À la fin du dernier feuillet, sir Walter avait écrit ces mots : « C’est le meilleur de nos agents, meilleur que Scudder. Il sortirait de l’enfer muni d’une boîte de tablettes de bismuth et d’un jeu de patience ».
Je m’installai dans un petit fumoir. Après avoir ravivé le feu et emprunté une carte à la bibliothèque du club, je me mis à songer. M. Blenkiron m’avait ragaillardi. Mon cerveau commençait à travailler et à entrevoir toute l’affaire. Je ne pouvais résoudre le mystère en demeurant à réfléchir assis dans un fauteuil, mais je commençais à bâtir un plan d’action. À mon grand soulagement, Blenkiron, en me faisant honte, m’avait empêché de songer davantage au danger. Je n’aurais pas moins de ressort qu’un dyspeptique sédentaire !
Je retournai à mon appartement à 5 heures. Paddock, mon valet de chambre, était parti à la guerre depuis longtemps, et j’avais emménagé dans une de ces nouvelles constructions de Park Lane où l’on fournit, en même temps que le logement, le service et la nourriture. Je conservais ce pied-à-terre afin d’avoir un lieu où descendre lorsque je revenais en permission ; car ce n’est pas drôle de passer sa perme à l’hôtel !
Je trouvai Sandy qui dévorait des biscuits chauds avec toute la résolution sérieuse d’un convalescent.
– Eh bien, d**k ! Quelles nouvelles ?
– Sachez que vous et moi, nous allons disparaître de l’armée de Sa Majesté. Nous sommes mobilisés pour le service spécial.
– Ô ma mère ! s’écria Sandy. De quoi s’agit-il ? Pour l’amour de Dieu, ne me faites pas languir. Devons-nous piloter des missions de neutres suspects à travers les fabriques de munitions, ou bien nous faut-il conduire en auto le journaliste frissonnant, là où il peut s’imaginer voir un Boche ?
– Les détails peuvent attendre. Je vous dirai toujours ceci : il n’y a pas plus de risques à se lancer à travers les lignes boches armé seulement d’une canne qu’à courir l’aventure que nous allons entreprendre.
– Tiens, ce n’est pas si mal ! dit Sandy.
Et il attaqua joyeusement les muffins.
Il faut que je présente Sandy au lecteur, car on ne peut lui permettre de rentrer dans cette histoire par la petite porte.
Consultez le Peerage et vous trouverez que Edward Cospatrick, quinzième baron Clanroyden, eut, en 1882, un fils cadet, Ludovick-Gustave Arbuthnot, appelé l’Honorable Arbuthnot. Ce fils fit ses études à Eton et au New Collège d’Oxford ; il devint ensuite capitaine dans un régiment du Tweeddale, et servit quelques années comme attaché dans plusieurs ambassades.
Le Peerage ne vous donnera pas d’autres renseignements. Pour connaître la fin de l’histoire, il faut vous adresser à des sources bien différentes. On voit parfois des hommes maigres et bruns, venus des confins de la terre, vêtus d’habits froissés, qui marchent du pas long et léger des montagnards, et se faufilent furtivement dans les clubs comme s’ils ne se rappelaient plus très bien s’ils en font ou non partie. Ils vous donneront des nouvelles de Sandy. On vous parlera encore de lui dans les petits ports de pêche oubliés, là où les montagnes de l’Albanie baignent dans l’Adriatique. Rencontrez-vous un pèlerinage sur le chemin de La Mecque ? Il est fort probable que vous trouverez plusieurs amis de Sandy parmi les pèlerins. Dans les huttes des bergers, au milieu des montagnes du Caucase, vous trouverez des lambeaux de ses vêtements, car il a la manie d’éparpiller ses costumes là où il passe. Il est connu dans les caravansérails de Bokhara et de Samarkand, et certains shikaris, parmi les Pamirs, parlent encore de lui lorsqu’ils s’assemblent autour de leurs feux… Si vous aviez l’intention de visiter Rome, Pétrograd ou Le Caire, il serait bien inutile de lui demander des lettres d’introduction, car s’il vous en donnait, elles vous mèneraient dans des repaires étranges. Mais si le destin vous obligeait à aller à Lhassa, à Yarkand ou à Seistan, il vous tracerait le plan de votre voyage et passerait le mot à des amis tout-puissants.
Nous autres, Anglais, nous nous appelons insulaires, mais en vérité, nous sommes la seule race qui produise des hommes capables de s’identifier aux autres peuples. Les Écossais excellent en cela peut-être plus encore que les Anglais ; mais nous sommes mille fois supérieurs à tous les autres. Sandy personnifiait l’Écossais errant à un degré de perfection frisant le génie. Dans les temps anciens, il eût certainement prêché une croisade ou découvert une nouvelle route menant aux Indes ; de nos jours, il avait erré au gré de sa fantaisie, jusqu’au moment où la guerre l’entraîna dans son tourbillon et le déposa dans mon bataillon.
Je tirai de mon portefeuille le papier que sir Walter m’avait remis. Ce n’était pas l’original du document (qu’il désirait très naturellement conserver), mais une copie très soignée. Je me dis qu’Harry Bullivant n’avait probablement pas pris ces notes pour son usage personnel. Les gens de sa carrière possèdent en général une bonne mémoire. Envisageant la possibilité de sa mort, il avait dû prendre ces précautions afin que ses amis eussent ainsi une indication au cas où son corps serait retrouvé. Je me dis donc que ces notes seraient sans doute intelligibles à quelqu’un de notre langue, mais qu’elles seraient le plus pur galimatias pour le Turc ou l’Allemand qui les liraient.
Je n’arrivai pas à comprendre le premier mot, « Kasredin ». J’en demandai la signification à Sandy.
– Vous voulez dire Nasr-ed-din, déclara-t-il tout en mangeant paisiblement des madeleines.
– Qu’est-ce que c’est ? demandai-je vivement.
– C’est le général qui commande, croit-on, les forces qui luttent contre nous en Mésopotamie. Je me rappelle l’avoir vu il y a très longtemps, à Alep. Il parlait un français exécrable et buvait le plus doux des champagnes.
J’examinai le papier attentivement.
Le K était tracé très clairement. On ne pouvait pas s’y méprendre.
– Kasredin ne signifie rien. En arabe, cela veut dire la maison de la foi, et cela peut s’appliquer à tout ce qu’on veut depuis Hagia Sofia jusqu’à une villa suburbaine. Voyons l’énigme suivante, d**k. Prenez-vous part à un concours de journaux ?
– C’est Cancer, dis-je.
– En latin, cela signifie crabe. C’est également le nom d’une pénible maladie, et c’est aussi un des signes du zodiaque.
– v. I., dis-je enfin.
– Ah ! là, vous m’arrêtez. On dirait le chiffre d’une auto. La police découvrirait cela pour vous. Il me semble qu’il s’agit d’un concours assez difficile ? Quel est le prix d’honneur ?
Je lui tendis le papier.
– Qui a écrit cela ? demanda-t-il. On dirait quelqu’un de bien pressé.
– C’est Harry Bullivant, dis-je.
Le visage de Sandy s’allongea.
– Ce vieil Harry ! Nous avions le même précepteur. C’était le meilleur garçon du monde. Oui, j’ai vu son nom dans la liste de nos pertes devant Kut… Harry ne faisait pas les choses sans raison. Quelle est l’histoire de ce papier ?
– Donnez-moi quelques heures, lui répondis-je. Je vais prendre un bain et me changer. J’attends un Américain pour dîner ; je vous dirai tout après. Il fait partie de la combinaison.
Mr Blenkiron arriva, ponctuel, vêtu d’un manteau de fourrure digne d’un grand-duc. Maintenant que je le voyais debout, je le jugeais plus facilement. Bien que son visage fût gras, il n’avait pas trop d’embonpoint et on devinait des poignets vigoureux sous ses manchettes. Je m’imaginais qu’il saurait se servir de ses mains si l’occasion s’en présentait.
Sandy et moi fîmes un repas solide, mais l’Américain s’amusa avec son poisson bouilli et but son lait goutte à goutte.
Lorsque le garçon eut débarrassé la table, Blenkiron tint parole et s’étendit sur le sofa. Je lui offris un bon cigare, mais il préféra fumer un des siens. Sandy s’installa à l’aise dans un fauteuil et alluma sa pipe.
– Et maintenant, d**k, nous attendons votre histoire, me dit-il.
Je commençai donc, à l’exemple de sir Walter, à leur parler du mystère de l’Orient. Je leur fis un exposé assez réussi, car j’y avais réfléchi longuement et le mystère de cette affaire m’attirait. Sandy fut vivement intéressé.
– Tout cela est fort possible. Je m’y attendais même, bien que je ne puisse imaginer quel atout les Allemands détiennent. Cela peut être vingt choses différentes. Il y a une trentaine d’années, une fausse prophétie a causé un beau gâchis dans le Yémen. Il s’agit peut-être d’un drapeau comme celui que possédait Ali-Wad-Helt ou d’un joyau comme le collier de Salomon en Abyssinie ? On ne sait jamais ce qui détermine une Djihad ! Mais je crois qu’il s’agit plutôt d’un homme.
– Mais d’où vient sa puissance ?
– C’est difficile à dire. S’il ne s’agissait que de tribus sauvages comme les Bédouins, cet homme aurait pu acquérir la réputation d’un saint et d’un faiseur de miracles. Mais n’est-ce pas plutôt quelque individu prêchant une religion pure, comme celui qui a fondé la secte des Senoussi ? Cependant, je serais porté à croire qu’il s’agit d’une personnalité douée d’une influence particulière, s’il peut jeter un sort sur le monde m******n tout entier. Le Turc et le Persan ne suivraient pas le nouveau truc théologique ordinaire. Il doit être du Sang. Les Mahdis, Mullahs et Imans étaient des rien du tout, car ils n’avaient qu’un prestige local. Pour captiver tout l’Islam (et c’est ce que nous craignons, n’est-ce pas ?), l’homme doit appartenir au Koreish, à la tribu même du Prophète.
– Mais comment un imposteur prouverait-il cela ?… Car je présume qu’il s’agit d’un imposteur.
– Il lui faudrait combiner pas mal de titres. D’abord, il faut que sa descendance soit à peu près établie, et rappelez-vous que certaines familles se réclament du sang des Koreishites. Ensuite, il lui faudrait être une personnalité assez remarquable, très saint, très éloquent, etc. Et sans doute devrait-il montrer un signe, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que ce signe pourrait être.
– Mais vous qui connaissez, l’Orient mieux que personne, croyez-vous pareille chose possible ? dis-je.
– Parfaitement, dit Sandy, avec un visage très grave.
– Eh bien ! voilà du moins le terrain préparé. Il y a ensuite les témoignages de presque tous ces agents secrets. Tout cela semble prouver le fait. Mais nous n’avons pas d’autres données, ni d’autres détails que ceux fournis par cette feuille de papier.
Sandy l’examina, les sourcils froncés.
– Cela me dépasse, mais c’est peut-être la clef du mystère, malgré tout. À Londres, tel indice peut être muet, et devenir lumineux à Bagdad.
– Voilà précisément où je voulais en venir. Sir Walter déclare que cette affaire est aussi importante pour la réussite de notre cause que le développement de notre artillerie lourde. Il ne peut me donner aucun ordre, mais il m’offre d’aller découvrir quel est le mal. Seulement, il faut agir au plus vite, car à tout moment la mine peut sauter. J’ai accepté. Voulez-vous m’aider ?
Sandy considérait attentivement le plafond.
– J’ajouterai que cette tâche présente à peu près autant de sûreté que si nous avions joué à pile ou face au carrefour de Loos, le jour où nous étions de la partie. Et en cas d’insuccès, personne ne pourra nous aider.
– Oh ! naturellement, répondit Sandy d’une voix distraite.
Ayant terminé sa sieste de digestion, M. Blenkiron s’était assis et avait attiré un petit guéridon près de lui. Prenant un jeu de cartes dans sa poche, il se mit à faire une réussite. Il paraissait ne prendre aucun intérêt à notre conversation.
J’eus tout à coup l’impression que je m’embarquais dans une entreprise absolument folle. Nous voilà, tous trois réunis dans un appartement de Londres, projetant de nous rendre dans la citadelle de l’ennemi sans avoir une idée très nette de ce que nous devions y faire, ni de la manière dont nous procéderions. L’un des trois considérait le plafond, en sifflant doucement à travers ses dents, l’autre faisait une réussite ! Je fus si frappé par le comique de la situation que j’éclatai de rire.
Sandy me jeta vivement un regard.
– Vous avez ce sentiment ?… Moi aussi, c’est idiot – mais toute guerre est idiote –, et c’est l’idiot le plus convaincu qui gagne. Il faut nous lancer sur cette folle piste là où nous pensons pouvoir la découvrir… Eh bien ! je suis des vôtres. Mais je veux bien vous avouer avoir une sale frousse. Je m’étais ajusté à la vie des tranchées et j’y étais très heureux. Et maintenant que vous m’en arrachez, je suis glacé !
– Je croyais que vous ignoriez la peur, dis-je.
– Vous vous trompez, d**k, répondit-il sérieusement. Tout homme qui n’est pas un maniaque connaît la peur. J’ai couru nombre de folles aventures, mais je ne les ai jamais entreprises sans souhaiter qu’elles fussent terminées. Une fois embarqué, je me sens plus à l’aise, et au moment de m’en tirer, je regrette que ce soit fini… mais au début, j’ai toujours les pieds gelés !
– Alors, si je comprends bien, vous me suivez ?
– Je vous crois, dit-il. Voyons, vous ne supposiez pas que j’allais vous lâcher ?
– Et vous, monsieur ? dis-je à Blenkiron dont la réussite touchait à sa fin.
Il complétait huit petits tas de cartes avec un grognement satisfait. En m’entendant, il leva ses yeux lourds vers moi et hocha la tête.
– Mais certainement, dit-il. J’espère que vous n’avez pas cru que je n’ai pas suivi votre intéressante conversation. Je n’en ai pas perdu un mot. À mon avis, les réussites stimulent la digestion après les repas, et aident à réfléchir tranquillement. John S. Blenkiron est des vôtres, soyez-en sûrs.
Il battit les cartes et les aligna ensuite de nouveau.
Je ne m’attendais pas à un refus de sa part. Toutefois, son assentiment spontané me rasséréna considérablement. Je n’aurais pas pu tenter l’aventure seul.