Chapitre III

1167 Words
Chapitre III Qui contient des faits peu vraisemblables. Après le départ de son mari, Fatmé se mit à rêver profondément, mais sans tristesse : ses yeux s’attendrirent, ils errèrent languissamment dans le cabinet ; il semblait qu’elle désirât vivement quelque chose qu’elle n’avait pas, ou dont elle craignait de jouir. Enfin, elle appela. À sa voix, un jeune esclave, d’une figure plus fraîche qu’agréable, se présenta. Fatmé, le fixant avec des yeux où régnaient l’amour et le désir, parut cependant irrésolue et craintive. – Ferme la porte, Dahis ! lui dit-elle enfin. Viens, nous sommes seuls ; tu peux sans danger te souvenir que je t’aime, et me prouver ta tendresse ! Dahis, à cet ordre, quittant l’air respectueux d’un esclave, prit celui d’un homme que l’on rend heureux. Il me parut peu délicat, peu tendre, mais vif et ardent, dévoré de désirs, ne connaissant point l’art de les satisfaire par degrés, ignorant la galanterie, ne sentant point de certaines choses, ne détaillant rien, mais s’occupant essentiellement de tout. Ce n’était pas un amant, et pour Fatmé qui ne cherchait pas l’amusement, c’était quelque chose de plus nécessaire. Dahis louait grossièrement ; mais le peu de finesse de ses éloges ne déplaisait pas à Fatmé, qui, pourvu qu’on lui prouvât fortement qu’elle inspirait des désirs, croyait toujours être louée assez bien. Fatmé se dédommagea avec Dahis de la réserve avec laquelle elle s’était forcée avec son mari. Moins fidèle aux sévères lois de la décence, ses yeux brillèrent du feu le plus vif ; elle prodigua à Dahis les noms les plus tendres et les plus ardentes caresses ; loin de lui rien dérober de tout ce qu’elle sentait, elle se livrait à tout son trouble. Plus tranquille, elle faisait remarquer à Dahis toutes les beautés qu’elle lui abandonnait, et le forçait même à lui demander de nouvelles preuves de sa complaisance, et que lui-même il n’aurait pas désirées. Dahis, cependant, paraissait peu touché. Ses yeux s’arrêtaient stupidement sur les objets que la facile Fatmé leur présentait ; c’était machinalement qu’ils faisaient impression sur lui. Son âme grossière ne sentait rien ; le plaisir ne pénétrait même pas jusqu’à elle. Pourtant Fatmé était contente. Le silence de Dahis et sa stupidité ne choquaient point son amour-propre, et elle avait de trop bonnes raisons pour croire qu’il était sensible à ses charmes, pour ne pas préférer son air indifférent aux éloges les plus outrés et aux plus fougueux transports d’un petit-maître. Fatmé, en s’abandonnant aux désirs de Dahis, annonçait assez qu’elle avait aussi peu de délicatesse que de vertu, et n’exigeait pas de lui cette vivacité dans les transports, ces tendres riens que la finesse de l’âme et la politesse des manières rendent supérieurs aux plaisirs, ou qui, pour mieux dire, les font eux-mêmes. Dahis sortit enfin, après avoir bâillé plus d’une fois. Il était du nombre de ces personnes malheureuses, qui, ne pensant jamais rien, n’ont jamais aussi rien à dire, et qui sont meilleures à occuper qu’à entendre. Quelque idée que les amusements de Fatmé m’eussent donnée d’elle, j’avouerai qu’après la retraite de Dahis, je crus que, ne lui restant plus rien sur quoi elle pût méditer dans ce cabinet, elle en sortirait bientôt ; je me trompais : c’était sur ce genre de méditation une femme infatigable. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était toute aux réflexions dont Dahis lui avait fourni si ample matière, lorsqu’il lui arriva de quoi en faire de nouvelles. Un Brahmine sérieux, mais jeune, frais, et avec une de ces physionomies dont l’air composé ne détruit pas la vivacité, entra dans le cabinet. Malgré son habit de Brahmine, peu fait pour les grâces, il était aisé de remarquer qu’il était tourné de façon à donner des idées à plus d’une prude ; aussi était-il le Brahmine d’Agra le plus recherché, le plus consolant, et le plus employé. Il parlait si bien ! disait-on ; c’était avec tant de douceur qu’il insinuait dans les âmes le goût de la vertu ! Le moyen sans lui de ne pas s’égarer ! Voilà ce qu’en public on disait de lui ; on verra bientôt sur quoi en particulier on lui devait des éloges, et si ceux qu’on lui donnait le plus haut étaient ceux qu’il méritait le mieux. Cet heureux Brahmine s’approcha de Fatmé d’un air doucereux et empesé, plus fade que galant. Ce n’était pas qu’il ne cherchât des airs légers, mais il copiait mal ceux qu’il prenait pour modèles, et le Brahmine perçait au travers du masque qu’il empruntait. – Reine des cœurs, dit-il à Fatmé, en minaudant, vous êtes aujourd’hui plus belle que les Êtres heureux destinés au service de Brahma ! Vous élevez mon âme à une extase qui a quelque chose de céleste, et que je voudrais bien vous voir partager! Fatmé, d’un air languissant, lui répondit sur le même ton ; et, le Brahmine n’en changeant point, il s’établit entre eux une conversation fort tendre, mais où l’amour parlait une langue bien étrangère, et en apparence bien peu faite pour lui. Sans leurs actions, je doute que je n’eusse jamais compris leurs discours. Fatmé, qui naturellement faisait assez peu de cas de l’éloquence, et qui, quoi qu’elle en dît, n’estimait pas beaucoup celle du Brahmine même, fut la première à s’ennuyer du sentiment. Le Brahmine, à qui il ne plaisait pas plus qu’à elle, le quitta bientôt aussi, et cette conversation si fade, si doucereuse, finit comme celle de Dahis avait commencé. Il est vrai cependant que Fatmé, en faisant les mêmes choses, était plus soigneuse des dehors. Elle voulait et paraître délicate, et que le Brahmine pût croire qu’elle ne cédait qu’à l’amour. Le Brahmine, qui, pour le caractère et la figure, ressemblait assez à Dahis, ne lui fut inférieur en rien, et mérita tous les compliments que lui prodiguait sans cesse la complaisante Fatmé. Après qu’ils eurent donné à leur tendresse ce qu’elle avait exigé d’eux, ils tournèrent la vertu en ridicule, s’entretinrent ensemble du plaisir qu’il y a à tromper les autres, et se firent mutuellement des leçons d’hypocrisie. Ces deux odieuses personnes se séparèrent enfin, et Fatmé alla désespérer son mari, en faisant parade de ses mortifications. Pendant que je fus chez elle je ne lui connus point d’autres façons d’amuser ses loisirs, que celles que j’ai racontées à Votre toujours auguste Majesté. Fatmé, toute prudente qu’elle était, s’oubliait quelquefois. Un jour que, seule avec son Brahmine, elle se livrait à ses transports, son mari, que le hasard conduisit à la porte du cabinet, entendit des soupirs et de certains termes qui l’étonnèrent. Les occupations publiques de Fatmé laissaient si peu imaginer ses amusements particuliers, que je doute que son mari devinât d’abord de qui partaient les soupirs et les étranges paroles qui venaient de frapper ses oreilles. Soit enfin qu’il crût reconnaître la voix de Fatmé, soit que la curiosité seule lui fît désirer de s’éclaircir de cette aventure, il voulut entrer dans le cabinet. Malheureusement pour Fatmé, la porte n’était pas bien fermée, et il l’enfonça d’un seul coup. Le spectacle qui frappa ses yeux le surprit au point que, sa fureur demeurant suspendue, il sembla pendant quelques instants douté de ce qu’il voyait, et ne savait à quoi se déterminer. – Perfides ! s’écria-t-il enfin ; recevez le châtiment dû à vos vices et à votre hypocrisie! À ces mots, sans écouter ni Fatmé ni le Brahmine, qui s’étaient précipités à ses pieds, il les fit expirer sous ses coups. Quelque affreux que fût ce spectacle, il ne me toucha pas. Ils avaient tous deux trop mérité la mort pour qu’ils pussent être plaints, et je fus charmé qu’une aussi terrible catastrophe apprît à tout Agra ce qu’avaient été deux personnes qu’on y avait si longtemps regardées comme des modèles de vertu.
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