Chapitre 2

2263 Words
Parfois, Sorrow se demandait si son prénom ne lui portait pas malchance et si elle n'était pas maudite depuis sa conception. Le genre de sort jeté par une mauvaise marraine envieuse par exemple. Elle n'était pas une personne superstitieuse, loin de là. Mais après la perte de ses deux parents et une enfance passée dans un orphelinat à l'aspect misérable, elle n'aurait jamais cru avoir à vivre pire que ça. Cinq ans de bonheur pour ensuite revenir à la case départ. La chute avait été brutale, c'est le moins qu'on puisse dire. Dans l'établissement où elle avait grandi, personne ne la choisissait. Elle était trop frisée, pas assez mignonne, trop pâle et mal nourrie. Bref elle n'était pas la petite fille idéale ayant l'apparence d'une poupée. Malheureusement, Betty qui était la seule à avoir vu plus loin que son apparence, était décédée, emportée par un cancer. À sa mort, Sorrow avait eu l'impression qu'on l'opérait à coeur ouvert et sans anesthésie. Betty était partie mais en lui léguant un magasin problématique en plus de la laisser seule. Ce n'est qu'en faisant l'inventaire et les comptes qu'elle avait pris connaissance de la situation critique de la boutique. Betty lui avait caché la sombre vérité jusqu'à ce qu'elle ne rende son dernier souffle. L'avait-elle fait pour ne pas l'inquiéter ? Quoi qu'il en soit, Sorrow se blâmait pour n'avoir rien vu et de n'avoir pas compris. Elle avait pourtant remarqué à plusieurs reprises la mine fatiguée de la vieille dame ainsi que les innombrables paperasses qu'elle s'empressait de ranger sous le comptoir dès qu'elle franchissait la porte du magasin. Sorrow la croyait quand elle disait avoir la mine fatiguée à cause de l'âge. Mais elle s'opposait catégoriquement à ce que sa fille abandonne ses études pour lui venir en aide. La vieille dame aimait tant ce lieu que Sorrow avait tout laissé de côté pour tenter de le remettre sur pieds. Hélas les affaires ne marchaient pas et les créanciers tenaces menaçaient de réduire à néant tout ce pourquoi elle s'était tant battue. Bref, c'était l'enfer. Comme sa voisine et amie le lui répète fréquemment, dans une ville si grande et moderne comme Boston, une boutique pareille était vouée à l'échec. Plus personnes ne semblait s'intéresser aux antiquités. Ces vieilleries aussi belles soient-elles perdaient de la valeur au profit des nouveaux magasins qui offraient des articles neufs et modernes. Les gens préféraient largement investir dans un nouveau smartphone dernier cri que dans une vieille boîte à bijoux datant du siècle passé. La jeune femme, elle ne pouvait même pas se permettre de vendre en solde en espérant attirer le plus pauvre des passants. Déjà qu'elle était endettée, ce sera suicidaire de vendre ses marchandises au rabais. Mais elle ne pouvait nier être tentée par l'idée car il lui arrivait de terminer la semaine sans un seul client, même pas une mouche pour se poser sur son comptoir poussiéreux. La situation était affreusement critique. Si elle avait encore été en vie, Betty lui aurait sans doute conseillé d'abandonner mais en faisant cela, Sorrow aurait eu l'impression de trahir et de déshonorer sa mémoire. Alors elle allait s'accrocher jusqu'au bout, quoi qu'il en coûte. Soupirant de lassitude, la jeune antiquaire regarda dehors pour la énième fois, guettant le moindre client. Et cette maudite clochette accrochée à la porte ne retentissait toujours pas. Elle se mit à pester toute seule. Si ça continuait, elle allait se rendre au beau milieu de la rue et forcer les passants à venir lui acheter des produits et ce malgré le mauvais temps. Son regard se posa sur le bar-café qui faisait face à sa boutique. L'intérieur semblait être plein de monde, comme toujours. Normal, ce lieu ne désemplissait pas contrairement au sien, va savoir pourquoi. Bien sûr elle n'était pas en concurrence avec eux puisqu'ils ne vebdaient pas les mêmes produits. Mais n'empêche qu'elle mourrait de jalousie. – Les gens préfèrent se réfugier dans ce café et manger un plat chaud plutôt que de venir acheter ces satanés babioles datant du siècle passé, elle ronchonna entre ses dents. D'ailleurs en parlant de nourriture, son ventre gargouilla lorsqu'elle vit au loin un serveur apporter des plats à une famille attablée près de la fenêtre du restaurant. Elle aurait tout donné pour un pain aux raisins directement sorti du four. Au fil des minutes, Sorrow se rongea les ongles d'une main tout en caressant distraitement de l'autre Daisy sa chatte, un magnifique Persan immaculé ayant autrefois appartenu à Betty. Couché sur le comptoir, l'animal ronronnait sous les caresses prodiguées sur son doux pelage par les doigts fins et gracieux de sa maîtresse. – Si tu savais comme je t'envie ma Daisy! Toi au moins tu n'as aucun soucis. Pas vrai ? Tu te lèves chaque matin, tu joues, tu manges, tu saccages mes affaires et tu dors une fois la nuit tombée. C'est injuste. Daisy miaula en réponse puis s'étira paresseusement avant de s'asseoir sur ses pattes arrière. Soudain Sorrow sursauta en percevant le tintement inespéré de la clochette. Elle releva la tête en même temps que Daisy sautait de son perchoir pour venir se réfugier entre ses jambes. La jeune femme jubila intérieurement même si elle avait conscience de ne pas être à son avantage avec sa robe et ses cheveux pas totalement secs. Enfin un client ! Plaquant sur ses lèvres un sourire accueillant, elle vit un homme à la stature impressionnante pénétrer dans son magasin. Vêtu d'un costume et d'un manteau très classes, il était presque intimidant. Son visage dévoilait une expression indéchiffrable accentuée par une barbe de plusieurs jours bien entretenue. Le nouvel arrivant enleva son imperméable et l'accrocha au porte-manteau en bois déposé près de la porte. Le détaillant alors qu'il était presque de dos, elle se rendit compte qu'il dégageait quelque chose d'attirant, un magnétisme puissant. Des hommes comme celui-ci elle n'en avant rencontré que très peu. "Reste professionnelle Sorrow", s'intima-t-elle dans son esprit avec autorité en se giflant mentalement. "Celui-ci, il ne faut pas qu'il m'échappe. Sous aucun prétexte." L'homme posa ensuite sur elle un regard ambré. Cœur battant, Sorrow s'empourpra en se sentant analysée alors qu'il s'était mis à avancer lentement d'une démarche calme et assurée. – Bon... bonjour, bégaya-t-elle aux bords de la panique alors que lui, il demeurait stoïque. Soyez le bienvenu dans ma boutique. En quoi puis-je vous être utile ? Ici vous trouverez sûrement votre bonheur à coup sûr. L'articulation de ses mots laissait à désirer, elle avait parlé avec hésitation et nervosité comme si elle suffoquait. Peut-être était-ce en réalité le cas. Un sourire amusé flotta fugacement sur les lèvres pleines de l'homme brun aux iris de braise. Il se moquait d'elle par dessus le marché ! Ce dernier resta silencieux pendant d'interminables secondes, au point que Sorrow se demanda s'il était sourd ou s'il n'avait simplement pas bien entendu. Peut-être allait-elle devoir se répéter. Par tous les dieux, qu'elle détestait ce job ! Elle s'apprêtait à réitérer sa récitation mais s'arrêta un instant pour admirer son sourire énigmatique. Cependant, ses deux iris semblables à des billes d'opale de feu restaient froids malgré leur teinte enflammée. Avec sa phrase introductive à deux balles, il devait croire que vendre des antiquités l'avait rendu demeurée. – Je crois l'avoir déjà trouvé, il répondit finalement avec un calme perturbant. Cette phrase la laissa non seulement pantoise mais également écarlate, se demandant s'il voulait parler d'un des objets exposés ou plutôt d'elle, tellement il la sondait sans vergogne. – Oh... Super alors...je... Eh bien dans ce cas, laissez-moi quand même vous présenter les meilleures articles. Quittant le comptoir qui pendant tout ce temps l'avait à peu près protégé de l'aura ravageur de l'inconnu en lui servant de barrière, elle s'approcha timidement de lui d'une démarche gauche. – Qu'avez vous à me proposer mademoiselle... ? – Daniels, je m'appelle Sorrow Daniels. – Sorrow, syllaba Nikolaï comme pour lui-même. Enchanté mademoiselle Daniels. Quel prénom particulier, à la fois mélancolique et envoûtant. Il sentait avoir pris la meilleure décision de toute son existence en entrant en contact avec elle, il ignorait pour quelle raison, mais quoi qu'il en soit, cette femme le tentait. Il finit par detourner le regard des magnifiques prunelles vertes de la sirène en sentant quelque chose rafler le bout de ses chaussures italiennes hors de prix. Il baissa la tête et découvrit une grosse boule de poils s'acharnant sur une de ses paires, toutes ses griffes dehors. Nikolaï fronça les sourcils de mécontentement mais s'exhorta au calme. Sinon, il y aura longtemps qu'il aurait fait valser ce satané chat avec un coup de pied. Prise d'effroi après avoir suivit son regard, Sorrow poussa un petit cri d'épouvante avant de se baisser à la hâte pour récupérer la chatte qui s'était désormais mise à mâchouiller l'extrémité de la pauvre chaussure comme s'il s'agissait d'une carcasse ou d'un jouet en caoutchouc. Par la suite, elle souleva l'animal pour le mettre à hauteur de son visage et se mit à le gronder sans pour autant élever la voix. – Vilaine, vilaine chatte. Très vilaine! C'est mal de griffer les chaussures Daisy ! À chaque mot, la petite tête du félin reculait en arrière. Ainsi, cette chose était une femelle, pensa Nikolaï en ayant les mains enfoncées dans les poches de son pantalon noir. De toute façon, il n'avait jamais été fan de ces êtres à quatre pattes. Enfant, il avait eu un chiot mais par manque d'attention de sa part, celui-ci avait finit sous les pneus d'une voiture. Ce triste événement ne l'avait pas affecté, pas même après les réprimandes de ses parents. Il n'était pas qualifié d'homme froid pour rien. – Je suis vraiment navrée monsieur, Daisy aime faire ses griffes un peu partout et à l'aide de n'importe quoi. J'ai oublié de les lui couper cette semaine. J'espère qu'elle n'a pas abimé vos chaussures, s'excusa-t-elle craintivement. Sorrow grimaca de honte et de gène en lançant un coup d'œil à ces dernières. Leurs bouts étaient superficiellement éraflés. Mais ces légères écorchures étaient suffisantes pour le mettre en colère, elle en était certaine. Elle eut alors peur qu'il s'en aille à cause de cela. Sacrée Daisy, jura intérieurement Sorrow. L'animal feula de colère, cherchant à regagner le sol pour continuer son m******e. Nikolaï le regarda dédaigneux. Que ne fallait-il pas supporter pour séduire une femme?! – Ce n'est pas grave, ce sont juste des chaussures, la rassura-t-il d'un ton calme et posé. Sorrow cacha tant bien que mal son soulagement devant l'indulgence et la patience de l'homme. Hochant la tête, elle lui demanda enfin: – Vous cherchez quelque chose en particulier ? Un bijou, un document historique, une statuette ? J'ai un peu de tout, des tenues, des masques et- – Rien de précis, il la coupa d'une voix suave et terriblement doucereuse aux oreilles de Sorrow. Elle se demanda s'il le faisait exprès. – Je passais par là quand j'ai vu cette boutique. C'est la vôtre? s'enquit Nikolaï en faisant quelques pas pour admirer un assortiment de plusieurs petites statues. – Oui... Depuis presque un an. Avant elle appartenait à ma mère. – Elle doit être une vraie passionnée des arts si j'en juge par la rareté de certains articles que je vois, fit-il en effleurant du bout des doigts une statuette en porcelaine venue de chine. Pendant un court instant, Sorrow se mit à fantasmer comme la dernière des collégiennes. Quel effet auraient ces mêmes doigts sur sa peau? Ils semblaient à la fois durs et doux, capables de faire agoniser de plaisir. Elle revint subitement à la réalité lorsqu'il cessa son geste et la bulle rose dans laquelle elle se trouvait plongée quelques secondes plus tôt éclata. – Oui... Elle l'était. – Était? – Elle est décédée. – Je suis... – Désolé? termina-t-elle avec un petit sourire triste. Ne le soyez pas monsieur. Après tout, ils ne se connaissaient pas. Alors pourquoi lisait-elle de la compassion dans son regard ? Et puis elle en avait ras la casquette qu'on lui sorte tout le temps cette formule sensée traduire la compassion. Elle ne voulait pas de ça, elle souhaitait juste voir ses problèmes être résolus en un claquement de doigts, elle voulait retourner dans le passé, elle voulait Betty. Refoulant des larmes de frustration et d'épuisement qui menaçaient de couler, elle reprit une expression neutre, Daisy toujours calée dans ses bras afin de l'empêcher de griffer cette fois-ci le bas du pantalon de l'homme. Lorsqu'elle croisa de nouveau son regard, elle baissa rapidement les yeux sous l'intensité des siennes. Pourquoi était-ce si dur de le regarder en face plus d'une seconde ? Nikolaï détailla l'endroit qui ressemblait à un bazar. Le lieu était chaleureux et vraiment coloré même si ce n'était pas le genre de place où il préférait être. Ça sentait un peu le renfermé sans doute à cause des objets datant, mais ce n'était en rien gênant. De plus le parfum naturellement fleuri de la jeune antiquaire s'y mêlait délicatement. Il reporta son attention sur son visage en forme de coeur. Ce halo surabondant de cheveux brun lui donnait un air juvénile presque marqué par des pommettes rosies. Cette Sorrow était d'une beauté naturelle saisissante. Il la voulait coûte que coûte. Et il l'aura, se promit-il. Devant le silence de l'homme, Sorrow eut à nouveau peur qu'il ne s'en aille. Et s'il n'était là que pour regarder ? Si ça se trouve, il allait repartir sans rien lui acheter. Hors de question que ça se produise, elle s'en fit la promesse. Elle était prête à tout pour conclure une vente avec lui.
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