2. Le choix des missionnaires-3

1077 Words
– Voilà qui est décidé. Maintenant, voyons les moyens et le chemin à suivre. Nous devons nous mettre en mesure de découvrir le secret de l’Allemagne… et aller là où le secret est connu. Il nous faut donc atteindre Constantinople – d’une façon quelconque, – et, afin de battre la plus grande étendue de territoire possible, il faut y aller par trois routes différentes. Vous, Sandy, vous allez pénétrer en Turquie. Vous êtes le seul d’entre nous qui connaisse ce charmant peuple. Vous ne pourrez pas y pénétrer facilement par l’Europe ; il vous faut donc y aller par l’Asie. Que diriez-vous d’essayer la côte d’Asie Mineure ? – Ça peut se faire, répondit-il. Mais laissez-moi décider tout cela. Je verrai le meilleur moyen. Je présume que le Foreign Office m’aidera à parvenir à mon point de départ ? – Rappelez-vous qu’il est inutile de pénétrer trop avant en Orient, lui dis-je, car en ce qui nous concerne, le secret se trouve encore à l’ouest de Constantinople. – C’est ce que je vois. Je remonterai le Bosphore par le chemin le plus court. – Quant à vous, monsieur Blenkiron, dis-je me tournant vers lui, je vous conseillerai de suivre la route directe. Vous êtes américain, vous pouvez donc voyager directement via l’Allemagne. Mais je me demande pourtant jusqu’à quel point vos agissements à New York vous permettront de passer pour neutre ? – J’ai réfléchi à cela, dit-il ; j’ai du reste accordé quelque réflexion à la psychologie particulière de la grande nation allemande. D’après mes déductions, les Boches sont malins comme des chats, et si vous essayez de ruser avec eux, ils vous rouleront à chaque coup. Oui, monsieur, ce sont des limiers de premier ordre. J’aurai beau acheter une paire de faux favoris, teindre mes cheveux, m’habiller comme un pasteur baptiste, et aller en Allemagne pour faire une propagande pacifiste, ils me dépisteront en deux temps et trois mouvements. Et je serai ou fusillé avant une semaine, ou au secret dans la prison Moabite. Mais les Allemands n’ont pas la vue large. On peut les bluffer. Donc, avec votre approbation, je visiterai le Vaterland tout bonnement comme John S. Blenkiron, dont le départ d’Amérique enleva jadis une épine du pied de leurs plus brillants partisans de là-bas. Mais ce sera un John S. Blenkiron très différent. Je crois qu’il aura éprouvé un revirement de sentiments. Il en sera venu à apprécier la grande âme pure et noble de l’Allemagne… et il regrettera amèrement son passé. Il sera, lui aussi, victime de la bassesse et de la perfidie du gouvernement britannique. Je m’en vais avoir une sale histoire avec votre Foreign Office au sujet de mon passeport, et je dirai volontiers, ouvertement, dans tout Londres, ce que je pense de cette institution. Je m’en vais être filé par vos limiers jusqu’à mon port d’embarcation, et sans doute me disputerai-je quelque peu avec les légations britanniques en Scandinavie. À ce moment, nos amis boches seront en train de se demander ce qui est arrivé à John S… et ils se diront qu’ils se sont peut-être trompés sur son compte. » J’espère donc que lorsque je parviendrai en Allemagne, ils m’attendront les bras ouverts. Je leur confierai certains renseignements importants sur les préparatifs anglais et je dépeindrai le lion britannique comme étant le plus vil bâtard. Fiez-vous à moi. Je produirai une impression excellente. Après quoi, je me dirigerai vers l’Orient afin d’assister au dépouillement de la Grande-Bretagne dans cette partie du globe. À propos, où nous retrouverons-nous ? – Nous sommes aujourd’hui le 17 novembre. Si d’ici deux mois nous n’arrivons pas à découvrir ce que nous cherchons, autant renoncer à l’affaire. Il faut nous réunir à Constantinople le 17 janvier. Le premier arrivé attendra les autres. Si à cette date nous ne sommes pas présents tous trois, les autres considéreront que le manquant se trouve empêché et renonceront à l’attendre. À propos, si jamais nous y parvenons, comme nous viendrons chacun de différents côtés et sous des aspects divers, il nous faut un lieu de réunion où s’assemblent d’ordinaire les gens les plus hétéroclites. Sandy, vous connaissez bien Constantinople. À vous de fixer notre rendez-vous. – J’y ai déjà pensé, dit-il. Il se leva, et allant vers mon bureau, il prit une feuille de papier et se mit à y tracer un petit plan. – Voyez-vous cette allée ? Elle conduit du bazar kurde de Galata au bac de Ratchik. À mi-chemin, sur la gauche, se trouve un café tenu par un Grec nommé Kuprasso. Derrière le café, il y a un jardin entouré de murs très hauts qui appartenaient autrefois au vieux théâtre byzantin. Au bout du jardin s’élève un édifice appelé le Pavillon de Soliman le Rouge. Cela a été un lieu de danse, un tripot… et Dieu sait quoi ! Ce n’est certainement pas un endroit pour des gens respectables, mais les extrémités du monde semblent y converger et l’on n’y demande rien à personne. C’est le meilleur rendez-vous auquel je puisse songer. La bouilloire chantait sur le feu. Il faisait une nuit claire et froide, et l’heure était propice au punch. – Et quant au langage, dis-je, vous n’aurez pas de difficulté, Sandy ? – Je connais l’allemand assez bien et parle couramment le turc. J’écouterai le premier, et parlerai le second. – Et vous ? dis-je à Blenkiron. – Moi ?… On m’a oublié le jour de la Pentecôte, répondit-il. J’ai le regret de vous avouer que je n’ai pas le don des langues. Mais le rôle que je me suis attribué ne m’oblige pas à être polyglotte. Songez que je suis tout simplement John S. Blenkiron, citoyen de la grande république américaine. – Vous ne nous avez pas encore dit votre rôle, d**k, observa Sandy. – Je vais atteindre le Bosphore via l’Allemagne. Et n’étant pas neutre, ce ne sera pas une plaisanterie. Sandy eut l’air grave. – Ça paraît sérieux ! Êtes-vous assez sûr de votre allemand ? – Oh ! je le parle bien… tout à fait assez bien pour passer pour Boche, mais officiellement, je n’en comprendrai pas un mot. Je serai un Bœr, venant de la partie ouest de la colonie du Cap : je serai un des anciens adhérents de Maritz qui aura réussi à parvenir en Angola après bien du mal et qui viendra de débarquer en Europe. Je ne parlerai que le hollandais. Et ma parole ! le taal contient quelques jurons passables. Je serai très ferré sur l’Afrique et j’aspirerai à pouvoir taper sur les verdommt ruinek. Avec quelque chance, je puis espérer que l’on m’enverra en Ouganda ou en Égypte. J’aurai soin de m’y rendre via Constantinople. Si les Boches ont l’intention de se servir de moi auprès des indigènes musulmans, ils me révéleront presque sûrement l’atout qu’ils détiennent. Du moins… c’est mon avis. Nous remplîmes nos verres – deux de punch et un de whisky – et nous bûmes à notre prochaine réunion. Puis Sandy se mit à rire, et je l’imitai. Je fus de nouveau frappé par la folie insensée de cette aventure. Les meilleurs plans que nous pouvions tracer ressemblaient à quelques seaux d’eau jetés pour soulager la sécheresse du Sahara. Je songeai avec sympathie à la petite sainte Thérèse.
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