Chapitre 2
Sous l’effet des bourrasques, les feuilles mortes le long du canal Saint-Martin s’entassaient dans les caniveaux.
Roberto, au volant de sa voiture, accompagné de Workan, se dirigeait vers le nord de Rennes, direction la rue André Mussat située dans le quartier de Beauregard. En 2005 s’était érigé dans le parc du même nom un ensemble de soixante-douze menhirs en granit strictement taillés en parallélépipèdes carrés de quatre-vingt-dix centimètres de côté et d’une hauteur de quatre mètres cinquante, pesant chacun dans les dix tonnes. Ce champ mégalithique rectangulaire, parfaitement aligné au nord, se voulait rappeler Carnac ou Stonehenge. L’artiste conceptrice, Aurélie Nemours, mourut l’année même de l’érection de ces pierres. L’Alignement du XXIe siècle, le nom de l’œuvre, fut à son époque la plus grosse commande publique des quarante dernières années dans le domaine des Arts.
Aujourd’hui, selon les dires de Leila au téléphone, il fallait ajouter à ce champ de pierres une femme morte allongée sur le dos et un lapin qui jouait de la trompette.
Roberto traversa une sorte de vaste terre-plein en herbe qui séparait l’avenue André Mussat d’une piste cyclable et vint se garer sur le parking d’un petit immeuble d’habitation.
Sous un ciel bas et gris les deux hommes se dirigèrent vers les pierres debout. Le capitaine Lerouyer, carnet de notes à la main, adossé à un des menhirs, griffonnait quelque chose en tirant la langue. Signe chez lui d’une grande concentration. Le lieutenant Leila Mahir en pleine discussion avec le légiste pointait du doigt un corps allongé que tentaient de dissimuler deux agents en uniforme à l’aide d’une couverture de survie maintenue en forme de paravent.
Workan salua le légiste par quelques mots inaudibles maugréés entre ses dents.
— Ça a l’air d’être la forme, constata le docteur Lecoq, son catogan gris sale pendouillant sur sa nuque.
Workan apostropha Mahir :
— Pourquoi vous ne fermez pas la gueule à ce p****n de lapin !?
Lerouyer arriva dans son dos, le contourna et lui fit face.
— On arrive plus à l’éteindre, commissaire, alors on l’a remis à sa place en vous attendant.
— Merci pour la musique, capitaine, ironisa Workan. Ainsi ce lapin a été, si je vous comprends bien Lerouyer, déplacé de l’endroit où il se trouvait, éteint, rallumé et repositionné à cet emplacement pour mon arrivée ?
— Ben oui, sinon les piles seraient usées.
— Les piles seraient usées ?…
— Sûrement, réaffirma le capitaine aux boucles rousses.
Workan leva les yeux au ciel.
— Vous aimez la trompette… ou dois-je dire la corne de brume, Lerouyer ?
— C’est vrai que c’est assez agaçant… Mais on ne réussit plus à l’éteindre.
— Enlevez les piles ! gueula Workan.
La femme étendue sur le dos avait les jambes écartées, la jupe relevée à la hauteur des hanches. Elle portait un collant couleur chair déchiré en plusieurs endroits. La peluche blanche et son instrument de musique se trouvaient entre les genoux de la victime. Le lapin et le pavillon de la trompette orientés vers la culotte de la dame.
Leila, toute gantée, vint au secours de Lerouyer, saisit la bête, ôta les piles, et plaça le jouet dans un sac plastique.
Goguenard, Workan demanda :
— Depuis quand déplace-t-on les objets d’une scène de crime, Lerouyer ?
— Je pensais que le son était important et je voulais l’économiser pour votre arrivée.
— Je n’ai pas besoin des clairons de la Garde Républicaine à chaque fois que j’arrive sur une scène de crime. Je ne suis quand même pas César… Bon alors ! Qu’est-ce qu’on a ?
Workan se tourna vers Lecoq, le légiste, et du regard lui intima de déballer son sac.
Ce dernier jeta un œil suspicieux vers le commissaire et entonna :
— Femme blanche de type caucasien…
Le commissaire l’interrompit silencieusement en dodelinant de la tête.
— Quoi ? fit Lecoq.
— Épargnez-nous les généralités, dit Workan.
Pauvre con, songea le toubib. C’est de ma faute s’il y a une bonne femme trucidée entourée de menhirs et un lapin qui joue de la trompette entre ses cuisses ?
Le légiste poursuivit :
— … âgée d’une trentaine d’années. Cheveux noirs. Un mètre soixante et onze, poids inconnu… Je dirais soixante-deux kilos, à confirmer lors de l’autopsie. Cette femme est morte par strangulation à l’aide d’une cordelette ou d’un lien très fin. Je pencherais pour du fil de pêche. Le lien a pénétré dans l’épiderme en creusant un sillon horizontal sous-hyoïdien entraînant une mort rapide et violente. Je pense qu’elle a dû perdre connaissance et mourir d’anoxie cérébrale. Elle s’est débattue en vain. Des ecchymoses digitiformes sur la nuque semblent indiquer que le meurtrier a exercé une forte pression sur le cou de la victime.
— De quand date la mort ? s’enquit Workan.
— J’allais y venir…
— Alors, allez-y !
— Laissez-m’en le temps, merde ! rugit Lecoq… Le corps de cette femme a été déplacé et déposé post-mortem à cet endroit…
— Normal, dit Workan, si vous déplacez un cadavre, il est forcément post-mortem.
— Je me comprends…
— Vous êtes bien le seul !
— Foutez-moi la paix ou j’en parle au procureur.
— Mouchard !
— Je me tire ! Démerdez-vous avec votre macchabée !
Lecoq remisa quelques outils dans sa petite valise métallique et quitta le champ mégalithique.
— De quand date la mort ? cria Workan au toubib qui s’éloignait.
— Entre douze et quatorze heures ! hurla Lecoq en ouvrant la portière de sa voiture.
— Quatorze heures en temps ou en horaire ? gueula Workan encore plus fort.
— En temps ! brailla le légiste, en ajoutant « Du chnoque ! » mais ceci beaucoup plus bas.
Le commissaire se pencha sur le corps, souleva un bras, constata la rigidité cadavérique. La victime portait une sorte de manteau en peau retournée sur une jupe plissée noire remontée à la taille. À part le collant déchiré, les sous-vêtements ne semblaient pas avoir été touchés. Workan se redressa et remarqua l’agitation fourmilière des hommes en blanc de l’Identité Judiciaire.
— Des indices ? demanda-t-il au capitaine Lerouyer.
— Rien pour l’instant, commissaire… Le corps semble vraiment avoir été amené sur place.
— Qui l’a découvert ?
— Un môme… un écolier qui allait prendre son bus.
— Pourquoi est-il venu sur cette plate-forme au milieu de ces colonnes ?
Le rouquin tenta de remettre de l’ordre dans sa chevelure épaisse aux boucles désordonnées et dit :
— Il venait récupérer un ballon perdu la veille… Enfin c’est ce qu’il dit mais je pense qu’il ment. On a retrouvé de l’urine fraîche le long d’un menhir. Il a dû venir pisser. L’IJ a fait des prélèvements, si ce n’est pas lui, on ne sait jamais c’est peut-être l’assassin.
— Si vous tuez quelqu’un, Lerouyer, vous allez pisser autour pour signer votre forfait ?
Le capitaine haussa les épaules. Leila Mahir s’approchait avec la peluche contenue dans le sac plastique. Workan l’apostropha :
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de lapin ?
— Demandez à Lerouyer, c’est lui qui est arrivé le premier. Moi je défendais les copines…
— Bon, ça va, lieutenant ! Lerouyer, expliquez-moi.
— C’est simple, quand on est arrivés sur place… Il y avait l’animal aux grandes oreilles entre les jambes de la victime qui jouait de la trompette… N’oubliez pas que je suis marin et je ne prononce jamais le nom de la bête.
— Et ?
— Et bien, c’est tout. J’ai éteint la sonnerie, je l’ai rallumée pour votre arrivée et elle est restée bloquée.
Le corps se trouvait à l’intérieur de l’œuvre, entre deux menhirs, la tête orientée vers le nord. Workan sortit en périmètre des colonnes et constata que tout autour du parc se dressaient au sud de petits immeubles d’habitation avec une vue imprenable sur le champ de pierres. Au nord un vaste chantier dressait une carcasse sépulcrale, il s’agissait du Fonds Régional d’Art Contemporain de Bretagne. Pourquoi l’Art Contemporain se veut-il toujours aussi lugubre ? songea-t-il.
Il vit Lerouyer compter les colonnes.
— Qu’est-ce que vous faites, capitaine ? s’inquiéta Workan.
— Je compte les menhirs… ou plutôt je les numérote afin de mettre sur mon rapport entre lequel et lequel on a retrouvé la victime. Imparable, non !?
Workan fronça les sourcils, dubitatif.
— Mouais… Je comprends pas très bien, mais si vous le faites c’est que c’est bien. Encore faut-il trouver le numéro un.
— Quel numéro un ?
— Il faut bien partir d’un menhir… Donc, quel est le numéro un ?
— Le premier à l’angle au nord-ouest.
— Et pourquoi pas au sud ou à l’est ?
— Parce que je suis d’origine irlandaise et que je connais les traditions celtiques.
— Il y a plus de mille ans que vos aïeux sont arrivés dans le royaume de France. Avec la fornication qu’on leur connaît il ne reste pas grand-chose de vos traditions celtiques… À part vos cheveux.
Le capitaine ignora le sarcasme et égrena :
—… 35, 36, 37…
— Lerouyer ?
— Oui ? 42, 43…
— Le gamin qui a découvert le corps est-il toujours là ?
— Oui, dans une voiture de police, 49, 50, 51…
— Allez le chercher !
— Tout à l’heure, j’ai presque fini, 61, 62, 63, 64…
Leila était arrivée près de Workan qui débita :
— Un mec qui compte les menhirs, ça ne nous rajeunit pas.
— Oui surtout qu’il y en a soixante-douze.
— Comment le savez-vous ? fit Workan surpris.
— Huit rangées de neuf et neuf rangées de huit, ça fait bien soixante-douze, non ?
— Exact ! acquiesça le commissaire. Mais voyez-vous chère lieutenant Mahir, le capitaine Lerouyer veut positionner le corps entre deux menhirs numérotés par lui. Il faut bien qu’il compte à l’intérieur du périmètre… Bon Leila, va chercher le gamin qui a découvert le corps.
— On se tutoie pendant le service ?
— Non, ma langue a fourché. Allez chercher le gamin, lieutenant.
Il insista sur le dernier mot. Leila pivota sur ses talons et fit admirer son splendide déhanchement entraîné par une paire de fesses non moins sublimes, moulées dans leur traditionnel 501.
Elle revint avec l’enfant. Workan jugea qu’il devait être âgé d’une douzaine d’années. Un blondinet avec une jolie frimousse mais visiblement apeuré.
— Bonjour jeune homme, je suis le commissaire Lucien Workan et voici le lieutenant Leila Mahir.
Il désigna la Berbère du doigt.
— Je sais, dit le gosse, elle s’est présentée à moi.
— Bien bien, fit Workan en toussotant. Tu t’appelles comment ?
— Kadvalaer.
Ça commence bien, songea le commissaire.
— Dis-moi Kadvalaer, quand tu es allé prendre ton bus, quelle idée t’a pris de venir sur ce plateau des pierres levées ?
— Pierres debout ! asséna Leila.
— De quoi j’me mêle ? s’agaça Workan.
— C’est dans le Poitou qu’on dit ça, déclara Kadvalaer, en Bretagne on dit pierre longue ! En bas-breton, men signifie pierre et hir signifie longue. J’ai appris ça à l’école Diwan.
— OK, OK ! On ne va pas se contrarier. Longue, levée, debout, tout ça c’est à peu près la même chose. Moi qui suis Parisien on ne dit pas que la tour Eiffel est une tour longue ou une tour debout, encore moins levée. C’est la tour Eiffel et c’est tout. Alors on ne va pas se chicorer pour deux ou trois malheureux cailloux… Maintenant dis-moi ce que tu es allé faire dans l’espace réservé aux menhirs ?
— Chercher mon ballon.
— Menteur !
Le garçon baissa la tête et dansa d’un pied sur l’autre.
— Commissaire, dit Leila, pourquoi mentirait-il ?
— Il a juste peur de dire la vérité qui n’est pourtant pas bien méchante en ce qui le concerne… Tu es passé sur la piste cyclable près du champ de pierres ?
— Oui, avoua le gamin toujours la tête baissée.
— Et tu as entendu la trompette ?
— Oui.
— Tu as vu le lapin musicien et la dame allongée sur le dos ?
— Oui.
— Ça t’a donné une peur bleue et tu as failli faire pipi dans ta culotte ?
Kadvalaer ne répondit pas, le commissaire continua :
— Tu t’es déboutonné précipitamment et tu as fait pipi le long d’un menhir, pas loin du corps.
— Oui, dit le garçon en sanglotant.
Workan lui ébouriffa les cheveux : « C’est rien bonhomme ! Tu en verras d’autres ! » Il se tourna vers Leila et lui dit :
— Et voilà, encore une analyse ADN d’économisée.
Il ajouta en direction du gamin :
— Il était quelle heure ?
— Vers 8h30, juste un peu avant l’arrivée de mon bus.
— OK ! Merci. Tu peux disposer. Un instant… Mahir, vous avez pris les coordonnées du gamin ?
— Oui.
— Alors vas-y.
Kadvalaer s’éloigna lentement en direction d’un homme et d’une femme bloqués derrière le ruban jaune de protection avec son slogan à répétition : « Police Technique et Scientifique – Zone Interdite ». Sans doute ses parents, imagina Workan. Le commissaire retourna à l’intérieur du dédale des blocs en granit et vit Lerouyer près du corps, alors qu’un photographe en combinaison blanche se contorsionnait dans toutes sortes de postures pour mitrailler le cadavre à coups de flash.
— On sait qui c’est ? s’enquit Workan.
— Ouaip, fit Lerouyer, mais elle n’est pas du coin.
— C’est-à-dire ?
— Elle est du sud de Rennes, de Vern je crois.
— Elle s’appelle comment ?
— Clarisse Bonnac.
— Vous avez retrouvé ses papiers ?
— Non.
— Alors comment savez-vous son nom et son adresse ?
— Son mari a signalé sa disparition hier soir. Sa photo et son pedigree étaient affichés au commissariat ce matin.
— Et c’est maintenant que vous me le dites.
— À vrai dire c’est un brigadier qui était tout à l’heure sur la scène de crime qui l’a reconnue. Il est retourné au commissariat et il vient de me communiquer par téléphone les coordonnées de la dame et de son mari… Mari que j’ai appelé aussitôt et qui doit arriver d’un instant à l’autre.
— Vous lui avez dit qu’elle était morte ?
Lerouyer renifla et grommela :
— Pas vraiment… Vous savez que c’est mon point faible… ce genre d’annonce.
— Vous lui avez dit quoi ? Qu’elle dansait la gigue autour des menhirs ?
Le capitaine secoua la tête, contrarié, il déclara néanmoins :
— Non. Je lui ai juste dit que c’était moche mais pas irrémédiable et qu’après tout ce n’était peut-être pas sa femme.
— Ça l’a rassuré ?
— Pas vraiment. Il a dit qu’il arrivait tout de suite… Bon, ben faut que j’y aille.
Le flic s’esquiva entre deux rangées de menhirs, d’abord doucement, puis en accélérant le pas se sentant proche de la sortie. Tout ça sous les yeux ébahis du commissaire qui gueula :
— Lerouyer !? Ici !