Chapitre VAprès avoir couru tout droit devant lui pendant un quart d’heure environ, le baron Morgan s’arrêta tout à coup.
D’abord il avait entendu tout près de lui le sifflet du train du chemin de fer de ceinture ; ensuite il s’était reconnu. À force de tourner et de retourner dans ce labyrinthe de chemins creux et de sentiers, il se retrouvait presque à son point de départ, c’est-à-dire au bout du chemin des Fontis, à quelques pas de la rue de l’Assomption.
Il se mit alors à rire.
– On n’est pas plus fou que moi, se dit-il. Si mes anciens amis du club m’avaient vu tout à l’heure me sauvant à toutes jambes, ils se seraient joliment moqués de moi.
Un bec de gaz lui indiquait maintenant son chemin, et le roulement du train sur la voie ferrée lui rappelait que l’âge des fantômes, des revenants et des gens à mauvais œil était passé.
– Ce pauvre M. de Valserres, se dit-il en se remettant en marche, je ne l’aurais jamais cru superstitieux à ce point.
Croire qu’un homme lui porte malheur parce qu’il a eu tort avec cet homme, parce qu’il l’a privé de son pain autrefois, ne s’explique, en définitive, que par le remords.
M. de Valserres a été dur pour le pauvre diable, et le pauvre diable se venge à sa manière, c’est-à-dire qu’il l’injurie quand il le rencontre.
Le train venait de passer.
Paul Morgan calcula qu’il aurait le temps de prendre le suivant à la station de Passy, et il se mit à longer le boulevard Montmorency, causant toujours avec lui-même.
– La preuve que cet homme n’est et ne saurait être un jettator, poursuivit-il, c’est que ceux qui croient à la jettature n’ont jamais douté de ceci : que celui qui porte malheur aux autres se porte bonheur à lui-même.
Or, je viens de voir le pauvre diable à genoux près du lit de sa fille agonisante et fondant en larmes, et j’ai été assez niais pour prendre la fuite, alors que j’eusse si bien fait d’entrer et de vider ma bourse dans cette maison où il n’y a peut-être pas de pain.
Et comme le baron Morgan avait obtenu la permission de revenir le lendemain à la villa, mais un peu moins matin qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire au temps où il devait, en cachette, contempler son idole, il prit une belle résolution, celle de rechercher cette maisonnette où Simon vivait auprès de sa fille, de lui amener un médecin et de venir à l’aide de cette détresse suprême à l’insu de M. de Valserres et de Pauline elle-même.
C’était un garçon de cœur que le baron Paul Morgan ; il n’y a guère, du reste, que ceux-là qui se ruinent. Et quand il eut arrêté le projet de secourir mystérieusement la victime de son beau-père futur, il se sentit réconcilié avec lui-même à un haut degré et ne songea plus qu’à son bonheur.
La salle d’attente de la station de Passy était à peu près déserte. Cependant le baron fronça le sourcil en y entrant.
Il venait d’apercevoir, humant son cigare, un des trois jeunes gens qu’il avait rencontrés le matin, M. Léon de Courtenay.
Le premier mouvement des gens heureux est de se replier en eux-mêmes pour connaître leur bonheur.
Le besoin d’expansion ne vient qu’après.
M. Paul Morgan eut donc tout d’abord l’intention de battre en retraite et de continuer son chemin à pied.
Mais M. de Courtenay l’avait aperçu et le salua de la main.
Paul rendit le salut, et comme il avait été fort lié avec lui au temps de son opulence, il alla lui tendre la main.
M. de Courtenay le prit par le bras.
– Descendons sur la voie, dit-il ; nous respirerons plus à l’aise et nous causerons ; nous avons près de dix minutes à attendre.
– Est-ce que tu habites Passy l’été ? demanda le baron.
– Je n’y viens pas une fois par an.
– Alors voici un heureux hasard…
Un sourire un peu railleur glissait sur les lèvres de M. de Courtenay.
C’était un garçon de trente ans qui méritait à tous égards le nom de viveur endurci. Il était riche ; après avoir croqué son héritage paternel et maternel, il avait enterré une demi-douzaine d’oncles et de tantes qui lui avaient tout légué.
Fort de son expérience chèrement acquise, M. de Courtenay vivait maintenant en homme qui ne croit à rien, ne s’afflige ou ne se réjouit de rien, marchande le superflu comme d’autres le nécessaire, et est toujours tenté de répondre à ceux qui essayent de parler à son cœur : Je la connais celle-là ! on ne me la fait plus !
Donc M. Léon, vicomte de Courtenay, souriait en regardant le baron.
– Mon cher Paul, lui dit-il, tu ne te doutes guère que tu m’as fait gagner cent louis.
– Moi ! fit le baron.
– Mon Dieu, oui ; j’ai fait ce matin un pari te concernant et je l’ai gagné.
M. Paul Morgan tressaillit et une légère rougeur colora même son front.
– Mon bon ami, poursuivi Léon de Courtenay, il est tout naturel qu’un homme élégant comme toi, qui traverse à pied les Champs-Élysées à six heures du matin, intrigue au plus haut point ses anciens amis qui le rencontrent, surtout quand depuis plusieurs mois il s’est tenu tout à fait à l’écart.
– Ah ! je vous ai intrigués ? dit le baron s’efforçant de sourire.
– Oui. Arthur prétendait que tu allais voir une grisette de Passy ou d’Auteuil.
– En vérité ?
– Moi, j’ai affirmé que tu avais un but plus sérieux ; et comme je sais un tas de choses, j’ai même avancé que tu étais amoureux de la belle mademoiselle de Valserres.
– Vraiment ! fit le baron.
– Et j’ai parié cent louis que je ne me trompais pas.
– Qui sait ? dit M. Paul Morgan. Je ne vois pas encore comment tu prouveras que ton pari est gagné.
– Oh ! d’une façon bien simple : en donnant à mes amis ma parole d’honneur que je t’ai suivi à la trace, grâce à l’instinct merveilleux de Tom.
Alors le baron s’aperçut qu’un petit terrier-boule noir et feu suivait M. de Courtenay.
– Tom, poursuivit M. de Courtenay, a un flair merveilleux ; il m’a conduit sur tes pas et j’ai pu, à travers une grille, te voir donner le bras à M. de Valserres.
– Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ?
– Mais, mon cher bon, acheva M. de Courtenay en riant, j’ai passé la journée à Auteuil, chez mon ancien cocher, qui est jardinier du comte R…, à deux pas de l’habitation de ta bien-aimée, et je suis fixé. À quand le mariage ?
Cette fois le baron n’y tint plus. Le besoin d’épanchement se faisait sentir, et il prit les deux mains de son ancien ami en lui disant :
– Ma foi, tu en sais trop long déjà pour ne pas tout savoir.
Et il lui ouvrit tout entier ce cœur qui débordait de joie et d’ivresse.
– Un assez joli rêve que tu as fait là, disait Léon en riant.
Et ils montèrent dans le train qui arrivait.
Vingt minutes après ils étaient rue Saint-Lazare.
– Dis donc, fit alors M. de Courtenay, veux-tu que je te vende ma discrétion ?
– Hein ? dit le baron.
– Si je n’annonce pas à nos amis ton prochain mariage, je perds cent louis.
– Eh bien ?
– Et comme tu me parais un être mystérieux et concentré, tu voudrais peut-être que ton amour demeurât quelques jours encore à l’état de secret.
– Si tu faisais cela, je t’en saurais un gré infini, dit le baron.
– Oui, mais je perdrais cent louis, et je ne suis pas homme à te les demander. Cependant tu possèdes un bibelot dont j’ai toujours eu envie.
– Bah ! fit le baron qui tressaillit en songeant qu’il avait vendu ses bibelots, et qu’il ne lui restait que des objets sans valeur.
– Je suis amoureux d’une terre cuite que tu as dans ton fumoir et qui représente une bacchante donnant à boire à un s****e.
Paul Morgan respira, il avait conservé la terre cuite.
– Je te l’enverrai, demain, dit-il.
– Non, j’irai la prendre ; adieu, compte sur moi, j’en verrai cent louis à Arthur et je lui dirai que j’ai perdu.
Les deux amis se séparèrent, Léon pour gagner le boulevard Malesherbes, Paul Morgan la rue du Helder.
Comme celui-ci entrait chez lui, le concierge lui tendit une lettre.
Cette lettre arrivée par le courrier de province du soir portait le timbre de Vierzon à Paris.
– Une lettre de Crisenon, c’est-à-dire de mon oncle, pensa Paul Morgan.
Et il eut un battement de cœur, éprouva une subite inquiétude, et Simon le mendiant lui revint tout à coup en mémoire.