Chapitre 1
Chapitre 1
« Et alors ? demanda Workan à moitié endormi.
— Alors !? Virée ! Mutée ! Mise en fuite ! La chasse à courre au cul et le stringbar à la main ! cria Prigent à l’autre bout du fil. »
Workan soupira, incrédule. Il était neuf heures et le fringant commissaire avait oublié de se lever. Assis sur son lit, les pieds nus sur le parquet, le regard vide pendant que la voix de Prigent distillait dans ses tympans l’équivalent en décibels de cent mille avions à réaction. Il se passa la main dans les cheveux et éloigna le combiné de son oreille. Il fut tenté de le poser sur l’oreiller, mais mû par un réflexe somme toute professionnel, il s’attacha à bredouiller :
— Vous êtes sûr qu’elle a fait ça, monsieur le divisionnaire ?
— Aussi vrai que je m’appelle Prigent, Workan !
— Vous vous appelez Prigent Workan, maintenant, monsieur le divisionnaire ?… C’est bien ce que je pense cette histoire est plus ou moins farfelue.
Le silence se fit. Workan devinait que le divisionnaire était muet de colère. Puis il entendit une sorte de bouillonnement. Des bulles de potage aux légumes qui remontent et éclatent à la surface : pop, pop. Enfin la voix du divisionnaire fusa dans l’écouteur :
— Workan ! Venez immédiatement au commissariat, pop !
Lucien Workan lorgna vers son téléphone et raccrocha. Si tout allait bien, après sa toilette et le petit déjeuner chez les Archibald, il se pointerait au commissariat vers dix heures. L’heure des braves, pensa-t-il. En attendant, cette f****e Cindy Vitarelli, la gouine de l’équipe, était passée à l’action en début de matinée. Le récit du divisionnaire promettait d’être d’une clarté saisissante. La jolie blonde de vingt-cinq ans avec sa queue-de-cheval et ses mains baladeuses, prise de frénésie sexuelle, avait suivi la brigadière (celle qui se baladait toujours en minijupe) dans les toilettes et l’avait agressée dans son intimité. Évidemment les témoignages des deux protagonistes péchaient par leur discordance. Agression et tentative de viol par objet contondant disait la plaignante. Amour et provocation rétorquait Vitarelli. Amour, mon cul ! songea Workan en traversant la rue de la Monnaie au pied de son immeuble.
La brigadière s’était ruée sur le syndicaliste le plus proche qui s’empressa de déclencher la procédure. Une heure plus tard, Prigent et la procureure Sylviane Guérin, tels Fouquier-Tinville, se transformèrent en grands accusateurs et chassèrent la c***n séance tenante. Surtout ne pas remettre les pieds au commissariat. La léproserie. La quarantaine d’abord, les droits et la défense après.
Workan laissa la place de Bretagne à ses pavés et s’engagea sur le boulevard de la Tour d’Auvergne, là où se trouvait le commissariat.
À peine fut-il descendu de voiture que la voix de Leila Mahir, la jeune lieutenant, présente sur le parking, l’agressa :
— Commissaire !? Ils ont viré Cindy.
— J’suis au courant, grommela Workan.
— Que comptez-vous faire ?
— Rien !
— Merde, mais il faut la défendre ! s’énerva Leila.
— Vitarelli ne vous a jamais fait des avances, lieutenant ?
— Si !
— Alors ?… Ça devait arriver tôt ou tard. Cette fille a une centrale nucléaire entre les cuisses dès qu’elle aperçoit le cul d’une femelle… Je ne veux plus d’emmerdes… Où est Lerouyer ?
Mahir bouda et déclara en serrant des dents :
— Une nana s’est fait dézinguer, il est sur les lieux.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ?
— Je me battais pour Cindy !
— Et bien allez vous battre avec la scène de crime et tenez-moi au courant !
Workan tourna les talons et quelques minutes plus tard, après avoir fait le tour de ses Bacon, se glissa sur le siège derrière son bureau. Il mesura à l’aide de son stylo la hauteur de la pile de papiers à sa gauche, enleva cinq feuillets qu’il roula en boule et les jeta dans la corbeille. Il sursauta, le lieutenant Roberto venait d’entrer précipitamment dans la pièce, essoufflé.
— Non mais vous êtes malade d’entrer sans frapper, Roberto ! brailla Workan.
— Excusez-moi commissaire… Je voulais vous voir… Vous savez pour Cindy ?
Workan dévisagea le jeune lieutenant. Un grand brun, style échassier, venu tout droit des Ardennes, grand gaffeur et bègue repenti.
— Oui je suis au courant, dit Workan en ouvrant son ordinateur portable. Ça vous pose un problème ?
— Ben, c’est-à-dire… Vous n’allez pas la défendre ?
— Non.
— Pou… pourquoi ?
— Je n’aime pas les agressions sexuelles.
— Moi si, tenta de plaisanter Roberto… Elle est conne. Si elle m’avait fait ça à moi je me serais laissé faire.
— Ça m’étonne pas.
— Pourquoi vous dites ça ?
— Parce que la Toundra est une autoroute à côté de votre corps vierge de tout soupçon et de tout écosystème.
— Ce qui veut dire ?
— Pas grand-chose !
La porte du bureau s’ouvrit à nouveau, le divisionnaire Prigent apparut comme le Saint-Esprit sur la tête des apôtres ; rouge et flamboyant.
— Ah vous êtes là Workan ! Vous parlez d’une histoire.
— C’est pas la fin du monde, non plus.
Le commissaire alluma son ordinateur sous le regard dédaigneux du divisionnaire. Il enchaîna :
— Il va falloir me trouver un autre flic pour compléter mon équipe.
— C’est tout ce que vous trouvez à dire… Pas un mot pour défendre votre lieutenant ?
— Son attitude est injustifiable, que puis-je faire ?
Prigent s’affala sur une chaise, interloqué par l’attitude de Workan qu’il avait connu plus agressif. Il tenta de l’aiguillonner :
— Mais enfin commissaire, en d’autres temps vous m’auriez dit que son agression était un geste amical, une caresse banale, une…
— C’est ce que je pense, le coupa Workan. Ce n’était rien qu’un doigt chaleureux.
— Je ne vous comprends pas.
— J’en ai marre de me battre contre des moulins à vent. Vous, monsieur le divisionnaire, la procureure Sylviane Guérin… Vous me guettiez au coin du bois. Enfin une affaire interne où vous auriez le dessus… Sans moi, monsieur le divisionnaire. Débrouillez-vous pour me trouver un autre flic homo.
Prigent ôta ses lunettes en écaille et tourna son visage vers Roberto, resté debout, pour vérifier si lui aussi avait bien entendu. Roberto acquiesça d’un timide hochement de tête.
— Pourquoi, homo ? bredouilla Prigent.
— Pour les quotas !
— Quels quotas ?… Y’a pas de quotas imposés à ce sujet.
— Je préfère être en avance sur mon temps.
— Vous vous foutez de ma gueule Workan ! beugla Prigent.
— Ou un Noir !
Le divisionnaire, qui se levait, retomba sur sa chaise. Il marqua un temps de silence en se prenant le front avec les mains, puis lâcha :
— Parce que pour vous, Noir ou pédé, c’est la même chose ?
— C’est vous qui le dites, pas moi !
— Ça suffit Workan ! Expliquez-vous !
Le commissaire saisit la première feuille en haut de la pile infernale, la roula en boule et d’un geste lent marqua un panier à trois points.
— Monsieur le divisionnaire, mon équipe est constituée de cinq officiers de police. D’accord ?
— Oui.
— Nous restons à trois Blancs ; moi, le capitaine Lerouyer et le lieutenant Roberto ici présent. Avec Leila Mahir nous avons notre quota d’Arabes. Pas question d’ajouter un autre Bédouin sinon il faudrait construire une mosquée dans le commissariat. Donc il nous faut un Noir ou un Blanc pédé.
— Mais pourquoi absolument un pédé blanc ?
— Si c’est un pédé noir ça n’en sera que mieux… Monsieur le divisionnaire, un cinquième de la population française est homo ou a envie de l’être, devançons les lois et soyons raccord avec notre temps.
— Workan, je ne sais pas d’où vous tirez ces chiffres mais ils me semblent farfelus. Vous prendrez ce que je trouverai.
— OK ! Il y a une autre solution – Workan planta ses yeux dans ceux de Roberto – Lieutenant, vous n’avez pas de fiancée ?
— Non, balbutia Roberto, redoutant le pire.
— Peut-être que vous êtes un homo refoulé… Vous pourriez nous aider en faisant le quota. Annoncez-nous votre coming out.
— Mais non, j’aime les filles…
— Et les petits rouquins ? l’interrompit Workan.
— Quels rouquins ?
— Genre capitaine Lerouyer, ça ne vous branche pas ? Là on aurait un super quota, avec deux pédés d’un coup.
Prigent s’éjecta de son siège et aplatit son poing sur le bureau de Workan. Il cracha au visage de ce dernier :
— Ça suffit ! Bordel de merde !… Vous êtes fou Workan !
Prigent amorça un savant demi-tour pour regagner la sortie quand la voix atone du commissaire lui annonça :
— Si c’est un Jaune, ça peut le faire aussi.
— Arrgh ! fit Prigent en claquant la porte.
— Même si le bridé est pédé, brailla Workan à l’intention du couloir.
— Vous l’avez mis en colère, commissaire, s’avança prudemment Roberto.
Workan ignora le propos de Roberto et ouvrit sa boîte de messagerie. Il y avait un e-mail de sa femme Véronique qui vivait à Toulouse avec leur fille Jeanne âgée de quatorze ans. Elle le prévenait que cette dernière monterait à Rennes pour les vacances de la Toussaint. Y manquait plus que ça, songea le commissaire. Il adorait sa fille, mais en ce moment il éprouvait un besoin de solitude. Même Leila son amoureuse berbère devait se serrer le boxer. Jeanne , en plein âge pubertaire, développait un esprit rebelle et parfois vindicatif comme beaucoup d’adolescents. Lucien Workan s’en accommodait et n’était pas le dernier à semer la zizanie mais il en avait plein le cul de la prolifération de pseudos people, chanteurs, secréteurstorieurs et autres emmerdeurs d’un soir qui polluaient l’esprit de sa gamine. Il se dit qu’il ferait sans et supprimerait la télé et l’ordinateur, tant pis pour les réseaux sociaux qui perdront pendant huit jours un esprit jeune et brillant.
— J’ai ma fille qui vient en vacances à la Toussaint, dit Workan à Roberto.
— Ah ! C’est bien.
— J’sais pas… Faudra qu’on s’organise pour la garder à tour de rôle.
— Qui ça, on ?
— Vous, Leila, Lerouyer, moi !
— Mais on…
— Remarquez, continua Workan en ignorant Roberto, c’est peut-être aussi bien que Cindy ne soit plus là. Ma fille est belle, on ne sait jamais.
— Elle est plutôt maigrichonne, s’avança Roberto en terrain glissant.
— Qui ça ?
— Heu… Votre fille… Bon, elle n’est pas vraiment maigre mais…
— Mais quoi !? tonna Workan.
— Rien, je dois confondre avec la fille à Lerouyer…
— Qui est une petite grosse, Roberto ! Vous n’avez pas le sens de l’observation. Jeanne ressemble à ma mère qui était très belle. Très fine mais belle.
Les yeux de Workan devinrent fixes et se noyèrent dans la brume d’un temps heureux bien avant l’horrible assassinat d’Ewa Potrechka, sa maman.
Il dévisagea Roberto et se mit à sourire.
— Vous en faites à la pelle, hein !
— Quoi ?
— Des gaffes !
— Je sais pas.
— Si !… Dites-moi, vous êtes au courant de ce corps découvert où officient Lerouyer et Mahir ?
— Non pas vraiment. Je sais qu’un promeneur a trouvé le cadavre vers 8h30. Une femme… Je me préparais à aller sur place mais avec l’affaire Vitarelli…
— Vous n’y êtes pas allé !
— Voilà.
— Voilà ?… Maintenant vous allez vous bouger le cul à une vitesse supersonique et courir sur les lieux. OK ?
— OK commissaire !
L’Ardennais se précipita vers la porte de sortie quand Workan le stoppa net :
— Roberto !?
— Oui ?
— C’est où ?
— Quoi ?
— Le cadavre !
— Je ne sais pas !
Devant l’air consterné de Workan il ajouta : « Je comptais téléphoner à Leila dans ma voiture. Attendez je le fais maintenant. » Il le fit.
— Leila demande à ce que vous veniez sur la scène de crime, dit Roberto, le portable à l’oreille.
— Pourquoi ? J’ai plein de paperasses à faire.
— Y’a des trucs bizarres, elle dit.
— Passez-la-moi !
— Commissaire ? susurra la jolie Berbère.
— Oui.
— Vous pouvez ramener votre charmante frimousse ici, rassurez-vous personne ne m’entend.
Workan dansa d’une fesse sur l’autre.
— Vous êtes sur le téléphone de Roberto, lieutenant, qui est près de moi. Dites-moi, c’est quoi le bruit de corne de brume qu’on entend près de vous ?
— Ah ça ! C’est rien ! C’est un lapin qui joue de la trompette.