VIILe lendemain, Jude était assis dans sa chambre, devant la petite table couverte de livres. Il s’était proposé d’examiner ce jour-là une nouvelle édition grecque du Nouveau Testament et, la veille encore, cette perspective le réjouissait. Mais un événement imprévu avait brisé le cours égal de sa vie, et il se demandait s’il irait au rendez-vous fixé par Arabella.
Il décida de rester.
Les coudes sur la table, ses mains pressant ses tempes, il commença :
H KAINH ΔIAΘHKH
Et pourtant, si cette pauvre fille allait se morfondre à l’attendre ? Il ne pouvait pas lui manquer de parole. Un après-midi perdu, ce n’était pas un grand malheur. D’ailleurs, il comptait ne jamais revoir Arabella...
Il ferma son livre, poussé par une force supérieure qui ne ressemblait en rien à celles qui avaient dirigé sa vie. Déjà, il avait mis ses plus beaux vêtements, et, en moins de trois minutes, il fut dehors.
Ayant consulté sa montre, il pensa pouvoir revenir dans deux heures, ce qui lui permettrait d’étudier un peu avant le dîner.
Il se dirigea vers la maison d’Arabella, qu’il devina de loin à l’odeur des étables et aux grognements des porcs. Il entra dans le jardin et heurta la porte avec le pommeau de sa canne.
Quelqu’un l’avait aperçu par la fenêtre, car une voix masculine s’éleva dans l’intérieur de la maison.
– Arabella ! voici votre jeune homme qui vient vous faire sa cour. Décampez, ma fille !
Jude hésita, pris de répugnance, car il ne pensait guère à cette cour dont on parlait si délibérément. Il avait tout juste envie de promener Arabella, de l’embrasser, peut-être, mais, quant à la courtiser, il n’y songeait guère. La porte s’ouvrit. Il entra au moment où Arabella, en costume de promenade, descendait les escaliers.
– Asseyez-vous, monsieur Je-Ne-Sais-Qui, dit le père, un homme à mine énergique, à gros favoris noirs, de cette même voix déplaisante qui semblait régler une affaire.
– J’aimerais mieux sortir, murmura la fille à l’oreille de Jude.
– Oui, répondit-il. Nous irons jusqu’à la Maison-Noire et nous reviendrons. Il n’y en a pas pour une demi-heure.
Arabella semblait si jolie qu’il ne regretta plus sa visite.
Ensemble, ils gravirent la grande dune et Jude dut prendre la main d’Arabella pour lui faciliter l’ascension. Ils parvinrent jusqu’à ce lieu qui avait été pour Jude un lieu de pèlerinage quand il souhaitait apercevoir Christminster. Mais il ne s’en souvenait plus. Il prenait aux bavardages d’Arabella le même intérêt qu’aux discussions les plus philosophiques, marchant d’un pied léger, et tout honoré, tout glorieux, lui, futur professeur, docteur ou évêque, que cette jolie fille voulût bien se promener avec lui dans ses atours du dimanche. Arrivés à la Maison-Noire, ils aperçurent une colonne de fumée dans la direction d’un bourg voisin.
– Un incendie ! dit Arabella. Courons le voir. Ce n’est pas loin.
La tendresse croissante de Jude ne lui permit pas de contrecarrer ce désir, qui lui fournissait une excuse pour la prolongation de la promenade. Ils descendirent la colline, marchèrent l’espace d’un mille et virent que l’incendie était plus éloigné qu’ils ne l’avaient cru d’abord. Il n’était pas tout à fait cinq heures quand ils arrivèrent sur le lieu du sinistre. Tout était fini. Après un rapide regard sur la mélancolie des décombres, ils se dirigèrent vers Alfredston.
Arabella ayant dit qu’elle désirait du thé, ils entrèrent dans une toute petite auberge ; mais on les fit attendre assez longtemps. La servante avait reconnu Jude, et témoigna tout bas à la patronne son étonnement de voir cet étudiant, qui semblait si fier de lui, s’abaisser jusqu’à la compagnie d’Arabella. Celle-ci devina la réflexion et jeta sur Jude le regard amoureux et triomphant d’une femme qui voit réussir ses projets.
Ils s’étaient assis et regardaient la salle, la peinture représentant Samson et Dalila, le cercle des chopes d’étain sur la table et les crachoirs pleins de sciure de bois. Le soir venait. Ils ne pouvaient guère attendre plus longtemps et Jude se sentait pris de mélancolie à l’aspect de cette auberge.
– Si nous prenions de la bière ? proposa Arabella.
Jude demanda de la bière. Arabella y trempa ses lèvres et lit :
– Pouah !
– Qu’y a-t-il ? demanda Jude... Je ne connais guère la qualité de la bière. Je bois surtout du café. Cela vaut mieux quand on doit travailler. Mais pourtant, cette bière me paraît bonne.
– Elle est falsifiée. Je n’y toucherai pas.
Arabella énuméra les divers ingrédients qu’elle reconnaissait mêlés à la bière.
– Comme vous êtes savante ! dit-il avec bonne humeur.
Malgré son dégoût, elle acheva sa chope et tous deux reprirent leur chemin.
L’ombre s’épaississait. Dès qu’ils eurent vu disparaître les lumières de la ville, Jude et Arabella se rapprochèrent. Elle s’étonna qu’il ne lui prit pas la taille. Il lui offrit simplement son bras.
– Nous sommes bien ensemble, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit-elle, pensant en elle-même : « C’est un peu tiède. »
Il songeait : « Comme je suis devenu fou ! »
Ils continuèrent leur route. Des passants les croisèrent, et l’un d’eux déclara en les voyant :
– Ces amoureux !... Ils sont comme les chiens qui se promènent à toute heure et par tous les temps.
Arabella eut un rire léger.
– Sommes-nous donc des amoureux ? demanda Jude.
– Vous le savez mieux que moi.
– Mais vous pouvez bien me le dire.
Elle répondit en inclinant sa tête sur l’épaule du jeune homme. Il l’entoura de ses bras et lui donna un b****r.
Ils allèrent ainsi, enlacés. À mi-chemin de la colline, ils s’arrêtèrent pour s’embrasser et ils s’embrassèrent encore dans le chemin.
À neuf heures, après un dernier b****r, Jude conduisit Arabella devant la porte de son père.
Elle le pria d’entrer, pour une minute seulement, et il consentit à la suivre. La porte ouverte, il trouva les parents et quelques voisins, assis en cercle. Ces gens parurent le féliciter et le prendre pour le prétendant avoué d’Arabella. Un peu embarrassé, il n’osa dire qu’il ne désirait rien de plus qu’un après-midi de promenade avec la jeune fille. Il salua la mère, paisible femme au visage et au caractère également insignifiants, puis, ayant souhaité le bonsoir à tout le monde, il reprit avec une sensation de délivrance le chemin de son logis.
Cette sensation ne dura guère. Arabella hanta son esprit. Il n’était plus le même homme. Ses livres lui devenaient indifférents. Où étaient ces résolutions de ne pas perdre une minute de sa vie ? Ne venait-il pas de se sentir vivre pour la première fois ? Il vaut mieux aimer une femme que de devenir diplômé, pasteur et même pape.
Sa tante était couchée quand il rentra. Il trouva son livre ouvert sur la table, tel qu’il l’avait laissé, et les lettres de la première page semblaient le fixer dans la pénombre avec une expression de reproche, comme les yeux ouverts d’un homme mort.
H KAINH ΔIAΘHKH
Le lendemain matin, Jude, son paquet d’outils sur l’épaule, reprit le chemin qu’il avait parcouru la veille avec Arabella. Il s’arrêta à l’endroit où ils s’étaient embrassés la veille, près d’un saule qu’il reconnut et qui lui parut unique au monde. S’il n’avait eu qu’une semaine à vivre, il en eût donné avec joie les six premiers jours pour hâter l’avènement du septième qui lui prendrait Arabella.
Une heure plus tard, Arabella passait au même lieu avec ses amies, leur racontant la scène de la veille, répétant mot pour mot la tendre conversation, d’une manière qui eût étonné Jude en lui révélant combien peu ses actions et ses paroles resteraient secrètes.
– Vous avez fait sa conquête !... C’est bien de vous, cela, dit Anny judicieusement.
– Cela ne me suffit pas, répliqua Arabella. Je veux qu’il m’épouse. Je le veux. C’est l’homme qu’il me faut.
– C’est un garçon honnête et romanesque. Il pourra faire un mari, si vous employez le bon moyen.
– Quel bon moyen ?
– Allons donc ! vous ne savez pas ? dit Sarah.
– Non certes, si ce n’est de me faire courtiser en prenant garde d’aller trop loin.
– Elle ne comprend pas, c’est clair, dit Anny en regardant Sarah. Et dire qu’elle vient de la ville ! Nous lui ferons la leçon.
– Je veux bien... Ainsi vous connaissez un moyen sûr de gagner un mari ?
– Oui, quand il s’agit d’un honnête et grave campagnard comme ce jeune homme. Il n’y a rien à faire avec les gens de la ville, commerçants ou matelots... Ceux-là sont bons pour attraper les femmes.
Les compagnes d’Arabella lui parlèrent un instant à voix basse, quoique personne ne pût les entendre, tout en l’observant avec curiosité.
– Ah ! fit Arabella, je comprends... Mais supposez que l’homme ne soit pas honnête... C’est bien dangereux pour la femme, de risquer ça.
– Qui ne risque rien n’a rien. Assurez-vous d’abord qu’il est honnête... et bonne chance. C’est le sort des filles... Croyez-vous qu’elles pourraient se marier autrement ?
Arabella s’en retourna, silencieuse, et, sans l’avouer à ses amies, elle murmura :
– J’essaierai.