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1556 Words
1 — Est-ce que c’était un mauvais quelqu’un ? Difficile à dire par les bouches du pays qui étaient cousues depuis dix ans. C’est vrai, il dictatait depuis dix ans, et pour réussir ça, il faut non seulement avoir la protection des yandas, mais être comme cul et chemise avec ceux qui bénéficient de la lumière céleste sans jamais connaître la coupure. Être aussi dans les petits papiers de ceux qui se courbent cinq fois par jour pour rester en forme des pieds jusqu’au ciel. Amen. Inch Allah. Le président Bocou Sanfouté n’était pas un de ces dictateurs à l’ancienne, le cou toujours prisonnier d’une cravate et élégant dans un costume trois-pièces ; un dictateur toujours prêt à baratiner un chef d’État ou un secrétaire général, ou un envoyé spécial dans un bon français de Bruxelles, de Genève ou de Paris intra-muros. Non. Il avait d’abord été dans sa prime jeunesse un treillis pataugasse, à peine moins analphabète que la queue d’un âne, et il n’avait pas renié cette belle époque. Il était présentement un président moderne, démocrate jusqu’au chargeur en or de sa Kalachnikov. Un dictateur ouvert sur le monde, capable même de fêter chaque année l’indépendance du pays à Paris, dans son uniforme de campagne usé, tout en dégustant au son de la fanfare de la République du Juste Milieu des makongos de toutes les couleurs. Ce jour-là, pour Bocou Sanfouté, tout allait mal. Non seulement l’autre, le petit président dictateur de la Confédération Africaine de Football (CAF) qui présidait depuis vingt ans, lui avait fait savoir qu’il n’y avait plus de place pour lui dans la tribune officielle pour la finale Sudaf du ballon rond, mais en plus il avait la diarrhée ! La colique le rendait furieux. Lui dont la tête, disait-on, touchait le ciel auquel il pouvait s’adresser simplement en murmurant, avait depuis le matin le cul merdeux à tel point qu’il avait déjà changé quatre fois de caleçon. Est-ce que le Saint-Père au Vatican a quelquefois la diarrhée ? Est-ce que le Commandeur des Croyants a quelquefois la diarrhée ? Bocou Sanfouté assis sur son WC particulier made in China se posait la question. N’ayant pas de réponse il se dit dans son for intérieur qui dégoulinait « c’est comme ça, on n’y peut rien, la brousse est toujours plus forte que l’éléphant ». Dans le bureau salon des glaces de la présidence, debout sur ses talons aiguilles, Marie-Madeleine Makonzie attendait. Elle serrait le parapheur présidentiel contre sa poitrine. C’était une secrétaire qui avait du tempérament et ce qu’il faut pour aller avec, soit de l’assaisonnement tout en rondeurs en haut devant et en bas derrière. Elle était née là-bas, ailleurs, au pays des Mille Collines, dix ans avant les événements. C’était une rescapée, bienheureuse aujourd’hui d’avoir gravi tous les échelons menant du secrétariat général de la présidence au secrétariat particulier du président. Pour en arriver là, elle n’avait pas du tout abusé de la séduction des femmes qui ne sont pas pressées d’être des mères ou des grand-mères. La clim fonctionnait à fond pour le plus grand bonheur de Marie-Madeleine, qui venait de lire une histoire très froide, avec des chercheurs d’or et des chiens dans le Grand Nord. Le président Bocou Sanfouté, après s’être vaporisé de l’eau de Cologne sur tout le corps, arriva dans son bureau des glaces vêtu d’un survêtement violet et or des Lakers, cadeau du gouverneur de Californie. Aux pieds, simplement, il avait enfilé des sans confiance. Ça, il était classe au milieu des glaces ! — 3M, c’est quoi ? Marie-Madeleine Makonzie savait que chaque fois qu’il l’appelait 3M, il fallait qu’elle soit sur ses gardes. Quelque chose n’allait sans doute pas aujourd’hui, mais quoi ? Elle fit un pas en avant, soit quinze ou vingt pas de tous les côtés sur la surface des miroirs, et dit : — Excellence, c’est pour les signatures. Les décisions. Les décrets. Elle tremblotait à présent. Pas à cause du Grand Nord, du vent glacé, de la rivière gelée, non, c’était à cause des signatures. Signer pour que les sauterelles plongent du ciel et dévorent toutes les récoltes ou pour que la foudre tombe sur les turbines de l’ENERJM, ça n’aurait pas été pire. Elle était la seule à savoir. Elle seule avait tapé les décrets sur son ordinateur personnel. À ce moment précis dans le pays, ni un chien, ni un chat, ni un être humain ne se doutait de quoi que ce soit. Alors que Bocou Sanfouté contournait son bureau afin de poser ses deux fesses sur les deux coussins de son fauteuil, elle ferma un bref instant les yeux et se souvint de cette vague géante vue à la télé et qui portait un nom japonais, tsumaka ou tsumiko ou tsunami, elle ne savait plus ; elle se souvint aussi d’avoir vu, toujours sur TV5 Monde, un reportage sur le champignon atomique, premier du genre qui allait anéantir Hiroshima. C’était comme ça, il y avait de temps en temps une ultime seconde, une absolument dernière seconde où tout était encore comme avant. Et puis, il y avait la première seconde d’après, où le monde de lui ou de elle ou d’un million de personnes même était chamboulé à mort, sans espoir de retour. Là, dans la clim qui lui donnait à présent une belle chair de poule, elle en vivait une, d’ultime seconde. Elle posa le parapheur devant Lui, sur le bureau. Il chaussa ses lunettes. Elle ne rit pas. Les lunettes étaient factices, il avait toujours une bonne vue. Mais il avait observé lors d’une réunion de l’UA que plusieurs de ses voisins présidents, encore jeunes, n’hésitaient pas à porter quand cela leur était nécessaire – même en public- des lunettes à monture en or. Il les avait imités et quel que soit le costume ou le treillis, sa posture ou son imposture, peu importe : les lunettes faisaient de lui un authentique président, réfléchi et sérieux. Il lut doucement le premier décret, en subvocalisant comme font les enfants qui ont encore des soucis de lecture ou certains musulmans, lorsqu’ils lisent le saint Coran. Il prit son Bic et sans une miette d’hésitation, il signa. Il lut le second décret et ensuite l’ordonnance N° 236. Il signa. Signa. — 3M, vous faites ce qu’il faut, pour la presse et les diverses représentations accréditées. Elle acquiesça. Elle sortit. Il ne contempla même pas ses fesses qui semblaient aussi fermes que des mangues vertes au sortir de l’hivernage. Seul, il prit sa tête dans ses mains, ferma les yeux et soupira. Tout Bocou Sanfouté qu’il était, c’était pas facile pour lui les signatures là, concernant son fils adoptif et son vieil ami, rayés des cadres, effacés du premier cercle des bouffeurs. Et en plus, il avait la diarrhée ! Il prit son portable double Sim et téléphona deux fois. Pour être certain de se faire bien comprendre, il oublia la langue française et parla la langue que tous comprenaient dans la République du Juste Milieu, la langue oubanguiste. Pour ne pas sombrer dans la mélancolie, armé de son Bic, il tenta de mettre ses idées au clair en les écrivant sur une feuille de papier blanc. Il nota : « Les élections ? » Il se regarda dans quelques-uns des miroirs, et après s’être contemplé de face, de profil, droit dans les yeux et de travers, il se répondit sur le papier : « Est-ce bien nécessaire ? » Trois secondes plus tard, il éclata de rire, il venait de trouver seul la bonne réponse qu’aucun de ses conseillers du Nord, diplômé de la Sorbonne, ou de Harvard ou de Cambridge ne lui avait cette fois soufflée. Mais aïe, son éclat de rire fit suffisamment vibrer ses intestins pour que la courante lui revienne. Alors il courut une fois de plus jusqu’à son WC personnel et se laissa aller. Assis sur la lunette en bois de rose, il était bien. Il ne risquait pas de se souiller. Il rit et de bon cœur. Il avait trouvé, il pouvait seul écrire le sermon qui serait prononcé la semaine prochaine dans toutes les églises, les mosquées et autres lieux de cultes. Ce sermon qui serait repris dans son intégralité par la presse écrite, parlée et télévisée. Sermon bien commenté certainement sur les réseaux sociaux. L’opposition d’ici et l’opposition hors frontières auraient le bec cloué pour un bon moment. Il essuya son fondement avec le papier de soie présidentiel spécialement importé des Pays-Bas. Il se lava les mains qu’il fit sécher en les agitant et c’est ainsi, ressemblant à un oiseau, qu’il se posa de nouveau sur ses coussins. Armé de son Bic à tout faire, il nota tout heureux : « Jésus perdit les élections, il faut se souvenir de ça. Il était le meilleur Jésus et c’était un communicant de première classe, mais la démocratie a parlé : le peuple a voté et élu l’autre là, Barabas. C’est à cause du peuple que Jésus a été foutu. C’est le peuple en toute liberté qui a choisi. Sans les élections, sans la volonté du peuple, Jésus serait certainement là, à ma place. C’est lui qui présiderait. Il multiplierait le goudron dans les rues de la capitale et ailleurs. Il distribuerait gratuitement le magbèrè quotidien ». Il allait mieux. Il s’était persuadé, écrivant son sermon pour la ville et le monde, que ce n’étaient rien d’autre que des descendants de Barabas – un parent et un ami pourtant –, qu’il venait d’envoyer en prison en signant les décrets. Des comploteurs qui voulaient le gozo et l’argent du gozo ! Vraiment. Autour, tout autour de la présidence, du PK 0 au PK 5 et jusqu’au PK 12 et plus loin encore, de faux-semblants en bonnes combines, de bondieuseries en sérézés, de slogans en déclarations solennelles, de poussière rouge en poussière rouge, la capitale grimaçait un peu un peu, souriait un peu un peu, résistait un peu un peu. Mais pour les connaître, tous ces « un peu un peu » de la ville, il fallait y vivre, parce que bon an mal an et en tout cas, la ville avait encore l’animation d’une termitière.
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