V

828 Words
VPendant trois ou quatre aimées successives, on put voir un bizarre véhicule, bizarrement conduit, traverser les chemins et les routes aux environs de Marygreen. Un mois environ après la réception des livres, Jude était devenu insensible au vilain tour que lui avaient joué les langues mortes. La difficulté de l’étude augmenta sa vénération pour la science de Christminster, et il attaqua l’énorme montagne des classiques avec une patience de souris. Il s’était ingénié à rendre sa présence tolérable chez sa tante qu’il aidait de son mieux. Les affaires de la boulangerie devinrent plus importantes. On acheta un vieux cheval et une charrette à bâche de toile, et trois fois par semaine, Jude alla porter le pain chez les clients des environs. L’intérieur de la charrette devint la salle d’étude du jeune garçon. Dès que le cheval prenait la route qu’il avait appris à connaître, Jude, les rênes enrouées autour de son bras, ouvrait un volume et se plongeait dans Virgile, Horace ou César, avec une ardeur qui eût mis des larmes dans les yeux d’un pédagogue. Il suppléait à la science qui lui manquait par une divination qui le servait souvent beaucoup mieux. Les seuls livres qu’il avait pu se procurer étaient des éditions ad usum Delphini, couvertes de notes qui guidaient utilement l’esprit du lecteur. Tandis qu’il étudiait ces pages, feuilletées jadis par des doigts qui se reposaient dans le tombeau, le vieux cheval osseux poursuivait sa route, et les malheurs de Didon étaient interrompus par l’arrêt de la charrette et la voix d’une vieille femme qui criait : « Deux pains aujourd’hui, boulanger, et je vous rends celui qui est rassis. » Jude était rencontré fréquemment par des passants qu’il ne voyait même pas, et peu à peu, les gens du voisinage commentèrent cette manière de combiner le travail et le plaisir (car on croyait qu’il lisait pour son plaisir). Le procédé n’était pas sans dangers pour eux et pour les voyageurs qui suivaient la même route. On murmura. La police fut avisée des dangereuses habitudes du garçon boulanger. Un agent attendit Jude et le réprimanda. Comme Jude se levait à trois heures du matin pour chauffer le four, cuire le pain, il était obligé de se coucher immédiatement après avoir quitté le pétrin. Ne pouvant étudier sur les grandes routes, il était condamné à ne plus étudier du tout. Il résolut d’observer tout ce qui se passait autour de lui et de cacher ses livres dès qu’il apercevrait le policeman. Mais celui-ci n’encombra pas beaucoup le chemin de Jude, considérant que si quelqu’un courait un danger dans ces parages solitaires, c’était Jude lui-même ; et souvent, lorsqu’il voyait la bâche blanche entre les haies, il s’en allait d’un autre côté. Jude Fawley avait seize ans. Il barbotait dans le Carmen Seculare, certain soir, en traversant le plateau de la Maison-Noire. Le soleil déclinait et la pleine lune se levait derrière les bois sur l’horizon opposé. Tout imprégné de poésie, saisi de la même émotion impulsive qui, peu d’années auparavant, l’avait jeté à genoux sur l’échelle, Jude arrêta son cheval, descendit, et s’assurant que personne ne pouvait le voir, il se prosterna, le livre ouvert à la main, sur le bord de la route. Tourné d’abord vers la déesse brillante, qui semblait le regarder avec douceur et ironie, il commença : Phœbe silvarumque potens Diana ! Revenu au logis, il médita sur cette curieuse superstition, innée ou acquise, qu’il se reprocha comme indigne d’un chrétien. Il avait lu trop de livres païens, sans doute. Il avait pataugé dans Homère, mais ne s’était guère préoccupé du Nouveau-Testament en grec, bien qu’il en eût un exemplaire, acheté d’occasion. Il abandonna donc le dialecte ionien pour un autre, moins familier, et restreignit ses lectures aux évangiles et aux épîtres. Un jour, à Alfredstone, il fit connaissance avec la littérature patristique en achetant quelques volumes des Pères de l’Église chez un bouquiniste où les avait abandonnés un clergyman insolvable. Le dimanche, il visitait les églises et déchiffrait les épitaphes latines. Dans un de ces pèlerinages, il rencontra une vieille bossue, fort intelligente et qui lisait tout ce qui lui tombait sous la main. Elle lui parla plus encore du charme romantique de la cité de lumière et de science. Jude fut plus résolu que jamais d’y aller. Mais comment vivre dans cette ville ? Il n’avait ni rentes ni métier qui lui permit de subsister pendant des années de travail intellectuel. Que réclame-t-on à la ville ? La nourriture, le vêtement, le logis. Ne pouvant être ni cuisinier ni tailleur, Jude pensa à son oncle inconnu, le père de sa cousine Suzanne, qui avait taillé la pierre. Il ne pouvait mal faire en suivant l’exemple de son parent. Il obtint d’abord quelques petits blocs de pierre de taille, sans grande valeur ; puis s’étant fait remplacer chez sa tante, il offrit ses services à un tailleur de pierre pour des gages dérisoires. Plus tard, il entra chez un entrepreneur d’Alfredston, et, sous la direction d’un architecte, il restaura habilement plusieurs églises de village. Sans oublier que cet humble métier devait servir à réaliser de grands rêves, il prit de l’intérêt à ce travail. Toute la semaine il habitait dans la petite ville, et le samedi soir seulement il retournait à Marygreen. C’est ainsi qu’il atteignit et dépassa sa vingtième année.
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