CHAPITRE IILa BasteiMon étonnement à moi, Georges, depuis longtemps initié, ne le partagea pas ; ce fut de trouver pour premier plan à l’inénarrable horizon qu’il m’avait annoncé ce qu’on appellerait en France une vaste guinguette, et ce qu’on décore en Allemagne d’un nom plus honorable. Eh ! mon Dieu, oui, lecteur, qui voyagez si complaisamment avec moi, c’est une restauration allemande, un gros chalet à deux ou trois étages, un observatoire carré, une sorte de moulin à vent sans ailes, deux ou trois hangars pour les buveurs des jours de pluie, une longue salle à manger dominant toute la contrée, des tables vertes, et une armée de chaises de paille qui nous barrent la vue promise.
Le portier du lieu, un respectable vieux chien blanc, aboya, fort poliment du reste, pour annoncer notre arrivée ; à son appel, un garçon, un kellner de bonne mine, accourut la serviette sous le bras pour nous offrir ses services.
– Ces messieurs veulent-ils dîner ? combien de couverts ? Nous avons de la süppe, des beefsteaks, des truites frites, des pruneaux, des côtelettes, de la langue fumée, des compotes, de la bière, de la limonade, du vin aux œufs, du fromage vert, du maitrank, du café. Que faut-il leur servir ?
Georges ne put s’empêcher de rire de ma déconvenue. Je pris le parti d’en rire moi-même, car, s’il faut l’avouer, je venais de m’apercevoir, à la brillante énumération que venait de nous faire le garçon, que j’avais une faim de dogue.
– Va pour le beefsteak, m’écriai-je.
– Et pour les côtelettes, dit Georges.
– Et pour une bouteille de Rudesheimer, repris-je.
– Et pour les truites frites, dit encore mon compagnon.
– Et pour le café, et pour le kirsch, et pour tout le reste, ajoutai-je, saisi tout à coup d’une sainte ardeur.
– Où ces messieurs veulent-ils se placer ? dit le garçon.
– Pas trop loin des fourneaux, repris-je.
– Pour cela, dit Georges, mon bon Maurice, c’est une autre affaire. Si c’est une manie respectable de chercher la place qu’on préfère au café Riche ou chez Bignon, c’est le plus sacré des devoirs de ne pas faire un choix inconsidéré, quand la salle à manger dont on dispose s’appelle le plateau de la Bastei. Un peu de patience donc, mon ami, et suivez-moi. Le garçon va commander notre festin et nous lui dirons tout à l’heure sur quel point de l’horizon nous verrons coucher le soleil. Nous allons dîner en plein air, s’il vous plaît.
– Si cela me plaît, m’écriai-je, un dîner en plein air ! Mais, mon ami, c’est la joie des joies ! Devant la belle toile de fond qui s’étale là-bas sous nos yeux, un beefsteak de zèbre serait tendre. Une de mes béatitudes en voyage, c’est de rencontrer un beau site à côté d’un bel appétit. Allons, Georges, cherchez-nous vite une salle à manger, c’est vous qui m’avez amené à la Bastei, c’est à vous de m’en faire les honneurs.
Grâce au bon goût de Georges, nous fûmes en moins de dix minutes attablés dans un cabinet particulier comme on aurait peu de chances d’en rencontrer sur les boulevards de Paris. Figure-toi, lecteur, habitué, pour tes péchés peut-être, du café Anglais, figure-toi, à mille ou douze cents pieds au-dessus du sol, à l’extrémité d’une grosse roche témérairement penchée sur le plus délicieux abîme, un ancien nid d’aigle, une sorte de repaire de bêtes fauves, un admirable trou de sept ou huit pieds carrés, taillé brutalement dans la pierre par quelque cataclysme inconnu ; figure-toi dans l’une des parois de ce trou un autre trou, résultat probable de quelque colère de la foudre, s’ouvrant brusquement en guise de fenêtre sur un paradis, et, dans ce lieu de délices, deux chrétiens en état de grâce, faisant face tout à la fois à un potage fumant servi sur une nappe bien blanche et au plus éblouissant des panoramas.
Il était cinq heures environ. Tous les feux du jour étincelaient encore au fond de l’horizon, et le calme du soir descendait déjà sur nos têtes. À nos pieds coulait l’Elbe aux ondes d’argent, plus allemand que le Rhin. Devant nous se détachait, sous la forme d’une énorme jardinière, la citadelle de Kœnigstein et sa ceinture de vieilles roches ; une forteresse imprenable pour qui n’a pas deux thalers dans sa poche, et le roc célèbre de Lilienstein qui lui fait pendant du côté de Schandau. À droite s’étendait un paysage infini ; à gauche, si j’ai bonne mémoire, la montagne Boerenstein aux flancs creux et le Jungfernsprungl.
Quel dîner ! quel spectacle que le coucher de soleil d’un beau jour vu au bout d’une fourchette bien garnie, et la belle alliance que celle de deux faims ensemble satisfaites, la faim des yeux et celle d’un estomac généreusement ouvert !
– Dites donc, Maurice, soupira Georges entre le fromage et le dessert, regrettez-vous Vachette, Bignon, Tortoni ? Regrettez-vous le macadam, le bruit des fiacres, la vue des colonnes-affiches et celle des demoiselles qui fument jusqu’à minuit sur les chaises du café Riche ? Regrettez-vous la Patrie du soir ?
– Ma foi, non, lui répondis-je ; encore si les boulevards étaient sur les quais ! car les quais de Paris, c’est beau de partout, mon ami Georges. Mais vous, mon cher peintre, ne regrettez-vous ici ni Raphaël, ni Rubens, ni Rembrandt, ni les portraits du Titien ? Ne regrettez-vous pas votre favori Claude Lorrain ?
– Pas même Claude Lorrain, me répondit Georges : j’en ai un sous les yeux de vingt-cinq lieues de long ; pas même Rubens : ce beau nuage empourpré de toutes les couleurs du ciel, c’est sa palette ; pas même Rembrandt : cette roche qui fait la loi au soleil là-bas, qui semble emprisonner tout un coin de terre, c’est le combat de Rembrandt avec la lumière, c’est un Rembrandt ; pas même le Titien, car à demi doré comme vous l’êtes en ce moment, Maurice, vous êtes un superbe Titien ; pas même Raphaël enfin, car ce fond bleuâtre et charmant sur lequel se profilent ces trois ou quatre arbres fins et élégants qui semblent les derniers de la terre et les premiers du ciel, c’est le fond préféré de Raphaël. Je ne regrette rien, rien ; et voilà où est le beau du beau, c’est que partout où il est, qu’il soit l’immensité elle-même, comme ici, ou qu’il tienne dans un cadre pendu à un clou, il est complet. Grâce à Dieu, le beau n’a point de mesure : il est tout entier dans un détail aussi bien que dans le plus vaste ensemble…
J’interrompis Georges :
– Tiens, tiens, lui dis-je, qu’est-ce qui me tombe donc sur la main ? comme c’est chaud !
– Eh mais, dit Georges, entendez-vous ? qu’est-ce qui rugit donc là-bas ?
– C’est un lion, Georges, ou un orage.
– Un lion, Maurice, un lion égaré en Saxe, en Saxonie comme disent les Allemands quand ils parlent français ? Je ne crois pas.
– Mettons alors que ce soit le tonnerre, mon ami, et n’en parlons plus. Cette armée de tambours a dix lieues à faire avant d’être ici.
– Ne vous y fiez pas, répondit Georges ; le tonnerre a les jambes plus longues que vous ne pensez. C’est, parbleu ! bien un bel et bon orage qui nous arrive.
– Qu’il soit le bienvenu, mon cher Georges. Le concert s’ouvre à point pour justifier vos propos de tantôt. Notre tableau va parler.
Georges avait raison. Le tonnerre avait fait en un clin d’œil une si grande enjambée qu’il me coupa la parole.
– Tudieu ! voilà qui est s’exprimer en maître, dit Georges ravi ; quel coup d’archet magistral, quelle basse-taille il a, mon cher Maurice, – le tonnerre de la Bastei !
– Eh ! quoi ! Georges, vous faites des calembours ?
– Hélas ! oui, reprit Georges d’un air contrit, mais c’était sans le savoir, mon ami.
– Messieurs, dit le kellner nous hélant, j’ai servi votre café dans la salle commune, vous n’aurez que le temps d’accourir si vous ne voulez pas être arrosés.
Le kellner avait dit vrai. Nous n’avions pas fait vingt pas que le déluge commençait.
Je ne voudrais pas faire de tort à l’orage des plaines ; le tonnerre roulant à son aise sur les champs de blé de la Beauce m’a trouvé plus d’une fois respectueux ; mais quelle infériorité il a, bon Dieu ! à bonne volonté égale, sur le tonnerre de la montagne ! et combien je préfère le tumulte des batailles shakspeariennes de ce maître des tonnerres, le tonnerre des lieux élevés, aux tranquilles et classiques grondements du sage tonnerre des terrains plats !
Georges était sans doute de mon avis.
– Du moins, me dit-il en s’épongeant avec la serviette que lui tendait le kellner, du moins, dans les montagnes tout orage est une tempête. Tenez, Maurice, rien ne manque à la fête. C’est la nuit dans le jour. Et comme c’est bien compris, ces ténèbres soudaines ! comme l’effet y gagne ! quel art ! un orage sans nuit, c’eût été un feu d’artifice à midi.
Le kellner allait fermer les fenêtres.
– Non pas, dit Georges ; laissez-nous-en deux, mon garçon ; une pour chacun. Ce ne sera pas trop pour bien voir.
– Yes, mylord, dit le kellner répondant à Georges.
– Comment, yes ? Est-ce que vous parlez anglais quand il tonne, mon garçon ?
– Faites excuse, dit le kellner ; c’est qu’en voyant tout à l’heure que Votre Seigneurie faisait quelque chose qui n’est pas raisonnable, je me suis dit : « Imbécile, ce monsieur est Anglais, et tu as tort de lui adresser la parole en français. »
– Merci pour les Anglais et pour moi, dit Georges riant de bon cœur. Votre explication me satisfait, mon ami. Je ne m’attendais pas à trouver sur la Bastei un garçon aussi futé.