IV

1236 Words
IVL’enfant marchait avec lenteur, absorbé dans ses pensées – homme déjà vieux par certains côtés de son esprit, et, par d’autres, plus jeune que son âge. – Il fut rejoint par un voyageur alerte, et, malgré l’ombre, il vit que le nouveau venu portait un chapeau extraordinairement haut, un habit à queue d’hirondelle, une chaîne de montre qui dansait follement et accrochait les reflets du jour. Il avait des jambes grêles et des chaussures qui ne faisaient pas de bruit. Jude, qui commençait à s’émouvoir de sa solitude, résolut de l’accompagner. – Bien, mon camarade !... Mais je suis pressé et vous irez d’un bon pas si vous voulez me suivre. Savez-vous qui je suis ? – Oui, je crois... Le docteur Vilbert ? – Ah ! Je vois que je suis connu partout... Ce que c’est que d’être un bienfaiteur public ! Vilbert était un charlatan ambulant, bien connu de la population rustique, et absolument ignoré des autres, comme il le désirait, d’ailleurs, pour éviter une surveillance gênante. Les paysans composaient seuls sa clientèle. Il traversait à pied des distances énormes, dans la longueur et la largeur du Wessex Jude l’avait vu un jour vendre un pot de graisse colorée à une vieille femme comme un remède certain pour guérir une jambe malade. La vieille avait payé fort cher ce remède précieux, tiré, disait Vilbert, d’un animal particulier qui paissait sur le mont Sinaï et qui ne pouvait être capturé sans danger de mort. Bien qu’il commençât à douter des vertus médicales du personnage, Jude pensa qu’il était bon de l’interroger : – Je suppose que vous êtes allé à Christminster, docteur ? – Oui, plusieurs fois, répondit le grand homme maigre. C’est un de mes centres d’opération. – C’est une ville étonnante par la science et la religion... – Vous pourriez en parler, mon garçon, si vous l’aviez vue... Les fils des blanchisseuses du collège y parlent latin – non pas le meilleur latin, j’en conviens : un latin de chien, un latin de chat, comme nous disons au collège. – Et le grec ? – Le grec est bon pour les futurs évêques qui doivent lire le Nouveau Testament dans le texte original. – Je voudrais apprendre le latin et le grec. – Noble désir... il vous faut une grammaire pour chaque langue. – Je tâcherai d’aller un jour à Christminster. – Quand vous irez, vous direz que le docteur Vilbert est le seul propriétaire des célèbres pilules qui guérissent infailliblement tous les désordres du système digestif, l’asthme et l’insuffisance de la respiration. Quatre et six sous la boîte, avec autorisation spéciale du gouvernement. – Pourriez-vous m’apporter les grammaires si je vous promettais de dire cela un peu partout ? – Je vous vendrais les miennes avec plaisir, celles que j’avais quand j’étais étudiant. – Oh ! merci, dit Jude avec reconnaissance, et tout haletant, car il suivait avec peine le charlatan au petit trot. – Je crois que vous feriez mieux de rester en arrière, jeune homme. Voici ce que je ferai : je vous apporterai les grammaires et je vous donnerai une première leçon si, dans chaque maison du village, vous vous souvenez de recommander l’onguent d’or du docteur Vilbert, ses gouttes de vie, et ses pilules pour les dames. – Où serez-vous avec les grammaires ? – Je passerai ici d’aujourd’hui en quinze, à sept heures vingt-cinq minutes. Mes mouvements sont réglés comme ceux des planètes dans leur cours. – Je vous rencontrerai ici, dit Jude. – Avec des commandes de médicaments ? – Oui, docteur. Jude resta en arrière, attendit un instant pour reprendre haleine et retourna à la maison avec la conscience d’avoir fait un grand pas vers. Christminster. Il tint consciencieusement sa promesse, et, quinze jours plus tard, il était immobile sur le plateau, attendant Vilbert au même endroit où il l’avait rencontré. Mais à sa grande surprise, le charlatan parut pas le reconnaître. Jude, pensant que c’était l’effet d’un chapeau neuf qu’il avait mis, salua avec dignité. – Eh bien, mon garçon ?... dit l’autre, distraitement. – Je suis venu, dit Jude. – Vous ?... Qui êtes-vous ?... Oh !... je sais... Apportez-vous des commandes, petit ? – Oui. Jude donna les noms et les adresses des villageois qui désiraient s’assurer des vertus spéciales des pilules. Le charlatan les retint précieusement. – Et les grammaires grecque et latine ? La voix de Jude tremblait d’anxiété. – Lesquelles ? – Vous m’aviez promis les vôtres, celles qui vous ont servi pour vos études. – Ah ! oui, oui... J’ai oublié... Vous le voyez, jeune homme, tant de vies dépendent de mes soins que je n’ai pas le temps de penser à autre chose. Jude mit quelque temps à s’assurer de la vérité ; puis ; d’un ton de profonde douleur, il répéta : – Vous ne les avez pas apportées ? – Non, mais vous me ferez avoir quelques commandes de plus pour les malades, et je vous apporterai les grammaires la prochaine fois. Jude laissa Vilbert passer en avant. C’était un être simple et droit, mais le don de pénétration est souvent dévolu aux enfants et Jude devinait tout à coup à quelle humanité de camelote appartenait le charlatan. Le laurier de sa couronne imaginaire s’effeuilla. Il retourna chez lui, s’appuya contre la porte et pleura amèrement. Cette désillusion fut suivie par une série de jours pâles et vides. Jude aurait pu faire venir ses grammaires d’Alfredston, mais il aurait fallu choisir ces livres et les payer, et bien qu’il ne manquât pas du nécessaire, il ne possédait pas un liard. À cette époque, M. Phillotson envoya chercher son piano, ce qui donna une heureuse idée à Jude. Pourquoi n’écrirait-il pas au maître d’école, en le priant de bien vouloir lui envoyer les grammaires de Christminster ? Il pouvait glisser sa lettre dans le couvercle de l’instrument. Pourquoi même ne pas demander à M. Phillotson de vieux cahiers d’exercices, tout imprégnés de l’atmosphère de l’Université ? Jude mit son projet à exécution sans rien dire à sa tante, et après quelques jours d’anxiété, il reçut un paquet qu’il alla chercher à la poste même. Ce paquet contenait deux petits livres. Jude choisit un coin solitaire et s’assit sur un orme abattu pour le défaire. Depuis qu’il rêvait de Christminster, Jude avait beaucoup médité sur le procédé probable par lequel on transposait les mots d’une langue dans une autre. Il avait conclu que la grammaire de la langue en question contiendrait d’abord un mode, un procédé, la clef d’un chiffre secret, qu’une fois connue il n’aurait qu’à utiliser pour changer à son gré tous les mots de sa langue en ceux d’une autre. Quand, ayant coupé la ficelle du paquet et pris les livres, il ouvrit la grammaire latine, il put à peine en croire ses yeux. Le livre était très vieux – trente ans au moins mais ce n’était pas son aspect qui causait la surprise de Jude. Il apprenait, pour la première fois, que la loi de transmutation, supposée par son ignorance, n’avait jamais existé ; et que chaque mot grec ou latin devait être retenu par un effort de mémoire qui représentait des années de pénible assiduité. Jude jeta les livres, s’étendit sur le large tronc de l’orme, et se sentit profondément misérable pendant tout un quart d’heure. Selon son habitude, il se couvrit le visage avec son chapeau et regarda les flèches brillantes que lui décochait le soleil à travers les interstices de la paille. C’était donc cela le grec et le latin ! Grande déception... Le charme qu’il avait espéré était en réalité un labeur digne d’Israël en Égypte. Quel cerveau devaient avoir les gens de Christminster et des grandes écoles, pensa-t-il, pour retenir un par un des centaines de mots ! Son cerveau à lui n’était point fait pour un pareil travail ; et comme les petits rais lumineux du soleil continuaient de briller sur lui, à travers son chapeau de paille, il désira n’avoir jamais aucun livre, et de n’en voir jamais aucun ; il regretta d’être né. Quelqu’un aurait pu passer par le chemin et l’interroger sur les causes de sa peine, le réconforter en lui enseignant ce qu’expliquaient mal les grammairiens... Mais personne ne passa, parce que personne ne passe jamais ; et, reconnaissant avec effroi son immense erreur, Jude souhaita quitter ce monde.
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