vit qu’il était étendu sur le trottoir de la rue du Colysée et que son agresseur avait disparu.
Il se releva péniblement, il se tâta, et en constatant avec une vive satisfaction qu’il n’était pas blessé, il constata aussi qu’on lui avait enlevé son portefeuille, un portefeuille bien garni, car il contenait les dix billets de mille francs gagnés au baccarat, et deux autres qu’il y avait mis avant d’aller chez Julia.
Au moment de l’attaque, il avait pensé vaguement Prébord dont le souvenir le poursuivait, mais maintenant il ne pouvait plus se dissimuler qu’il s’était bêtement laissé dévaliser par un voleur, peut-être par l’homme qui l’avait suivi, en contrefaisant l’ivrogne, jusqu’à l’entrée de la rue de Ponthieu, et qui, en le voyant revenir seul, s’était embusqué pour l’attendre.
L’aventure était humiliante, et Darcy résolut de ne pas s’en vanter au Cercle où il s’était si souvent moqué des poltrons qui ne savaient pas se défendre dans la rue.
Il ne se souciait pas non plus de porter plainte, car, pour raconter exactement l’affaire, il aurait fallu parler de sa promenade nocturne avec mademoiselle Lestérel.
Et, après mûre réflexion, il conclut qu’il ferait sagement de se taire, et de se résigner à une perte d’argent, qui lui était d’autant moins sensible que la majeure partie de la somme volée avait été conquise par lui sur le tapis vert.
Il était vexé, et il se disait que, s’il avait accepté l’offre du général Simancas qui lui proposait de le reconduire en voiture, il aurait évité cette sotte mésaventure. Et pourtant, il ne regrettait pas d’être parti à pied, puisqu’il avait rencontré, protégé et escorté une personne qui lui était beaucoup plus chère que son portefeuille.
Bientôt même le souvenir de ce charmant voyage en la douce compagnie de Berthe Lestérel chassa les fâcheuses impressions, et l’amoureux rentra chez lui consolé, quoique fort meurtri.
Il occupait au rez-de-chaussée d’une belle maison de la rue Montaigne un grand appartement avec écurie et remise, et même avec jardin, car sa vie de garçon était montée sur un pied des plus respectables. Le futur attaché au parquet avait un valet de chambre, un cocher, une cuisinière, quatre chevaux et trois voitures, le train d’un homme qui a cent mille francs de revenu, ou qui mange le fonds de quarante mille.
Et ce dernier cas était celui de Gaston Darcy.
Ses domestiques ne l’attendaient jamais passé minuit, et il put, sans avoir à subir leurs soins et leurs questions respectueuses, bassiner son cou endolori. Deux mains robustes y avaient imprimé en noir la marque de leurs doigts, et sa cravate y avait laissé un sillon rouge qui lui remit en mémoire la fin tragique du comte Golymine.
Il se coucha, mais il eut beaucoup de peine à s’endormir. Les bizarres évènements de cette soirée, si bien et si mal remplie, lui revenaient à l’esprit, et il était aussi très préoccupé de ce qu’il ferait le lendemain. Il avait décidé d’aller voir son oncle pour lui annoncer sa conversion, et il avait bien envie de ne pas tenir compte des scrupules de mademoiselle Lestérel qui jugeait plus convenable de ne pas le présenter à sa sœur. Il méditait même de se transporter vers trois heures rue Caumartin, et de se trouver là, comme par hasard, au moment où la jeune fille viendrait faire visite cette sœur qui l’avait retenue si tard.
Les amoureux s’ingénient à combiner des plans pour rencontrer l’objet aimé, et Gaston décidément était amoureux, mais il était aussi très fatigué, et la fatigue finit par amener le sommeil.
Il dormit neuf heures sans débrider, et, quand il ouvrit les yeux, vers midi, la première chose qu’il aperçut sur le guéridon placé près de son lit, ce fut une lettre que son valet de chambre y avait posée sans le réveiller, une lettre dont il reconnut le format, l’écriture, et même le parfum, une lettre qui sentait Julia.
– Bon ! dit-il en s’étirant, je sais ce que c’est… des reproches, des propositions de paix, et probablement la carte à payer. J’ai bien envie de ne pas lire ce mémoire.
Puis se ravisant :
– Ah, diable ! et le suicide de ce malheureux ! Il faut cependant que je sache ce qu’elle en dit.
Il fit sauter le cachet, et il lut :
Mon cher Gaston, vous ne supposez pas, je l’espère, que je vais me plaindre de vous à vous-même. Vous m’avez quittée au moment où je commençais à vous aimer. Je ne suis ni trop surprise, ni trop désolée de ce dénouement. Nous vivons tous les deux dans un monde où les choses finissent presque toujours ainsi. Quand l’un arrive au diapason, l’autre n’y est plus, et la guitare casse. Vous auriez dû y mettre plus de formes, mais je ne vous en veux pas. Ce n’est pas votre faute, si l’air qui vous charmait depuis un an a tout à coup cessé de vous plaire. Oubliez-le, cet air que nous chantions si bien ; devenez magistrat, mariez-vous ; c’est tout le mal que je vous souhaite, et je ne vous écrirais pas ce matin, si je ne pensais vous rendre service en vous apprenant ce qui s’est passé chez moi cette nuit.