Chapitre IV

1914 Words
Chapitre IV Où l’on verra des choses qu’il se pourrait bien qu’on n’eût pas prévues. Après la mort de Fatmé, mon âme prit son essor, et vola dans un palais voisin, où tout me parut à peu près réglé comme dans celui que j’abandonnais. Dans le fond pourtant, on y pensait d’une façon bien différente. Ce n’était pas que la dame qui l’habitait entrât dans cet âge où les femmes un peu sensées, quand elles ne condamneraient pas la galanterie comme un vice, la regardent au moins comme un ridicule. Elle était jeune et belle, et l’on ne pouvait pas dire qu’elle n’aimait la vertu que parce qu’elle n’était point faite pour l’amour. À son air simple et modeste, au soin qu’elle prenait de faire de bonnes actions et de les cacher, à la paix qui semblait régner dans son cœur, on devait croire qu’elle était née ce qu’elle paraissait. Sage sans contrainte et sans vanité, elle ne se faisait ni une peine, ni un mérite de suivre ses devoirs. Jamais je ne la vis un moment ni triste ni grondeuse ; sa vertu était douce et paisible, elle ne s’en faisait pas un droit de tourmenter ni de mépriser les autres, et elle était sur cet article beaucoup plus réservée que ne le sont ces femmes qui, ayant tout à se reprocher, ne trouvent cependant personne exempt de reproche. Son esprit était naturellement gai, et elle ne cherchait pas à en diminuer l’enjouement. Elle ne croyait pas sans doute, comme beaucoup d’autres, qu’on n’est jamais plus respectable que lorsqu’on est fort ennuyeux. Elle ne médisait point et n’en savait pas moins amuser. Persuadée qu’elle avait autant de faiblesses que les autres, elle savait pardonner à celles qu’elle leur découvrait. Rien ne lui paraissait vicieux ou criminel que ce qui l’est effectivement. Elle ne se défendait pas les choses permises, pour ne se permettre, comme Fatmé, que celles qui sont défendues. Sa maison était sans faste, mais tenue noblement. Tous les honnêtes gens d’Agra se faisaient honneur d’y être admis, tous voulaient connaître une femme d’un aussi rare caractère, tous la respectaient ; et, malgré ma perversité naturelle, je me vis enfin forcé de penser comme eux. J’étais, lorsque j’entrai chez cette dame, si rempli encore de la fausseté de Fatmé, que je ne doutai pas d’abord qu’elle ne fît les mêmes choses, et je confondis, au premier coup d’œil, la femme vertueuse avec l’hypocrite. Jamais je ne voyais entrer un esclave ou un Brahmine, sans croire qu’on me mettrait de la conversation, et je fus longtemps étonné d’y être toujours compté pour rien. L’oisiveté à laquelle on me condamnait dans cette maison m’ennuya enfin, et persuadé que ce serait en vain que j’attendrais qu’on m’y donnât matière à observations, je quittai le sopha de cette dame, charmé d’être convaincu par moi-même qu’il y avait des femmes vertueuses, mais désirant assez peu d’en retrouver de pareilles. Mon âme, pour varier les spectacles que son état actuel pouvait lui procurer, ne voulut pas, en quittant ce palais, rentrer dans un autre, et s’abattit dans une vilaine maison, obscure, petite, et telle que je doutai d’abord s’il y aurait de quoi m’y donner retraite. Je pénétrai dans une chambre triste, meublée au-dessous du médiocre, et dans laquelle pourtant je fus assez heureux pour rencontrer un sopha, qui, terni, délabré, témoignait assez que c’était à ses dépens qu’on avait acquis les autres meubles qui l’accompagnaient. Ce fut, avant que je susse chez qui j’étais, la première idée qui me vint, et, quand je l’appris, je ne changeai pas d’opinion. Cette chambre, en effet, servait de retraite à une fille assez jolie, et qui par sa naissance, et par elle-même, étant ce qu’on appelle mauvaise compagnie, voyait cependant quelquefois les gens qui, dit-on, composent la bonne. C’était une jeune danseuse, qui venait d’être reçue parmi celles de l’Empereur, et dont la fortune et la réputation n’étaient pas encore faites, quoiqu’elle connût particulièrement presque tous les jeunes seigneurs d’Agra, qu’elle les comblât de ses bontés, et qu’ils l’assurassent de leur protection. Je doute même, quelque chose qu’ils lui promissent, que sans un intendant des domaines de l’Empereur qui prit du goût pour elle, la fortune eût sitôt changé de face. Abdalathif, c’est le nom de cet intendant, par sa naissance et par son mérite personnel, ne faisait pas une conquête brillante. Il était naturellement rustre et brutal, et depuis sa fortune, il avait joint l’insolence à ses autres défauts. Ce n’était pas qu’il ne voulût être poli ; mais persuadé qu’un homme comme lui honore quelqu’un quand il lui marque des égards, il avait pris cette politesse froide et sèche des gens d’un certain rang, qu’en eux en veut bien appeler dignité, mais qui dans Abdalathif était le comble de la sottise et de l’impertinence. Né dans l’obscurité la plus profonde, non seulement il l’avait oublié, mais même il n’y avait rien qu’il ne fît pour se donner une origine illustre ; il couronnait ses travers en jouant perpétuellement le seigneur ; vain et insolent, sa familiarité outrageait autant que sa hauteur ; ignoble et sans goût dans sa magnificence, elle n’était en lui qu’un ridicule de plus. Avec peu d’esprit et moins encore d’éducation, il n’y avait rien à quoi il ne crût se connaître et dont il ne voulût décider. Tel qu’il était cependant, on le ménageait, non qu’il pût nuire, mais il savait obliger. Les plus grands d’Agra étaient assidûment ses complaisants et ses flatteurs, et leurs femmes même étaient sur le pied de lui pardonner des impertinences qu’avec elles il poussait à l’excès, ou de ne rien refuser à ses désirs. Quelque couru qu’il fût dans Agra, il était quelquefois bien aise de se délasser des trop grands empressements des femmes de qualité, et de chercher des plaisirs qui, pour être moins brillants, n’en étaient pas moins vifs, et (selon ce qu’il avait l’insolence de dire) souvent guère plus dangereux. Ce fut un soir en sortant de chez l’Empereur, devant qui Amine avait dansé, que ce nouveau protecteur la ramena chez elle. Il promena dans son triste et obscur logement des regards orgueilleux et distraits, puis en daignant à peine lever les yeux sur elle : – Vous n’êtes pas bien ici, lui dit-il ; il faut vous en tirer. C’est autant pour moi que pour vous, que je veux que vous soyez plus convenablement logée. On se moquerait de moi, si une fille de qui je me mêle n’était pas d’une façon à se faire respecter. Après ces paroles, il s’assit sur moi, et la tirant sur lui brusquement, il prit avec elle toutes les libertés qu’il voulut ; mais comme il avait plus de libertinage que de désirs, elles ne furent pas excessives. Amine, que j’avais vue haute et capricieuse avec les seigneurs qui allaient chez elle, loin de prendre avec Abdalathif des airs familiers, le traitait avec un extrême respect, et n’osait même le regarder que quand il paraissait désirer qu’elle le fît. – Vous me plaisez assez, lui dit-il enfin, mais je veux qu’on soit sage. Point de jeunes gens, des mœurs, une conduite réglée ; sans tout cela, nous ne serions pas longtemps bons amis. Adieu, petite, ajouta-t-il en se levant ; demain vous entendrez parler de moi : vous n’êtes point meublée de façon qu’on puisse aujourd’hui souper avec vous ; j’y vais pourvoir, bonjour! En achevant ces mots, il sortit. Amine le reconduisit respectueusement, et revint sur moi se livrer à toute la joie que lui causait sa bonne fortune, et compter, avec sa mère, les diamants et les autres richesses qu’elle attendait le lendemain de la générosité d’Abdalathif. Cette mère, qui, quoique femme d’honneur, était la plus complaisante des mères, exhortait sa fille à se conduire sagement dans le bonheur qu’il plaisait à Brahma de lui envoyer, et comparant l’état où elles allaient se trouver, faisait mille réflexions sur la providence des Dieux qui n’abandonne jamais ceux qui la méritent. Elle fit après cela une longue énumération des seigneurs qui avaient été amis de sa fille. – Combien peu leur amitié vous a-t-elle été utile, mon enfant ! lui disait-elle ; aussi, c’est bien votre faute ! Je vous l’ai dit mille fois, vous êtes née trop douce. Ou vous vous donnez par pure indolence, ce qui est un grand vice ; ou, qui ne vaut pas mieux et vous a donné de grands ridicules, vous vous prenez de fantaisie. Je ne dis pas qu’on ne se satisfasse quelquefois, à Dieu ne plaise ! Mais il ne faut pas tellement se sacrifier à ses plaisirs, qu’on en néglige sa fortune ; il faut surtout éviter qu’on ne puisse dire qu’une fille comme vous peut se livrer quelquefois à l’amour, et malheureusement vous avez donné là-dessus matière à bien des propos. Enfin, vous êtes encore bien jeune, et j’espère que cela ne vous fera pas grand tort. Rien ne perd tant les personnes de votre condition que ces étourderies que j’ai entendu nommer des complaisances gratuites. Quand on sait qu’une fille est dans la malheureuse habitude de se donner quelquefois pour rien, tout le monde croit être fait pour l’avoir au même prix, ou, du moins, à bon marché. Voyez Roxane, Alalis, Elzire : elles n’ont pas une faiblesse à se reprocher ; aussi Brahma a béni leur conduite. Moins jolies que vous, voyez comme elles sont riches ! Profitez bien de leur exemple ; ce sont des filles bien raisonnables. – Eh oui ! ma mère, oui, répondit Amine, que cette exhortation impatientait ; j’y songerai. Mais me conseillez-vous pourtant de n’être qu’au monstre que j’ai actuellement ? Cela est impossible, je vous en avertis. – Vraiment non, reprit la mère : à l’égard de son cœur, on n’en est pas la maîtresse ; je dis simplement qu’il faut que vous renonciez aux seigneurs de la Cour, à moins que vous les voyiez incognito, et qu’ils aient pour vous de meilleures façons qu’ils n’en ont eu jusques ici. Si vous voulez, je leur parlerai, moi. Vous avez Massoud que vous aimez ; c’est un bon choix, il n’est connu de personne, il se prête à tout, vous le faites passer pour votre parent, on le prend pour cela, il n’y a rien à dire. Ce monsieur qui vous veut du bien s’y trompera comme les autres ; en vous conduisant avec prudence, il ne se doutera de rien, et… – Croyez-vous, ma mère, interrompit Amine, qu’il me donne des diamants ? Ah ! oui, il m’en donnera. Ce n’est pas, ajoutait-elle, que j’aie de la vanité, mais quand on tient un certain rang, on est bien aise d’être comme tout le monde! Là-dessus elle se mit à compter toutes les filles qui seraient désespérées et des diamants et des belles robes qu’elle aurait : idée qui la flattait plus que la fortune même. Le lendemain d’assez bonne heure, un char vint la prendre, et mon âme, curieuse de voir l’usage qu’Amine ferait des conseils de sa mère, la suivit. On la conduisit dans une jolie maison toute meublée, qu’Abdalathif avait dans une rue détournée. Je me plaçai en y arrivant dans un sopha superbe que l’on avait mis dans un cabinet extrêmement orné. Jamais je n’ai vu personne dans une aussi sotte admiration que celle qu’Amine témoignait pour tout ce qui s’y offrait à ses yeux. Après avoir curieusement examiné tout, elle vint se mettre à sa toilette. Les vases précieux dont elle la vit couverte, un écrin rempli de diamants, des esclaves bien vêtus, qui, d’un air respectueux, s’empressaient à la servir, des marchands et des ouvriers qui attendaient ses ordres, tout la transportait et augmentait son ivresse. Quand elle en fut un peu revenue, elle songea au rôle qu’elle devait jouer devant tant de spectateurs. Elle parla à ses esclaves avec hauteur, aux marchands et aux ouvriers avec impertinence, choisit ce qu’elle voulut, ordonna que tout ce qu’elle commandait fût prêt pour le lendemain au plus tard, se remit à sa toilette, y resta longtemps, et en attendant les magnificences qui lui étaient destinées, se revêtit d’un déshabillé superbe qui avait été fait pour une princesse d’Agra et qu’elle trouva à peine assez beau pour elle. Elle passa la plus grande partie de la journée à s’occuper de tout ce qu’elle voyait, et à attendre Abdalathif. Vers le soir enfin, il parut. – Eh bien ! petite, lui dit-il, comment vous trouvez-vous de tout ceci? Amine se précipita à ses pieds, et, dans les termes les plus ignobles, le remercia de tout ce qu’il faisait pour elle. J’étais étonné, moi qui jusques alors avais été en bonne compagnie, de tout ce qui frappait mes oreilles. Ce n’était pas que je n’eusse jamais entendu de sottises, mais du moins elles étaient élégantes, et de ce ton noble avec lequel il semble presque qu’on n’en dit pas.
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