VIII

779 Words
VIIIÀ la fin de la semaine suivante, Jude quitta Alfredston pour Marygreen, attiré par un désir tout autre que celui de voir sa tante. Chemin faisant, il fit un détour pour passer près de la maison d’Arabella. Ses yeux curieux aperçurent soudain Arabella elle-même courant dans le jardin à la poursuite de trois cochons de lait échappés de leur étable. Elle appela Jude et le pria de l’aider à rattraper les animaux. – Il n’y a personne à la maison, excepté ma mère. Fermez la porte du jardin... Ah ! si je n’y prenais garde, ils seraient vite perdus. Ils se mirent à courir ensemble, à travers le potager. Le premier cochon fut pris aisément ; le second fit quelques difficultés. Le troisième, plus obstiné et plus agile, fila à travers la clôture par le sentier. Jude et Arabella le poursuivirent et, après une longue course à travers champs, ils le virent se diriger vers une ferme voisine. – Tant mieux ! s’écria Arabella. Les fermiers nous connaissent. Ils nous le feront ramener. Ah ! mon ami, que je suis lasse ! Sans lâcher la main de Jude, elle se jeta sur le sol près d’un buisson rabougri, entraînant le jeune homme, qui tomba à genoux. – Oh ! pardon ; je ne l’ai pas fait exprès... Je suis tellement fatiguée... Elle s’étendit sur le dos, regardant l’azur in fini, sa main retenant celle de Jude dans une ardente pression. Il s’appuya sur le coude, auprès d’elle. – Nous avons couru pour rien, dit Arabella. Son sein se soulevait, son visage rougissait, ses belles lèvres se séparaient, tout humides. – Eh bien ? Pourquoi ne me dites-vous rien, mon chéri ? – Je suis essoufflé, moi aussi. Ils étaient dans la plus absolue solitude, au centre d’un immense espace vide, d’où l’on aurait pu distinguer le paysage qui environne Christminster. Mais Jude n’en avait nul souci. – Oh ! je vois quelque chose de très joli sur cet arbre, dit Arabella... Une espèce de chenille verte et jaune, du plus beau vert, du plus beau jaune qu’on puisse voir. – Où donc ? – Venez plus près, vous verrez. Il se rapprocha et leurs têtes se frôlèrent. – Non, je ne vois rien. – Là, près de cette feuille qui remue... – Rien, dit-il, rien... Mais, debout, je verrai peut-être mieux. Il se leva. Arabella tourna la tête et dit d’un air vexé : – Êtes-vous bête ! – Oh ! je ne tiens pas beaucoup à voir cette chenille... Relevez-vous, Arabella. – Pourquoi ? – Je veux vous embrasser. Elle le regarda, sourit et se leva ; puis, brusquement : – Il faut que je m’en aille, dit-elle en se sauvant. Jude la suivit, suppliant : – Un seul b****r. – Non. – Pourquoi ? Elle serra les lèvres d’un air offensé, et Jude, humble et docile comme un agneau, l’accompagna sans obtenir le b****r qu’il désirait. En la quittant, il soupira : – J’ai pris trop de libertés avec elle. Et tout triste, il atteignit Marygreen. Le lendemain, dans la journée, Arabella s’arrangea pour congédier toute la famille. Puis elle retrouva Jude, qui maintenant n’ouvrait plus ses livres de grec et de latin, et fit avec lui une longue promenade. Il marchait près d’elle sans trop savoir où il était ; et quand il l’eut reconduite, il murmura : – Êtes-vous si pressée de rentrer ?... Il ne fait pas nuit encore. – Attendez un moment, dit-elle... Ah ! la porte est fermée... Ils sont à l’église... Elle trouva la clef, ouvrit et déclara : – Vous allez entrer un instant... Nous serons seuls. – Volontiers, dit Jude gaiement, car il n’avait pas rêvé pareille aubaine. Ils entrèrent... Jude voulait-il du thé ? Non, il préférait s’asseoir et causer avec Arabella. Elle enleva sa jaquette et son chapeau et s’assit tout contre le jeune homme. – Ne me touchez pas, dit-elle doucement... Je porte avec moi un œuf, un œuf très rare. Ah ! j’aurais dû le mettre ailleurs, ajouta-t-elle, en déboutonnant le col de sa robe. – Vous le gardez là ? – Justement. Elle glissa sa main dans son sein et ramena l’œuf, enveloppé par précaution dans un morceau de vessie de porc. L’ayant montré à Jude, elle le replaça dans sa cachette : – Maintenant, ne me touchez pas. Vous le briseriez et je serais obligée d’en couver un autre. – Étrange fantaisie... – Bien naturelle. La femme est faite pour repeupler le monde. – Votre fantaisie est malencontreuse pour moi, dit-il en riant. – Tant pis. Voilà tout ce que vous aurez de moi, fit-elle en tendant sa joue au b****r de Jude. – C’est bien mal de votre part. – Vous avez failli casser l’œuf !... Là, il n’y est plus... Elle le retira, puis le remit dans son corsage, riant de son stratagème. Il y eut une courte lutte ; enfin, Jude exécuta un plongeon triomphal et s’empara de l’œuf. Le visage de la fille s’enflammait ; Jude le remarqua et rougit à son tour. Ils se regardaient, haletants. Il se leva et dit : – Un baiser... Je ne risque plus d’endommager votre propriété... Après, je m’en irai. – Trouvez-moi d’abord, cria-t-elle. Elle s’échappa. Son amoureux la suivit. Il faisait déjà sombre dans la chambre que la fenêtre trop petite éclairait mal. Longtemps Jude chercha Arabella ; tout à coup, il l’entendit rire en haut de l’escalier. Alors il s’élança à sa poursuite.
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