Scène II
ALBERTUS, seul
Ô sublime philosophie ! c’est ainsi qu’on déserte tes autels ! Avec quelle facilité on te délaisse pour la première passion qui s’empare des sens ! Ton empire est donc bien nul, et ton ascendant bien dérisoire ? – Hélas ! quelle est donc la faiblesse des liens dont tu nous enchaînes, puisque, après des années d’immolation, après la moitié d’une vie consacrée à l’héroïque persévérance, nous ressentons encore avec tant d’amertume l’horreur de la solitude et les angoisses de l’ennui !…
Souverain esprit, source de toute lumière et de toute perfection, toi que j’ai voulu connaître, sentir et voir de plus près que ne font les autres hommes, toi qui sais que j’ai tout immolé, et moi-même plus que tout le reste, pour me rapprocher de toi en me purifiant ! puisque toi seul connais la grandeur de mes sacrifices et l’immensité de ma souffrance, d’où vient que tu ne m’assistes pas plus efficacement dans mes heures de détresse ? D’où vient qu’en proie à une lente agonie je me consume au dedans comme une lampe dont la clarté jette un plus vif éclat au moment où l’huile va manquer ? D’où vient qu’au lieu d’être ce sage, ce stoïque dont chacun admire et envie la sérénité, je suis le plus incertain, le plus dévoré, le plus misérable des hommes ?
S’approchant du balcon.
Principe éternel, âme de l’univers, ô grand esprit, ô Dieu ! toi qui resplendis dans ce firmament sublime et qui vis dans l’infini de ces soleils et de ces mondes étincelants, tu sais que ce n’est point l’amour d’une vaine gloire ni l’orgueil d’un savoir futile qui m’ont conduit dans cette voie de renoncement aux choses terrestres. Tu sais que, si j’ai voulu m’élever au-dessus des autres hommes par la vertu, ce n’est pas pour m’estimer plus qu’eux, mais pour me rapprocher davantage de toi, source de toute lumière et de toute perfection. J’ai préféré les délices de l’âme aux jouissances de la matière périssable ; et tu sais, ô toi qui lis dans les cœurs, combien le mien était pur et sincère ! Pourquoi donc ces défaillances mortelles qui me saisissent ? Pourquoi ces doutes cruels qui me déchirent ? Le chemin de la sagesse est-il donc si rude que, plus on y avance, plus on rencontre d’obstacles et de périls ? Pourquoi, lorsque j’ai déjà fourni la moitié de la carrière, et lorsque j’ai passé victorieux les années les plus orageuses de la jeunesse, suis-je, dans mon âge mûr, exposé à des épreuves de plus en plus terribles ? Regretterais-je donc, à présent qu’il est trop tard, ce que j’ai méprisé alors qu’il était temps encore de le posséder ? Le cœur de l’homme est-il ainsi fait que l’orgueil seul le soutienne dans sa force, et ne saurait-il accepter la douleur si elle ne lui vient de sa propre volonté ? – On dit toujours aux philosophes qu’ils sont orgueilleux !… S’il était vrai ! Si j’avais regardé comme une offrande agréable à la Divinité des privations qu’elle repousse ou qu’elle voit avec pitié comme les témoignages de notre faiblesse et de notre aveuglement ! si j’avais vécu sans fruit et sans mérite ! si j’avais souffert en vain ! – Mon Dieu ! des souffrances si obstinées, des luttes si poignantes, des nuits si désolées, des journées si longues et si lourdes à porter jusqu’au soir ! – Non, c’est impossible ; Dieu ne serait pas bon, Dieu ne serait pas juste s’il ne me tenait pas compte d’un si grand labeur ! Si je me suis trompé, si j’ai fait un mauvais usage de ma force, la faute en est à l’imperfection de ma nature, a la faiblesse de mon intelligence, et la noblesse de mes intentions doit m’absoudre !… M’absoudre ? Quoi ! rien de plus ? Le même pardon que, dans sa longanimité dédaigneuse, le juge accorderait aux voluptueux et aux égoïstes !… M’absoudre ? Suis-je donc un dévot, suis-je un mystique pour croire que la Divinité n’accueille dans son sein que les ignorants et les pauvres d’esprit ? Suis-je un moine pour placer ma foi dans un maître aveugle, ami de la paresse et de l’abrutissement ? – Non ! la Divinité que je sers est celle de Pythagore et de Platon, aussi bien que celle de Jésus ! Il ne suffit pas d’être humble et charitable pour se la rendre propice, il faut encore être grand ; il faut cultiver les hautes facultés de l’intelligence aussi bien que les doux instincts du cœur pour entrer en commerce avec cette puissance infinie, qui est la perfection même, qui conserve par la bonté, mais qui règne par la justice… C’est à ton exemple, ô perfection sans bornes, que l’homme doit se faire juste, et il n’est point de justice sans la connaissance. – Si tu n’as pas cette connaissance, ô mon âme misérable, si tes travaux et tes efforts ne t’ont conduite qu’à l’erreur, si tu n’es pas dans la voie qui doit servir de route aux autres âmes, tu es maudite, et tu n’as qu’à te réfugier dans la patience de Dieu, qui pardonne aux criminels et relève les abjects… Abject ! criminel ! moi dont la vertu épouvante les cœurs tendres et désespère les esprits envieux… Orgueilleux ! orgueilleux ! Il me semble que, du haut de ces étoiles, une voix éclatante me crie : « Tu n’es qu’un orgueilleux ! »
Ô vous qui passez dans la joie, vous dont la vie est une fête, jeunes gens dont les voix fraîches s’appellent et se répondent du sein de ces bosquets où vous folâtrez autour des lumières, comme de légers papillons de nuit ! belles filles chastes et enjouées qui préludez par d’innocentes voluptés aux joies austères de l’hyménée ! artistes et poètes qui n’avez pour règle et pour but que la recherche et la possession de tout ce qui enivre l’imagination et délecte les sens ! hommes mûrs, pleins de projets et de désirs pour les jouissances positives ! vous tous qui ne formez que des souhaits faciles à réaliser, et ne concevez que des joies naïves ou vulgaires, vous voilà tous contents ! Et moi, seul au milieu de cette ivresse, je suis triste, parce que je n’ai pas mis mon espoir en vous, et que vous ne pouvez rien pour moi ! Vous composez à vous tous une famille dont nul ne peut s’isoler et où chacun peut être utile ou agréable à un autre. Il en est même qui sont aimés ou recherchés de tous. Il n’en est pas un seul qui n’ait dans le cœur quelque affection, quelque espérance, quelque sympathie ! Et moi, je me consume dans un éternel tête-à-tête avec moi-même, avec le spectre de l’homme que j’aurais pu être et que j’ai voulu tuer ! Comme un remords, comme l’ombre d’une victime, il s’acharne à me suivre, et sans cesse il me redemande la vie que je lui ai ôtée. Il raille amèrement l’autre moi, celui que j’ai consacré au culte de la sagesse ; et quand il ne m’accable pas de son ironie, il me déchire de ses reproches ! Et quelquefois il rentre en moi, il se roule dans mon sein comme un serpent, il y souffle une flamme dévorante ; et, quand il me quitte, il y laisse un venin mortel qui empoisonne toutes mes pensées et glace toutes mes aspirations ! Ô enfants de la terre, ô fils des hommes ! à cette heure, aucun de vous ne pense à moi, ne s’intéresse à moi, n’espère en moi, ne souffre pour moi ! et pourtant je souffre, je souffre ce qu’aucun de vous n’a jamais souffert et ne souffrira jamais !
La lyre rend un son plaintif. – Albertus, après quelques instants de silence :
Qu’ai-je donc entendu ? Il m’a semblé qu’une voix répondait par un soupir harmonieux au sanglot exhalé de ma poitrine. Si c’était la voix d’Hélène ! Ma fille adoptive serait-elle touchée des secrètes douleurs de son vieil ami ? La faible clarté de cette lampe… Non ! je suis seul ! Oh, non ! Hélène dort. Peut-être qu’à cette heure elle rêve que, soutenue par le bras de Wilhelm, elle erre avec lui sur la mousse du parc, aux reflets d’azur de la lune, ou bien qu’elle danse là-bas dans le bosquet, belle à la clarté de cent flambeaux, entourée de cent jeunes étudiants qui admirent la légèreté de ses pieds et la souplesse de ses mouvements. Hélène est fière, elle est heureuse, elle est aimée… Peut-être aime-t-elle aussi !… Elle ne saurait penser à moi. Qui pourrait penser à moi ? Je suis oublié de tous, indifférent à tous. Qui sait ? haï, peut-être ! Haï ! ce serait affreux !
La lyre rend un son douloureux.
Pour le coup, je ne me trompe pas ; il y a ici une voix qui chante et qui pleure avec moi… Est-ce le vent du soir qui se joue dans les jasmins de la fenêtre ? est-ce une voix du ciel qui résonne dans les cordes de la lyre ? – Non, cette lyre est muette, et plusieurs générations ont passé sans réveiller le souffle éteint dans ses entrailles. Tel un cœur généreux s’engourdit et se dessèche au milieu des indifférents qui l’oublient ou le méconnaissent. Ô lyre, image de mon âme ! entre les mains d’un grand artiste, tu aurais rendu des sons divins ; vins ; et telle que te voici, abandonnée, détendue, placée sur un socle pour plaire aux yeux, comme un vain ornement, tu n’es plus qu’une machine élégante, une boîte bien travaillée, un cadavre, ouvrage savant du créateur, mais où le cœur ne bat plus, et dont tout ce qui vit s’éloigne avec épouvante… Eh bien ! moi, je te réveillerai de ton sommeil obstiné. Un instrument mort ne peut vibrer que sous la main d’un mort…
Il approche du socle et prend la lyre.
Que vais-je faire, et quelle folle préoccupation s’empare de moi ? Quand même cette lyre détendue pourrait rendre quelques sons, ma main inhabile ne saurait la soumettre aux règles de l’harmonie. Dors en paix, vieille relique, chef-d’œuvre d’un art que j’ignore ; je vois en toi quelque chose de plus précieux, le legs d’une amitié à laquelle je n’ai pas manqué et le pacte d’une adoption dont je saurai remplir tous les devoirs.
Il replace la lyre sur le socle.
Essayons de terminer ce travail.
Il se remet devant sa table. – S’interrompant après quelques instants de rêverie :
Comme Wilhelm songe à ma pupille ! Quelle puissance que l’amour ! Ô passion fatale ! celui qui te brave est courageux ; celui qui te nie est insensé… Hélène acceptera-t-elle celui qu’elle a déjà refusé ?… Il me semble qu’elle préfère Hanz !… Hanz a une plus haute intelligence ; mais Wilhelm a le cœur plus tendre, et les femmes ont peut-être plus de plaisir à être beaucoup aimées qu’à être bien dirigées et bien conseillées… Carl aussi est amoureux d’elle… c’est une tête légère… mais c’est un bien beau garçon… Je crois que les femmes sont elles-mêmes légères et vaines, et qu’un joli visage a plus de prix à leurs yeux qu’un grand esprit… Les femmes ! Est-ce que je connais les femmes, moi ?… Quel sera le choix d’Hélène ? Que m’importe ? Je lui conseillerai ce qui me semblera le mieux pour son bonheur, et je la marierai, après tout, selon son goût… – Puisse cette belle et pure créature n’être pas flétrie par le souffle des passions brutales !… Ah ! décidément, je ne travaille pas… Ma lampe pâlit. Il faudra bien que ceci suffise pour la leçon de demain. Essayons de dormir ; car dès le jour mes élèves viendront m’appeler.
Il se couche sur son grabat.
Hélène n’a guère d’intelligence non plus. C’est un esprit juste, une conscience droite ; mais ses perceptions sont bornées, et la moindre subtilité métaphysique l’embarrasse et la fatigue… Wilhelm lui conviendrait mieux que Hanz… Je m’occupe trop de cela. Ce n’est pas le moment… Mon Dieu, réglez selon la raison et la justice les sentiments de mon cœur et les fonctions de mon être. Envoyez-moi le repos !…
Il s’endort.