VI

1181 Words
VIÀ cette époque mémorable de sa vie, certain samedi, vers trois heures, Jude s’en retournait d’Alfredston à Marygreen. Il faisait un beau temps d’été, doux et chaud. Le jeune homme marchait, portant ses outils dans un paquet, sur son dos. Comme il devait faire une commission pour sa tante, dans un moulin du voisinage, il n’avait pas pris le chemin habituel. Jude était dans un état d’enthousiasme singulier. Il songeait qu’avant deux ans il pourrait s’établir à Christminster et frapper aux portes de ces forteresses de la science qui l’avaient tant fait rêver. Une joie chaleureuse l’envahissait quand il considérait les progrès accomplis. Il songeait qu’il lisait parfaitement bien les classiques latins ; qu’il connaissait deux livres d’Homère, quelque peu Hésiode, Thucydide et le Nouveau-Testament. Il avait étudié les mathématiques dans le premier, le sixième, le onzième et le douzième livre d’Euclide. Il savait quelque chose de l’histoire d’Angleterre. C’était un commencement, mais il devenait difficile de se procurer les livres nécessaires. Il devait donc concentrer toutes ses énergies pour entrer dans un des collèges de Christminster. – Je finirai bien par être docteur en théologie ! Il étudierait les auteurs qu’il ne connaissait point ! Tite-Live, Tacite, Eschyle, Sophocle, Aristophane, etc... – Ah ! ah ! ah !... Des rires légers bruissaient de l’autre côté d’une haie, mais Jude n’y prit point garde. Ses pensées allaient bon train. – Je lirai Euripide, Platon, Aristote, Lucrèce, Épictète, Sénèque, Marc-Aurèle... – Ah ! ah ! ah !... – Je travaillerai avec acharnement... Oui, Christminster sera mon Alma Mater, et je serai son fils bien-aimé, en qui elle mettra toutes ses complaisances... En rêvant à l’avenir, Jude s’était arrêté, immobile, regardant la terre. Soudain, il sentit un coup sur l’oreille, et il vit tomber à ses pieds un morceau de vessie de porc. La haie bordait un ruisseau d’où montaient les rires et les voix qui avaient troublé la rêverie de Jude. Il gravit le talus et regarda par-dessus la clôture. Au bord du ruisseau, il y avait une maisonnette entourée de jardins et de porcheries. Sur la rive, trois jeunes filles agenouillées lavaient des andouilles dans l’eau courante. Leurs yeux se fixèrent sur Jude, puis elles s’entre-regardèrent et continuèrent leur travail. – Je vous remercie bien, dit Jude, sévèrement. – Je vous dis que n’ai rien jeté, dit l’une des filles à sa voisine, sans paraître remarquer Jude. – Ni moi, dit l’autre. – Oh ! Anny, comment pouvez-vous... fit la troisième. – Bah !... Je m’en moque pas mal ! Et elles riaient en continuant leur travail. Jude s’essuya la joue. Il devint moqueur. – Vraiment, ce n’est pas vous ? dit-il à la plus proche des trois. Celle qu’il interpellait était une brune aux yeux noirs, qui, sans être parfaitement belle, pouvait paraître belle à quelque distance, malgré sa peau rude et sa chair grossière. Elle avait une gorge arrondie et proéminente, des lèvres pleines, des dents parfaites. C’était véritablement la femelle humaine – ni plus ni moins ; et Jude la reconnut pour l’auteur du délit, la vessie de porc dont elle avait arraché le morceau gisant encore à côté d’elle. – Ça, vous ne le saurez jamais. – C’est en tout cas quelqu’un qui ne ménage guère le bien d’autrui. – Oh ! il n’y a pas de mal : le porc est à mon père. – Vous voulez que je vous le rende quand même, n’est-ce pas ? – Oui, si vous voulez me le donner. – Dois-je vous le jeter, ou bien passerez-vous la planche pour venir le prendre de ma main ? Les yeux noirs le fixèrent pendant qu’il prononçait ces mots. Une lueur d’intelligence y brilla, muette révélation d’une affinité possible entre cette femme et Jude, qui était bien loin de s’en douter. Elle avait remarqué qu’il l’avait distinguée entre trois, comme une femme peut être distinguée en de telles circonstances, par instinct, non par choix. Elle se leva et dit : – Ne jetez pas cela. Donnez-le-moi. Jude posa son paquet d’outils, prit le morceau de parc au bout d’une baguette et escalada la clôture. Tous deux marchèrent parallèlement, sur les deux rives du ruisseau, jusqu’à la planche qui servait de pont. Comme la jeune fille approchait, elle pratiqua, sans que Jude s’en aperçût, une adroite succion dans l’intérieur de ses joues, et cette curieuse manœuvre dessina une fossette parfaite sur la surface arrondie. Cette production des fossettes à volonté est un tour d’adresse bien connu, mais difficile à réussir. Ils se rencontrèrent au milieu de la planche, Jude tendit sa baguette avec le morceau de porc ; la fille le prit sans y regarder et le posa sur le rebord du pont. – Vous ne croirez pas que je vous ai jeté cela ? – Oh ! non ! – Et vous ne le raconterez à personne ? – Je ne connais même pas votre nom. – C’est vrai. Dois-je vous le dire ? – Dites. – Je m’appelle Arabella Down. J’habite ici. Mon père est éleveur de porcs, et les filles que vous voyez m’aident à laver les boyaux pour les boudins et les andouilles. Ils se parlèrent encore et encore, regardant le flasque objet qui ballottait sur le parapet du pont. Le muet appel de la femme à l’homme, qui émanait de toute la personne d’Arabella, frappa Jude, contre sa volonté, d’une manière nouvelle à son inexpérience. On pourrait dire sans exagérer, que, jusqu’à ce moment, Jude n’avait jamais regardé une femme en tant que femme, considérant que ce s**e n’avait aucun rôle à prendre dans sa vie. Il examina Arabella des yeux à la bouche, puis à la poitrine, et aux bras rougis par l’eau, mais fermes comme le marbre. – Quelle belle fille vous êtes ! murmura-t-il, bien qu’il n’y eût pas besoin de paroles pour traduire le charme qui agissait magnétiquement sur lui. – Ah ! si vous me voyiez les dimanches ! dit-elle d’un air piquant. – Ce n’est pas impossible ? – Ça dépend de vous. Précisément, je n’ai pas d’amoureux, bien que j’en puisse avoir un avant quinze jours, si je veux. Elle avait dit cela sans sourire ; les fossettes avaient disparu. Jude se sentait aller à la dérive, sans qu’il y pût rien. – Me permettez-vous de venir ? – Pourquoi pas ?... ça m’est égal. Les fossettes reparaissaient. – Alors, à demain, dit-il. – Oui. Elle le suivit des yeux avec un air de triomphe, puis, jetant le débris de porc dans l’herbe, elle rejoignit ses compagnes. Jude Fawley ramassa son paquet et reprit son chemin, singulièrement troublé. Les beaux projets d’étude s’étaient évanouis sans qu’il sût pourquoi. « C’est tout simplement une mauvaise farce », se disait-il, sentant qu’il perdait le sens commun et que le Jude épris de belles-lettres et absorbé par le rêve de Christminster ne pouvait sympathiser avec cette fille. Une vestale n’eût pas choisi un tel moyen d’entrer en relation. Jude vit cela, avec l’œil de l’esprit, dans une lueur, comme à la clarté d’une lampe mourante on pourrait voir une inscription sur un mur avant qu’elle ne soit ensevelie dans l’ombre. Puis, la lueur s’éteignit et Jude resta aveugle à tout, devant l’avènement d’un plaisir inconnu... Un instinct insoupçonné le domina. Il résolut de revoir la femme qui l’embrasait. Celle-ci avait rejoint ses compagnes et recommencé ses lavages silencieusement dans le clair ruisseau. – Il est pincé, ma chère ? demanda laconiquement celle qu’on appelait Anny. – Je ne sais pas... J’aurais préféré lui jeter autre chose, murmura Arabella d’un ton de regret. – Seigneur ! mais ce garçon-là n’est rien du tout, quoi que vous pensiez. Il conduisait la carriole de la vieille Drusilla Fawley avant d’entrer en apprentissage à Alfredston. Maintenant il se croit quelqu’un. Il lit toujours. On dit qu’il veut être étudiant. – Je me moque de lui et de ses histoires... Qu’allez-vous penser là, ma petite ? – Allons donc ! N’essayez pas de nous tromper. Pourquoi lui avez-vous parlé, si vous vous moquez de lui ? Il est aussi simple qu’un enfant. Je crois vous revoir sur le pont faisant des grâces, avec ce morceau de porc entre vous... Ce garçon-là est à la première qui voudra le prendre, pourvu qu’elle sache le mettre dans le bon chemin.
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