Chapitre IVCe fut une journée délicieuse que celle que le baron Paul Morgan passa dans la villa d’Auteuil.
Le matin, il était à peu près désespéré ; le soir, le paradis était dans son cœur.
M. de Valserres avait dit vrai, – Pauline l’aimait.
Pourtant, aux yeux du monde, les deux jeunes gens se connaissaient à peine.
Jamais ils ne s’étaient vus en dehors de ces fêtes qui réunissent là tout Paris ; jamais un mot ne leur était échappé comme un aveu ; mais quand ils se rencontraient, un tressaillement mutuel leur disait qu’ils étaient l’un à l’autre.
Ce fut donc une vraie journée de fiançailles que celle qui s’écoula.
Le baron déjeuna à Auteuil, et comme le banquier était un homme qui allait vite en besogne, il leur dit :
– Mes enfants, je ne sais rien de plus désagréable, dans la vie, que les horribles préliminaires du mariage qui tuent quelquefois l’amour avant sa naissance. Si vous ne vous aimiez pas, on laisserait les choses suivre leur cours, mais vous vous aimez, et c’est bien différent. Si vous m’en croyez, nous ne ferons pas le moindre bruit. Nous sommes en été, il n’y a personne à Paris ; nous n’enverrons que des lettres de faire-part et pas d’invitations.
Vous vous marierez dans trois semaines à l’église et à la mairie d’Auteuil, puis vous vous envolerez en Suisse ou en Allemagne ; et quand vous reviendrez, en octobre, on n’aura pas eu le temps de jaser, de faire mille commentaires ; d’établir que vous, baron, vous êtes ruiné, et que Pauline aurait pu trouver un mari qui ait moins fait parler de lui.
M. de Valseras avait donc ainsi réglé les choses : on rachèterait deux bans à l’église, on ferait les publications, et dans trois semaines au plus Pauline serait la baronne Morgan.
Lorsque, à dix heures du soir, le baron songea à retourner à Paris, il n’était pas bien sûr d’être éveillé.
– Tout cela, pensait-il, me semble impossible ! Hier, je n’espérais rien ; aujourd’hui, tout m’est promis. C’est à n’y pas croire… Je rêve bien certainement. Si je rencontrais un ami, je le prierais de me pincer le bras.
Et il s’en allait, devisant ainsi avec lui-même, par le chemin qu’il avait suivi le matin.
M. de Valserres, en lui serrant la main, lui avait dit :
– Vous pouvez prendre une voiture pour vous en aller ; la dot de votre femme fera face à cette prodigalité. Mais Paul Morgan avait répondu en souriant :
– J’ai besoin d’être seul avec moi-même et de me faire à mon bonheur.
Cependant, comme il avait franchi cette porte ménagée dans la grille que M. de Valserres lui avait ouverte le matin, un souvenir avait traversé son esprit. Ce souvenir était celui de la figure hideuse et grimaçante entrevue l’espace d’une minute, et qui avait si fort épouvanté M. de Valserres.
Paul Morgan avait toujours été un sceptique, et les superstitions modernes telles que la jettature n’avaient jamais eu de prise sur lui.
Il n’avait jamais touché un bossu avant d’entreprendre une affaire importante, ni consulté des somnambules pour savoir s’il était aimé.
Eh bien, ce soir-là, son cœur, qui débordait d’ivresse, se serra tout à coup ; une vague inquiétude s’en empara et il se souvint des paroles de M. de Valserres, le matin :
– Il nous arrivera certainement un malheur, à vous, à ma fille ou à moi, ou peut-être même à tous les trois.
Paul Morgan hâta le pas, comme s’il eût eu peur de rencontrer une seconde fois cet homme qui paraissait avoir eu une influence funeste sur la vie tout entière de son beau-père futur.
Nous l’avons dit, il suivait le chemin qu’il avait pris le matin pour venir, ou plutôt il croyait le suivre.
C’est-à-dire qu’il était parvenu à un endroit où le sentier bordé de haies coupait un autre sentier.
La nuit aidant, car il avait toujours fait cette route en plein jour jusque-là, il s’était trompé, avait pris à droite au lieu de prendre à gauche, et tantôt rêvant avec délices à Pauline de Valserres, tantôt tressaillant au souvenir du prétendu jettator, le baron avait tourné deux ou trois fois sur lui-même sans s’en douter, descendant vers la rue de la Croix au lieu de remonter vers celle de l’Ascension.
Tout à coup il s’arrêta et se dit :
– Ou je me suis égaré, ou le chemin s’allonge pendant la nuit.
Cette partie d’Auteuil, qui est encore à l’état rustique, n’a ni becs de gaz, ni noms de rues, et la nuit, étoilée, il est vrai, était privée de lune.
M. Paul Morgan eut bien vite constaté qu’il s’était trompé de sentier ; mais Auteuil n’est pas si grand qu’on ne finisse par s’y reconnaître ; et il continua gaiement à marcher droit devant lui, se répétant le proverbe que tout chemin mène à Rome et par conséquent à Paris.
Mais celui qu’il suivait et qui décrivait mille courbes originales, courant tantôt entre deux buissons, tantôt à travers des clôtures en planches bordant des jardins déserts et des terrains en friche, paraissait ne pas devoir finir. Çà et là, cependant, au-dessus des haies, quand il se dressait sur la plante des pieds, il apercevait une maisonnette, mais une maisonnette silencieuse et plongée dans les ténèbres.
Enfin, à force de marcher, le baron arriva à un endroit où le chemin profondément encaissé formait un coude assez brusque, et ce coude franchi, il fut frappé au visage par un rayon de lumière.
À cent pas environ devant lui, une petite maison, une hutte plutôt, inclinait sur le chemin, par-dessus la haie, son pignon déjeté.
La lumière était celle d’une chandelle qu’on apercevait auprès d’une fenêtre.
– C’est la demeure de quelque jardinier, pensa le baron, et il me remettra dans mon chemin.
Il hâta un peu le pas et marcha droit sur la maisonnette.
Mais, à une certaine distance, il s’arrêta.
Un bruit avait frappé son oreille, et il ne pouvait s’y tromper, dans cette maison il y avait un malade ou un mort, car il entendait sangloter.
Alors il s’approcha avec précaution, étouffant le bruit de ses pas, cheminant sur les côtés qui étaient couverts d’herbe, et il arriva ainsi presque auprès de la haie qui séparait la maisonnette du chemin.
C’était une pauvre cabane en terre et en pans de bois, qui s’élevait au milieu d’un terrain inculte et planté de vieux arbres.
Elle n’avait qu’un rez-de-chaussée percé d’une fenêtre unique sur le côté.
Cette fenêtre était ouverte, et, caché derrière la haie, le baron Morgan put jeter un curieux regard à l’intérieur. Il vit alors une jeune fille pâle, amaigrie, qu’on eût volontiers prise pour un fantôme, et qui était couchée sur un misérable grabat.
Un homme, tournant le dos à la fenêtre, mais dont les cheveux étaient blancs, agenouillé devant le lit, pleurait bruyamment, en tenant dans ses mains la main diaphane de la malade.
Celle-ci disait :
– Ne pleure pas, père ; j’ai tant souffert déjà, va !… La mort est une délivrance, et la délivrance approche… Ne pleure pas, cher père… Dieu est bon, il prendra soin de toi…
– Ma fille ! ma fille ! disait le vieillard d’une voix pleine de sanglots.
Et tout à coup il se leva, et la lumière inonda son visage, et le baron Morgan recula frappé de stupeur : ce visage baigné de larmes, il l’avait reconnu !
Ce père qui pleurait sur sa fille agonisante dans ce réduit misérable, qui sans doute avait vu bien des jours sans pain, c’était le même homme qui le matin avait crié à M. de Valserres ces mots sinistres : « Tu te ruineras ! »
Cet homme enfin, c’était Simon le mendiant, Simon que le banquier avait chassé de ses bureaux vingt ans auparavant.
Et le baron Paul Morgan, qui d’abord avait songé à entrer dans cette maison et à y offrir de l’argent et des consolations, se sentit pris d’une indicible épouvante, et il s’enfuit…