Scène III
Méphistophélès, sortant de la lampe au moment où elle s’éteint ; Albertus, endormi.
MÉPHISTOPHÉLÈS
Quel triste et plat emploi que celui de veiller sur un philosophe ! Vraiment me voici plus terne et plus obscurci que la flamme de cette lampe, au travers de laquelle je m’amusais à faire passer sur son papier la silhouette d’Hélène et de ses amoureux. Ces logiciens sont des animaux méfiants. On travaille comme une araignée autour de leur froide cervelle pour les enfermer dans le réseau de la dialectique ; mais il arrive qu’ils regimbent et prennent le diable dans ses propres filets. Oui-dà ! ils se servent de l’ergotage pour résister au maître qui le leur a enseigné ! Celui-ci emploie la raison démonstrative pour arriver à la foi, et ce qui a perdu les autres le sauve de mes griffes. Pédant mystique, tu me donnes plus de peine que maître Faust, ton aïeul. Il faut qu’il y ait dans tes veines quelques gouttes du sang de la tendre Marguerite, car tu te mêles de vouloir comprendre avec le cœur ! Mais vraiment on ne sait plus ce que devient l’humanité ! Voici des philosophes qui veulent à la fois connaître et sentir. Si nous les laissions faire, l’homme nous échapperait bien vite. Holà ! mes maîtres ! croyez et soyez absurdes, nous y consentons ; mais ne vous mêlez pas de croire et d’être sages. Cela ne sera pas, tant que le diable aura à bail cette chétive ferme qu’il vous plaît d’appeler votre monde.
Or, il faudra procéder autrement avec toi, cher philosophe, qu’avec feu le docteur Faust. Celui-là ne manquait ni d’instincts violents ni de pompeux égoïsme ; et, au moment d’en être affranchi par la mort, l’insensé perdant patience, et regrettant de n’avoir pas mis la vie à profit, je sus le rajeunir et le lancer dans l’orage. Sa froide intelligence s’en allait tout droit à la vérité, si je n’eusse chauffé ses passions à temps et allumé en lui une flamme qui dévora madame la conscience en un tour de main ; mais, avec celui-ci, il est à craindre que les passions ne tournent au profit de la foi. Il a plus de conscience que l’autre ; l’orgueil a plus de prise sur lui, la vanité aucune. Il a si bien terrassé la luxure qu’il est capable de comprendre la volupté angélique et de se sauver avec sa Marguerite, au lieu de la perdre avec lui. C’est donc à ton cœur que j’ai affaire, mon cher philosophe ; quand je l’aurai tué, ton cerveau fonctionnera à mon gré. Voyons, tourmentons un peu ce cœur qui se mêle d’être sympathique, et, au lieu de le rajeunir, enterrons-le sous les glaces d’une vieillesse prématurée. Il faudrait commencer par dégrader Hélène, ou l’abrutir en la mariant à un butor ; mais les niais trouveraient encore moyen de poétiser ses vertus domestiques. Le mieux, c’est de l’avilir en la prostituant à tous ces apprentis philosophes qui encombrent la maison du matin au soir. En la voyant souillée, ce beau penseur prendra en horreur la jeunesse, la beauté, l’ignorance. Tout ce qui tranchera du romanesque lui semblera criminel ; il deviendra franchement cuistre, c’est là où je l’attends… Allons un peu trouver la fille. J’ai là quelques bons reptiles immondes que je promènerai sur son front pendant qu’elle sommeille… Mais il est un obstacle entre elle et moi, et il faut le détruire. Je comptais m’en servir pour perdre le philosophe par l’enthousiasme. Si je procède par les contraires, je dois anéantir le talisman qui allumerait ici les flammes du cœur. Holà ! lutins et fées ! à moi, mes braves serviteurs crochus ! Prenez la lyre et mettez-la en pièces avec vos griffes, réduisez-la en cendres avec votre haleine… Et vite !…
CHŒUR D’ESPRITS INFERNAUX
Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre ! Un esprit rebelle aux arrêts de l’enfer habite son sein mystérieux. Un charme le retient enchaîné. Brisons sa prison, afin qu’il retourne à son maître, et qu’il ne puisse plus converser avec les hommes. Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre !
Esprit qui fus jadis notre frère, et qui te flattes maintenant d’être réhabilité par l’expiation et replacé au rang des puissances célestes, tu vas sortir d’ici. Que ton maître te reprenne et te châtie ! Tu ne te purgeras pas de ta faute en travaillant au salut des hommes. Eh vite ! eh vite ! brisons la lyre !
LA VOIX DE LA LYRE
Arrière, cris de l’enfer ! Vous ne pouvez rien sur moi. Une main pure doit me délivrer. Maudit ! c’est en vain que tu excites contre moi tes légions à la voix rauque. Une seule note céleste couvre tous les rugissements de l’enfer. Arrière et silence !
MÉPHISTOPHÉLÈS
Que vois-je ? mes légions épouvantées prennent la fuite ! et cette puissance enchaînée est plus forte que moi dans ma liberté !
CHŒUR D’ESPRITS CÉLESTES
Dieu te permet d’exciter au mal, mais tu ne peux l’accomplir toi-même. Tu ne peux remuer une paille dans l’univers ; tu verses ton poison dans les cœurs, mais tu ne saurais faire périr un insecte. Ta semence est stérile si l’homme ne la féconde par sa malice, et l’homme est libre de faire éclore un démon ou un ange dans son sein.
MÉPHISTOPHÉLÈS
Voilà mon homme qui s’éveille. Allons voir si je ne trouverai pas quelque mortel qui haïsse la musique autant qu’un diable, et qui m’aide à briser cette lyre.
Il s’envole.
ALBERTUS, s’éveillant.
J’ai entendu une musique céleste, et les merveilles de l’harmonie, auxquelles je n’ai jamais été sensible, viennent de m’être révélées dans un songe… Mais qui pourrait, dans la réalité, reproduire pour moi une telle harmonie ? Mon cerveau même n’en peut conserver la moindre trace… Il me semblait pourtant qu’à mon réveil je pourrais chanter ce que j’ai entendu… Mais déjà tout est effacé, et je n’entends que le cri perçant des coqs qui s’éveillent. Le jour est levé. Remettons-nous au travail ; car les élèves vont arriver, et je ne suis pas prêt pour la leçon.
On frappe.
Déjà ! Tout professeur devrait avoir chez lui une fille à marier. L’ardeur que cela donne aux élèves pour fréquenter sa maison est vraiment merveilleuse ! Je ne sais pas si la philosophie y gagne beaucoup, et si le philosophe doit en être bien fier !
Il va ouvrir.