2. Le choix des missionnaires-1

2031 Words
2. Le choix des missionnaires Je rédigeai un télégramme pour Sandy, lui demandant de venir me rejoindre par le train de 2h15 et de me retrouver chez moi. – J’ai choisi mon collègue, dis-je à sir Walter. – Le fils de Billy Arbuthnot ? Son père était à Harrow en même temps que moi. Je le connais, car Harry l’amenait souvent pêcher chez nous. C’est un grand garçon au visage maigre, avec des yeux bruns de jolie fille. Je connais sa réputation. On a souvent parlé de lui dans ce bureau. Il a traversé le Yémen, ce qu’aucun Blanc n’avait réussi avant lui. Les Arabes l’ont laissé passer, car ils le croyaient fou, et ils déclarèrent que la main d’Allah pesait sur lui assez lourdement sans qu’il fût besoin de lui faire sentir le poids de la leur. Il est le frère de sang de toutes sortes de bandits arabes. Il se mêla aussi de politique turque et y acquit une véritable réputation. Un Anglais déplorait un jour devant le vieux Mahmoud Shevkat la rareté des hommes d’État en Europe occidentale, et Mahmoud lui répondit : « N’avez-vous pas l’Honorable Arbuthnot ? » Vous dites qu’il est de votre bataillon ? Je me demandais ce qu’il était devenu. Nous avons essayé plusieurs fois de nous mettre en rapport avec lui, mais il ne nous a pas laissé d’adresse. Ludovick Arbuthnot… Oui, c’est bien lui. Enterré dans les rangs de la Nouvelle Armée ! Eh bien, nous allons l’en faire sortir, et vite. – Je savais que Sandy avait voyagé un peu partout en Orient, mais j’ignorais qu’il fût un numéro aussi exceptionnel. Il n’est pas homme à se vanter. – Non, répondit sir Walter. Il a toujours été doué d’une réserve plus qu’orientale. Eh bien ! j’ai un autre collègue à vous proposer, s’il peut vous plaire. Il regarda sa montre. – Un taxi vous mènera au grill-room du Savoy en cinq minutes. Vous entrerez par la porte donnant sur le Strand ; vous tournerez à gauche et vous verrez dans le renfoncement, à votre droite, une table à laquelle sera assis un grand Américain. Il est bien connu au grill-room et il occupera seul la table. Je désire que vous alliez vous asseoir auprès de lui. Dites-lui que vous venez de ma part. Il s’appelle John Scantlebury Blenkiron, citoyen de Boston, mais né et élevé en Indiana. Mettez cette enveloppe dans votre poche, mais n’en lisez le contenu qu’après avoir eu une conversation avec M. Blenkiron. Je veux que vous vous formiez une opinion personnelle sur lui. Je sortis du Foreign Office l’esprit aussi embrouillé que celui d’un diplomate. Je me sentais atrocement déprimé. Pour commencer, j’avais une frousse intense. Je m’étais toujours cru aussi brave que la bonne moyenne des hommes ; mais il y a courage et courage, et le mien n’était certainement pas du genre impassible. Fourrez-moi dans une tranchée, j’y supporterai tout aussi bien que quiconque de servir de cible et je m’échaufferai vite à l’occasion. Sans doute avais-je trop d’imagination. Je n’arrivais pas à me débarrasser des pressentiments lugubres qui agitaient mon esprit. Je calculai que je serais mort d’ici une quinzaine de jours, fusillé comme espion : une vilaine fin ! En ce moment, j’étais en sûreté, tandis que je cherchais un taxi au beau milieu de Whitehall, et néanmoins, la sueur perlait sur mon front. J’éprouvais une sensation analogue à celle que j’avais eue lors de mon aventure d’avant-guerre. Mais cette fois, c’était bien pis, car tout était prémédité et il ne me semblait pas que j’eusse la moindre chance. Je regardais les soldats en kaki passer sur les trottoirs et je songeai combien leur avenir était assuré comparé au mien, en admettant même qu’ils fussent la semaine prochaine à la redoute Hohenzollern, ou dans la tranchée de l’Épingle à Cheveux, parmi les Carrières, ou dans ce vilain coin près de Hooge. Je me demandais pourquoi je n’avais pas été plus heureux le matin même avant de recevoir cette maudite dépêche. Tout à coup, toutes les trivialités de la vie anglaise m’apparurent comme infiniment chères et très lointaines. Je fus furieux contre Bullivant jusqu’au moment où je me souvins combien il avait été juste. J’étais seul responsable de mon destin. Pendant toutes mes recherches au sujet de la Pierre Noire, l’intérêt du problème à résoudre m’avait soutenu. Mais aujourd’hui, quel était ce problème ? Mon esprit ne pourrait travailler qu’à déchiffrer trois mots d’un jargon incompréhensible tracés sur une feuille de papier, et un mystère dont sir Walter était convaincu, mais auquel il ne pouvait donner de nom. Cela ressemblait un peu à la légende de sainte Thérèse partant, à l’âge de 10 ans, accompagnée de son petit frère, pour convertir les Maures ! Je demeurai assis dans un coin du taxi, le menton baissé, regrettant presque de n’avoir pas perdu la jambe à Loos, ce qui m’eût tiré d’affaire pour le restant de la guerre. Je trouvai mon homme au grill-room. Il mangeait solennellement, une serviette nouée sous le menton. Il était grand et gros, gras de visage, imberbe et blafard. J’écartai d’un geste le garçon qui s’était précipité à ma rencontre, et je m’assis à la petite table de l’Américain. Il tourna vers moi des yeux dont le regard nonchalant était pareil à celui d’un ruminant. – M. Blenkiron ? dis-je. – C’est bien ça, monsieur, répondit-il. Mr John Scantlebury Blenkiron. Je vous souhaiterais volontiers le bonjour, si je voyais quoi que ce soit de bon dans ce sacré climat anglais. – Je viens de la part de sir Walter Bullivant, continuai-je en parlant très bas. – Vraiment ! Sir Walter est un de mes bons amis. Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur, ou plutôt colonel… – Hannay, dis-je. Major Hannay. Je me demandai en quoi ce Yankee endormi pourrait bien m’aider. – Permettez-moi de vous inviter à déjeuner, major. Garçon, la carte ! Je regrette de ne pouvoir échantillonner les efforts culinaires de cet hôtel. Je souffre de dyspepsie, monsieur, de dyspepsie duodénale. Cela me prend deux heures après les repas et me t*****e un peu au-dessous du sternum. Je suis donc obligé de suivre un régime. Croiriez-vous, monsieur, que je me nourris de poisson, de lait bouilli et d’un peu de toast très sec ? Cela me change bien mélancoliquement des jours où je faisais justice à un lunch chez Sherry et où je soupais de crabes farcis aux huîtres. Et il poussa un soupir qui semblait sortir des profondeurs de sa vaste personne. Je commandai une omelette et une côtelette de mouton. J’examinai de nouveau mon compagnon. Ses grands yeux paraissaient me regarder fixement sans me voir. Ils étaient aussi vides que ceux d’un enfant distrait. Cependant, j’éprouvai l’impression désagréable qu’ils voyaient beaucoup mieux que les miens. – Vous vous êtes battu, major ? La bataille de Loos ? Ça devait barder ! Nous autres, Américains, nous respectons les qualités militaires du soldat britannique, mais la tactique de vos généraux nous échappe quelque peu. Nous sommes d’avis que vos grands chefs possèdent plus d’ardeur guerrière que de science. C’est exact ? Mon père s’est battu à Chattanooga, mais votre serviteur n’a rien vu de plus excitant qu’une élection présidentielle ! Dites, n’y aurait-il pas moyen d’assister à une scène de vrai c*****e ? Son sérieux me fit rire. – On compte nombre de vos compatriotes dans la guerre actuelle, dis-je. La Légion étrangère est pleine de jeunes Américains, et aussi notre Army Service Corps. La moitié des chauffeurs militaires qu’on rencontre en France semblent venir d’Amérique. Il soupira. – Il y a un an, j’avais bien songé à me lancer dans la tourmente ; j’ai réfléchi que le bon Dieu n’avait pas doué John S. Blenkiron d’une silhouette qui ferait honneur aux champs de bataille. Puis je me suis souvenu que nous autres, Américains, nous étions neutres, des neutres bienveillants ! Il ne me convenait guère de m’immiscer dans les luttes des monarchies épuisées de l’Europe. Alors, je suis resté chez moi. Cela m’a coûté beaucoup, major, car, pendant toute l’affaire des Philippines, j’avais été malade et je n’ai encore jamais vu les passions déréglées de l’humanité déchaînée sur le théâtre de la guerre. Je désirerais vivement voir ce spectacle, car j’aime à étudier l’humanité. – Alors, qu’avez-vous fait ? lui demandai-je. Ce personnage flegmatique commençait à m’intéresser. – Eh bien, j’ai attendu, tout simplement. Le Seigneur m’a gratifié d’une fortune à gaspiller, ce qui fait que je n’ai pas eu à me décarcasser pour contracter des engagements de guerre. Et puis je me disais que je serais certainement mêlé à la partie d’une façon ou d’une autre, et c’est ce qui est arrivé. Étant neutre, j’étais particulièrement bien placé pour faire mon jeu. Pendant quelque temps, ça a marché comme sur des roulettes. Alors, je me suis résolu à quitter le pays pour aller voir un peu ce qui se passait en Europe. Je me suis tenu à l’écart du c*****e, mais, comme dit votre poète : « La paix compte des victoires non moins glorieuses que celles remportées par la guerre » ; ce qui veut dire, major, qu’un neutre peut se mêler à la lutte aussi bien qu’un belligérant. – Voilà bien la meilleure sorte de neutralité dont j’aie jamais entendu parler, déclarai-je. – C’est la vraie neutralité, dit-il solennellement. Voyons, major, pourquoi vous battez-vous, vous et vos copains ? Pour essayer de sauver vos peaux, votre empire et la paix de l’Europe. Eh bien, voilà des idéaux qui ne nous concernent aucunement. Nous ne sommes pas européens et, jusqu’à présent, il n’y a pas de tranchées boches sur Long Island. Vous avez dressé l’arène en Europe ; si nous venions nous y mêler, ce serait contre les règles, et vous ne nous feriez pas bon accueil ! Vous auriez sans doute raison. Notre délicatesse nous empêche d’intervenir, et voilà ce que voulait dire mon ami, le président Wilson, lorsqu’il a déclaré que l’Amérique était trop fière pour se battre. Donc, nous sommes neutres, mais nous sommes aussi des neutres bienveillants. D’après ce que je vois des événements, un putois en liberté parcourt en ce moment le monde, et son odeur va empuantir la vie jusqu’à ce qu’on ait réussi à l’abattre. Nous n’avons rien fait pour exciter ce putois, mais il nous faut tout de même aider à désinfecter la planète. Vous concevez. Nous ne nous battons pas, mais, Bon Dieu ! certains d’entre nous vont suer sang et eau jusqu’à ce que ce grabuge ait cessé. Officiellement, nous nous contentons de lâcher des notes, comme une chaudière qui fuit lâche la vapeur. Mais en tant qu’individus, nous nous sommes engagés dans la lutte corps et âme. Donc, me conformant à l’esprit de Jefferson Davis et de Wilson, je m’en vais être le plus neutre des neutres et je ferai si bien que le Kaiser regrettera bientôt de n’avoir pas déclaré la guerre à l’Amérique dès le début ! J’avais retrouvé toute ma bonne humeur. Ce personnage valait son pesant d’or et sa verve me redonnait de l’énergie. – Vous autres, Anglais, vous étiez, je crois, des neutres de la même espèce, lorsque votre amiral prévint la flotte allemande de ne pas entraver les plans de Dewey dans la baie de Manille, en 98, ajouta M. Blenkiron en buvant une dernière goutte de lait, après quoi, il alluma un mince cigare noir. Je me penchai vers lui. – Vous avez vu sir Walter ? dis-je. – Je l’ai vu et il m’a donné à comprendre qu’il avait une affaire en train que vous alliez diriger. Ce grand homme n’exagère rien, et s’il dit que c’est sérieux, vous pouvez me compter de la partie. – Vous savez qu’il s’agit d’une aventure très dangereuse ? – C’est ce que j’avais compris. Mais il ne faut pas nous mettre à compter les risques. Je crois en une Providence d’une sagesse suprême et bienfaisante ; mais il faut nous fier à elle et la laisser agir. Qu’est-ce que la vie, après tout ? Pour moi, cela se traduit ainsi : observer un régime sévère et avoir de fréquentes douleurs d’estomac. Pourvu que le jeu en vaille la chandelle, ce n’est pas grand-chose après tout que de renoncer à la vie. D’ailleurs, le risque est-il tellement grave ? À 1 heure du matin, pendant une insomnie, il vous paraîtra haut comme le mont Blanc, mais si vous courez bravement à sa rencontre, il ne vous semblera plus qu’une colline que vous franchirez facilement. Vous jugez le grizzly bien effrayant quand vous prenez votre billet pour les montagnes Rocheuses, mais ce n’est qu’un ours tout comme un autre lorsque vous épaulez votre fusil pour le viser. Je ne songerai aux risques que lorsque j’y serai enfoncé jusqu’aux oreilles… sans savoir comment m’en dépêtrer. J’écrivis mon adresse sur un morceau de papier que je tendis à ce gros philosophe. – Venez dîner ce soir chez moi à 8 heures, lui dis-je. – Avec plaisir. N’ayez pour moi qu’un peu de poisson bouilli et du lait chaud. Vous m’excuserez si je vous emprunte votre chaise longue après dîner, et si je passe la soirée étendu sur le dos, mais c’est ce que me conseille mon nouveau médecin. Je sautai dans un taxi et me rendis à mon club. En chemin, j’ouvris l’enveloppe que sir Walter m’avait donnée. Elle contenait plusieurs fiches : le dossier de M. Blenkiron. Il avait accompli des merveilles aux États-Unis en faveur des Alliés. Ce fut lui qui révéla le complot de Dumba et qui aida à la saisie du portefeuille du Dr Albert. Les espions de Von Papen avaient même essayé de l’assassiner, après qu’il eut déjoué un attentat contre une des grandes fabriques de munitions.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD