Chapitre II

1207 Words
Chapitre II Qui ne plaira pas à tout le monde. Un sopha ne fut jamais un meuble d’antichambre, et l’on me plaça, chez la dame à qui j’allais appartenir, dans un cabinet séparé du reste de son palais, et où, disait-elle, elle n’allait souvent que pour méditer sur ses devoirs, et se livrer à Brahma avec moins de distraction. Quand j’entrai dans ce cabinet, j’eus peine à croire, à la façon dont il était orné, qu’il ne servît jamais qu’à d’aussi sérieux exercices. Ce n’était pas qu’il fût somptueux, ni que rien y parût trop recherché ; tout y semblait, au premier coup d’œil, plus noble que galant : mais, à le considérer avec réflexion, on y trouvait un luxe hypocrite, des meubles d’une certaine commodité, de ces choses enfin que l’austérité n’invente pas, et dont elle n’est pas accoutumée à se servir. Il me sembla que j’étais moi-même d’une couleur bien gaie pour une femme qui affichait tant d’éloignement pour la coquetterie. Peu de temps après que je fus dans le cabinet, ma maîtresse entra ; elle me regarda avec indifférence, parut contente, mais sans me louer trop, et, d’un air froid et distrait, elle renvoya l’ouvrier. Aussitôt qu’elle se vit seule, cette physionomie sombre et sévère s’ouvrit ; je vis un autre maintien et d’autres yeux ; elle m’essaya avec un soin qui m’annonçait qu’elle ne comptait pas faire de moi un meuble de simple parade. Cet essai voluptueux, et l’air tendre et gai qu’elle avait pris d’abord, qu’elle s’était vue sans témoins, ne m’ôtaient rien de la haute idée qu’on avait d’elle dans Agra. Je savais que ces âmes que l’on croit si parfaites, ont toujours un vice favori, souvent combattu, mais presque toujours triomphant ; qu’elles paraissent sacrifier des plaisirs, qu’elles n’en goûtent quelquefois qu’avec plus de sensualité, et qu’enfin elles font souvent consister la vertu moins dans la privation que dans le repentir. Je conclus de cela que Fatmé était paresseuse, et je me serais alors reproché de porter mes idées plus loin. La première chose qu’elle fit après celle dont je viens de parler, fut d’ouvrir une armoire fort secrètement pratiquée dans le mur, et cachée avec art à tous les yeux ; elle en tira un livre. De cette armoire elle passa à une autre, où beaucoup de volumes étaient fastueusement étalés ; elle y prit aussi un livre qu’elle jeta sur moi avec un air de dédain et d’ennui, et revint, avec celui qu’elle avait choisi d’abord, se plonger dans toute la mollesse des coussins dont j’étais couvert. – Dites-nous un peu, Amanzéi, interrompit le Sultan, était-elle jolie, votre femme raisonnable ? – Oui, Sire, répondit Amanzéi, elle était belle, plus qu’elle ne le paraissait. On sentait même qu’avec moins de modestie, ces airs évaporés qui inspirent le mépris, à la vérité, mais qui excitent les désirs, elle aurait pu ne le céder à personne. Ses traits étaient beaux, mais sans jeu, sans vivacité, et n’exprimant que cet air vain et dédaigneux sans lequel les femmes de ce genre croiraient n’avoir pas une physionomie vertueuse. Le livre qu’elle avait pris le dernier ne me parut pas être celui qui l’intéressait le plus. C’était pourtant un gros recueil de réflexions composées par un Brahmine. Soit qu’elle crût avoir assez de celles qu’elle faisait elle-même, ou que celles-là ne portassent pas sur des objets qui lui plussent, elle ne daigna pas en lire deux, et quitta bientôt ce livre, pour prendre celui qu’elle avait tiré de l’armoire secrète, et qui était un roman dont les situations étaient tendres et les images vives. Il me parut que ce livre l’animait ; ses yeux devinrent plus vifs ; elle le quitta, moins pour perdre les idées qu’il lui donnait que pour s’y abandonner avec plus de volupté. Revenue enfin de la rêverie dans laquelle il l’avait plongée, elle allait le reprendre, lorsqu’elle entendit un bruit qui le lui fit cacher. Elle s’arma, à tout évènement, de l’ouvrage du Brahmine ; sans doute elle le croyait meilleur à montrer qu’à lire. Un homme entra, mais d’un air si respectueux, que, malgré la noblesse de sa physionomie et la richesse de ses vêtements, je le pris d’abord pour un des esclaves de Fatmé. Elle le reçut avec tant d’aigreur, lui parla si durement, parut si choquée de sa présence, si ennuyée de ses discours, que je commençais à croire que cet homme si maltraité ne pouvait être que son mari. Je ne me trompais pas. Elle rejeta longtemps, et avec aigreur, les instantes prières qu’il lui fit de le laisser auprès d’elle, et n’y consentit enfin que pour l’accabler de l’importun détail des fautes qu’elle prétendait qu’il commettait sans cesse. Ce mari, le plus malheureux de tous les époux d’Agra, reçut cette impatiente correction avec une douceur dont je m’indignais pour lui. L’opinion qu’il avait de la vertu de Fatmé n’était pas la seule chose qui le rendît si docile ; Fatmé était belle, et quoiqu’elle parût se soucier peu d’inspirer des désirs, elle en inspirait pourtant. Quelque peu aimable qu’elle voulût paraître aux yeux de son mari, elle éveilla sa tendresse. L’amant le plus timide, et qui parlerait d’amour pour la première fois à la femme du monde qu’il craindrait le plus, serait mille fois moins embarrassé que ce mari ne le fut pour dire à sa femme l’impression qu’elle faisait sur lui. Il la pressa tendrement et respectueusement de répondre à son ardeur ; elle s’en défendit longtemps de mauvaise grâce, et céda enfin comme elle s’était défendue. Avec quelque opiniâtreté qu’elle lui refusât tout ce qui aurait pu lui faire penser qu’elle n’avait pas, pour ce qu’il exigeait d’elle, la plus forte répugnance, je crus m’apercevoir qu’elle était moins insensible qu’elle ne voulait le paraître. Ses yeux s’animèrent, elle prit un air plus attentif, elle soupira, et quoique avec nonchalance, elle devint moins oisive. Ce n’était cependant pas son mari qu’elle aimait. Je ne sais qu’elles étaient alors les idées de Fatmé, mais soit que la reconnaissance la rendît plus douce, soit qu’elle voulût engager son mari à de nouvelles attentions, des propos assez tendres, quoique graves et mesurés, succédèrent à ce ton dur et grondeur dont elle s’était armée en le voyant. Il est apparent qu’il n’en découvrit pas le motif, ou qu’il n’en était pas touché, et il ne l’est pas moins que sa froideur ou sa distraction déplurent à Fatmé. Insensiblement elle engagea une querelle ; elle vit dans un instant à son mari les vices les plus odieux. Quelles horribles mœurs n’avait-il pas ! Quelle débauche ! Quelle dissipation ! Quelle vie ! Elle l’accabla enfin de tant d’injures, que, malgré toute sa patience, il fut obligé de la quitter. Fatmé se fâcha de son départ ; le trouble de ses yeux, moins obscur pour moi qu’il n’avait été pour ce mari, m’apprit que ce n’était point par son absence qu’elle aurait voulu être calmée, avant même que quelques mots assez singuliers qu’elle prononça, quand elle se vit seule, m’eussent absolument mis au fait de ce qu’elle pensait là-dessus. Fatmé, en apparence, fuyait les plaisirs, et ce n’était que pour s’y livrer avec plus de sûreté. Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeunesse, elle avait moins songé à corriger les penchants vicieux de son cœur, qu’à les voiler sous l’apparence de la plus austère vertu. Son âme, naturellement… dirai-je voluptueuse ? Non : ce n’était pas le caractère de Fatmé ; son âme était portée aux plaisirs. Peu délicate, mais sensuelle, elle se livrait au vice, et ne connaissait point l’amour. Elle n’avait pas encore vingt ans ; il y en avait cinq qu’elle était mariée, et plus de huit qu’elle avait prévenu le mariage. Ce qui séduit ordinairement les femmes ne prenait rien sur elle ; une figure aimable, beaucoup d’esprit, lui inspiraient peut-être des désirs ; mais elle n’y cédait pas. Les objets de ses passions étaient choisis parmi des gens non suspects, engagés par leur genre de vie à taire leurs plaisirs, ou entre ceux que la bassesse de leur état dérobe aux soupçons du public, que la libéralité séduit, que la crainte retient dans le silence, et qui, dévoués en apparence aux plus vils emplois, quelquefois n’en paraissent pas moins propres aux plus doux mystères de l’amour.
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