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2 C’est pas toutes les filles qui peuvent devenir vendeuse d’eau bénite. Dans une même famille un enfant est comme-ci dès sa naissance et l’autre comme ça. Belvia s’épanouissait à l’ombre de Notre Dame bien-aimée de Jésus, et de la croix qui sert de totem à toutes les églises chrétiennes du monde. Elle chantait dans le chœur des Vierges de Saint Martyr de l’Ouganda, à Lokouingo, et question eau bénite, on disait qu’elle pouvait y rester en apnée du matin au soir. L’eau bénite, elle en vendait aux riches comme aux pauvres, mais surtout aux pauvres. C’était son occupation. Sa sœur, même père même mère pourtant, était complètement différente. C’était une personne qu’on aurait pu croire sortie du ventre d’une autre planète. Arôme Maggi, on l’appelait dans la ville, et ce nom, elle l’avait gagné toute petite encore, alors qu’elle fréquentait le CM2. À cette époque, plusieurs fois des militaires du pays ou des militaires tchadiens avaient essayé de la coincer dans un petit coin pour jouer avec elle, mais elle était déjà fine mouche. Elle avait toujours sur elle la carte du CNLS avec laquelle sa tante décédée allait chercher chaque mois sa trithérapie. Il y avait toujours un militaire qui savait un peu lire et qui devinait pour les autres. Il donnait l’alerte : « la petite là est contaminée, elle a les quatre lettres ». C’était bien joué. Ils la laissaient tranquille et allaient en v****r une autre. À l’époque elle habitait quartier Cécidou. C’est seulement l’année où elle avait intégré les forces armées qu’avec sa mère, son vieux père et sa sœur, elle avait déménagé, pas très loin, dans un appartement à BOCA 1. Oui, oui, les forces armées. Elle avait bien compris que dans la bordellerie de la ville, une fille comme elle ne durerait pas longtemps intacte avec tous les fouteurs de merde habillés. Alors, habillée à son tour, elle pensait que son uniforme plus une arme bien entretenue la protégerait. Elle avait fréquenté jusqu’à la classe de troisième et elle avait obtenu son brevet. Elle était donc probablement la plus savante de tous les militaires du pays tous sexes confondus. Hum… C’était une parité Arôme Maggi. Elle avait été recrutée quand, dans un moment d’égarement sans doute, son Excellence Bocou Sanfouté avait décrété que son armée devait avoir autant de soldates que de soldats. Prudent quand même, il avait redécrété tout de suite qu’il n’y aurait pas dans un premier temps d’unité mixte. En son temps le grand guide Mouhamar Point K avait montré la voie et engagé des femmes. Pendant longtemps cela lui avait porté chance. On peut le dire et même le répéter à l’envi, Arôme Maggi depuis toute petite était naturellement une remueuse de cul. C’était une bombe anatomique, on disait ça. Celle-là oui, tu la lançais sur le champ de bataille et tous les yeux des rebelles se tournaient vers elle ; son devant ou son derrière pouvait même réorienter un nuage de criquets ! Elle avait fait ses classes à la dure et bénéficié ensuite d’une formation spéciale de l’UE. Présentement, elle était tireuse d’élite, avec le grade de capitaine. Habillée ou pas, exhibant ses galons ou pas, elle méritait toujours son nom parce qu’elle était vraiment le cube Maggi de son escouade et du quartier BOCA 1, cité Véronique, où elle avait toujours sa chambre chez ses parents. Le cube Maggi, le cul magique, on ne savait plus trop comment dire. Arôme était discrète, et si chez elle dans sa chambre, Fiston, un footballeur de l’US Tornade Mocaf profitait seul à cent pour cent de ses faveurs, personne ne savait ça. Elle, qui avait mangé le papier longtemps, jusqu’à la dernière classe du collège, n’avait aucune difficulté pour lire un ordre écrit en langue nationale oubanguiste ou en langue officielle française. Ce jour-là, elle avait lu. Elle avait compris l’ordre. Son escouade avec elle-même à sa tête était désignée par volonté présidentielle pour assurer la sécurité et le gardiennage général du nouveau quartier VIP de la prison nationale Ngirigbi. Un beau quartier, construit avec des financements de la Banque Mondiale, par Trictrac, un des champions français du BTP. Elle réunit ses sœurs habillées et les informa : — Le président compte sur nous. Nous devrons être à la hauteur. Il faudra garder ce quartier avec doigté, parce qu’on le sait, un prisonnier VIP d’aujourd’hui peut être demain un président acclamé par tous. Après huit jours d’entraînement spécial et d’écoute de bons conseils, l’escouade d’Arôme au grand complet, soit cinquante-deux femmes d’élite, visitèrent leur nouveau champ de manœuvre. Elles furent les premières à tout voir, c’était la veille de l’inauguration officielle. On leur remit les clés, les codes et tout et tout. Le quartier avait été construit un peu comme la prison de La Haye, celle de la Cour Pénale Internationale, la CPI. C’était bien. Du trois ou quatre étoiles de luxe. Chaque cellule bénéficiait de la clim, d’une salle de bain avec WC, d’un bureau, d’une armoire, d’un fauteuil, d’une chaise et d’un lit double, bien qu’en principe un prisonnier n’était pas autorisé à recevoir qui que ce soit dans son lit. Il y avait aussi une petite salle de sport, bien équipée. Un salon avec des jeux de société dont l’indispensable Monopoly, un Trivial Pursuit spécial Afrique Subsaharienne, deux kissoro. Face au salon, une bibliothèque où l’on trouvait tout aussi bien les œuvres complètes de Goyémidé Étienne que le Voyage au Congo de Gide André, ou le meilleur des prix Goncourt jamais décerné, Batouala de Maran René et une collection de l’hebdomadaire Jeune Afrique. La bibliothèque était équipée d’une télévision avec lecteur de DVD, une télévision pouvant recevoir au moins 36 chaînes. La cuisine n’était rien moins qu’extraordinaire, avec réfrigérateur et congélateur, fours micro-ondes et électrique, machines à faire bouillir, saisir, mijoter, éplucher, plus un lave-vaisselle et un percolateur Tortinelli pour café ou même cappuccino. Afin que le tout fonctionne à merveille jour et nuit, on avait installé, sur le toit de ce quartier VIP expérimental, des panneaux solaires et lunaires. Le tout était prévu pour recevoir douze hommes et douze femmes. Encore la parité si chère au président Bocou Sanfouté qui pourtant dans sa vie privée était polygame puissance dix. Mais la vie privée c’est la vie privée, c’est ça non ? On était vendredi ce qui est un bon jour pour n’importe quelle inauguration. Toutes les filles de l’escouade d’Arôme étaient belles. Maquillées sans outrance, avec juste ce qu’il faut de rose et de bleu là où il faut. Chacune avait un treillis neuf, bien repassé. À leur taille, le ceinturon réglementaire, très serré, permettait de valoriser tout autant la poitrine que les fesses. Pour l’occasion, toutes portaient aux pieds des escarpins noirs à talon aiguille. C’était du plus bel effet. Elles faisaient la haie. Non pas pour réceptionner leur premier prisonnier, mais pour recevoir comme il se doit les officiels. Quelques membres du gouvernement bien sûr, quelques ambassadeurs, quelques notables du parti (le PPP : Parti Populaire du Peuple). À ce premier beau monde s’ajoutait un deuxième beau monde, soit quelques grands commerçants et à la suite du président de l’assemblée un choix de députés, principalement des femmes qui avaient mené campagne électorale essentiellement dans le lit à cinq places du chef de l’État, son Excellence Bocou Sanfouté. Son Excellence arriva alors que tous étaient là et tous applaudirent, même l’ambassadeur de France, mais seulement du bout des doigts. C’était un ambassadeur quand même ! Son Excellence avait sa Légion d’honneur qui faisait comme une petite goutte de sang sur sa poitrine. C’était du plus bel effet : une légion d’honneur / sur un treillis / à la place du cœur. Poétique, non ? Il laissa la grosse bedonnante Kota Kota Ngoroyo, numéro deux du parti et brillante universitaire, prononcer le discours. Elle le méritait. C’était une linguiste de formation et elle avait les mots dans la peau ! Elle parla en une sorte de créole où la langue française était colorée d’oubanguisme local, de latin hors frontières (ce qui fit plaisir au nonce) et de citations gréco-romaines. C’est à peine si les uns et les autres écoutèrent d’une oreille. Pourtant le discours de Kota Kota Ngoroyo, prévu a cappella, était accompagné de diverses sonneries de téléphone parmi lesquelles dominaient les voix de P.-Square, les jumeaux du Nigéria, avec leur succès Do me ! Elle termina son discours par le fameux proverbe passe-partout qui ne pouvait que plaire aux uns et aux autres, puisqu’il était une vérité pour tous : chacun récolte la variété de manioc qu’il a semée. Le Grand Café, face aux bureaux de Télécel, avait préparé diverses agapes sucrées, salées et du ouisky et du jus. Il y avait en plus du Champagne de Navarre offert par l’ambassade de France. Depuis la crise qui frappait tous les pays d’Europe, le vrai Champagne de France n’était offert que parcimonieusement et les anciennes colonies d’Afrique devaient se contenter du Champagne low cost… de Navarre. Tous les invités visitèrent le quartier VIP, avec intérêt. Beaucoup savaient qu’il n’était pas exclu qu’ils y séjournent un jour. Arôme était vraiment la reine du quartier et c’était mérité, parce que Lady Di en son temps n’était certainement pas plus admirée. Son Excellence Bocou Sanfouté, heureusement pour elle, était sans cesse l’oreille vissée à son portable et tête légèrement baissée. Il recevait chaque deux minutes des nouvelles de la coalition rebelle Lakoué Lakoué, devant laquelle l’armée officielle prenait la poudre d’escampette sans demander son reste. Un à un, avec leur sourire obligé un peu usé, les invités s’éclipsèrent. Qui dans son 4x4 Patrol, qui dans sa Mercedes blanche, qui dans sa Range Rover. Le soleil était loin de son zénith quand les filles de l’escouade, dans l’annexe où se trouvait leur vestiaire, changèrent de chaussures. Deux ou trois d’entre elles prirent une douche, et Estella, qui avait le grade de caporale, partagea avec d’autres son paquet rose de garnitures Vania. De l’autre côté de la cour, dans le vestibule de l’ancien bâtiment construit par l’empereur Baba Bérengo 1er, deux prisonniers attendaient, assis sur un banc. On voyait bien, même s’ils avaient la mine défaite, que c’étaient des grosses cylindrées. Ça faisait peine. Voir n’importe qui n’importe comment ça ne compte pas. Mais voir un grand kota zo aussi dépité qu’une serpillère usagée c’était un spectacle à faire pleurer une termitière. Le plus âgé, dont la chemise bleue déboutonnée laissait voir quelques poils blancs sur sa poitrine, dit à l’autre : — Attache ton cœur, mon frère ! Après un instant de silence, le plus jeune répondit sans beaucoup articuler : — Cette fois, le destin est sur moi, et sur toi. — Peut-être que oui, mais la rivière a beau être à sec, elle garde son nom. N’oublie pas ça. — Tu es là avec moi, on est foutus et tu parles comme un professeur ! — C’est vrai. Quand on a été professeur on le reste. Tapioca Gozo, en effet, avait été un éminent professeur avant la politique. Depuis des années, il avait oublié l’enseignement pour tout d’abord inventer dans une belle langue officielle les mensonges dont avait besoin le président Bocou Sanfouté. Il avait à l’époque le titre de cinquième conseiller à la présidence. Après que ses qualités eussent été remarquées, il avait été ministre de l’Éducation nationale. C’est là, à ce poste, qu’il avait réorienté sa carrière, en bénéficiant pour son dur labeur des dessous et des dessus de table lors de la rénovation de l’université et de la construction prévue des douze nouveaux bâtiments, dont un seul en fait avait vu le jour. Les autres, bien que financés, étaient morts-nés. Joli coup, vraiment. Il avait alors construit sa première grande maison au calme, quartier Deux Cents Pavillons, et la deuxième quartier Ouinga, une résidence aussi belle que celle de l’ambassadeur de France dont il était voisin. Après, et jusqu’à aujourd’hui, il avait eu le portefeuille des Mines. Alors, là, sans rien demander, on lui remplissait les poches. Il avait par gentillesse laissé faire. Qu’est-ce que l’on pouvait dire ? De quoi l’accuser ? Au pire d’être responsable, mais certainement pas coupable. Son petit frère assis près de lui était jusqu’à hier ministre du Trésor et des Finances publiques. Que dire de lui ? Est-ce qu’il avait volé plus que les autres ? Non ! Comme les autres, il avait bouffé puisqu’il était là pour ça. Mais pas plus. Plus… pour plus il aurait fallu être un surhomme, un surbouffeur et disposer de trente-six heures par jour. Mais c’est vrai, il avait commis l’erreur d’acheter de l’immobilier en France, à Paris, avenue Montaigne, et à Monaco, au cœur même de la principauté. Il aurait dû investir tout d’abord dans la République du Juste Milieu. Mais non, il avait vu trop loin, trop vite ! Il demanda : — Mais pourquoi on est là ? — Il fallait des boucs émissaires. On est des boucs émissaires. Tu sais, ça va faire joli dans les journaux de la place, dans J. A., dans Le Monde Diplomatique et partout : « Tapioca Gozo ministre des Mines et Parfait Yapalatan, deux proches du président Bocou Sanfouté arrêtés. Emprisonnés. Ils sont accusés de triple et de quadruple vol, avec et sans préméditation ! » — Pourquoi pas de crime de guerre ? — Non, c’est seulement les Blancs qui accusent les autres de crime de guerre. Tout de suite il ajouta : — C’est bizarre non « crime de guerre », comme si on pouvait la faire, la guerre, avec zéro crime.
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