Chapitre VILe baron Paul Morgan habitait un entresol selon la mode un peu ancienne des garçons d’il y a vingt ans. Il avait gardé un domestique, chose à peu près impraticable aujourd’hui pour qui n’a que six mille livres de rente. Mais ce domestique était un vieillard qui l’avait vu naître, le servait sans demander ses gages, et avait assisté au spectacle douloureux de sa ruine.
Antoine était un type du siècle dernier égaré dans celui-ci.
Quand il avait vu son maître ruiné, il lui avait dit :
– Monsieur a tort de se retirer du monde, car, en mangeant nos derniers cent mille francs convenablement et sans barguigner, nous trouverions avant six mois une héritière de deux millions.
À quoi Paul avait répondu : Je suis amoureux et n’ai nulle envie de me brûler la cervelle dans six mois.
Antoine s’était installé comme il avait pu dans le nouvel appartement, qui n’avait que trois pièces.
Le soir, il se faisait un lit dans la salle à manger.
Or, le baron avait des tendresses pour son vieux valet de chambre, et ce soir-là, malgré l’émotion qui s’était emparée de lui en prenant cette lettre qu’on lui tendait, il n’oublia pas comme à l’ordinaire d’ouvrir la porte sans bruit, de marcher sur la pointe du pied et de gagner son lit par un corridor qui aboutissait à l’antichambre.
Une fois dans sa chambre, il alluma un flambeau et s’approcha de la cheminée.
Une lettre portant le timbre de Vierzon à Paris n’avait pourtant rien d’extraordinaire pour lui.
Cela voulait dire que cette lettre avait été mise à la poste au bureau de Salbris et qu’elle venait bien certainement du vieux château de Crisenon, la demeure de ce vieil oncle, dont le baron avait parlé au banquier.
Il y a tant de neveux qui attendent avec impatience la mort de leur oncle que le baron Paul Morgan se permettait une autre manière de penser et de voir.
Il aimait son oncle et il ne souhaitait ni sa mort ni son héritage.
Chaque année, il s’en allait passer deux longs mois à Crisenon, au milieu des marais et des sapinières de la giboyeuse Sologne, et il se plaisait dans la société de ce vieillard qui avait conservé toute l’amabilité des hommes de la Restauration.
Le bonhomme écrivait deux ou trois fois par an à son neveu qui avait pris l’habitude de lui écrire tous les mois.
Il n’y avait donc pas sujet à être bien ému de cette lettre ; à première vue, il était difficile de s’expliquer que le baron, au bout de dix minutes, n’eût pas encore osé en briser le cachet.
C’est qu’il avait vu l’écriture de la suscription, et cette écriture n’était pas celle du vieillard.
Que pouvait-on lui écrire, sinon l’annonce d’un malheur ?
Et le visage grimaçant de Simon passait devant ses yeux troublés et son cœur battait, tandis qu’il tournait et retournait sous ses doigts fiévreux la lettre encore fermée.
Mais enfin, cette émotion vague et mystérieuse se calma un peu, et le baron rompit le cachet de cire rouge qui était surmonté d’un tortil de baron.
L’oncle était baron aussi, car tel est l’usage ou plutôt l’abus moderne que lorsqu’il y a un titre dans une famille, tout le monde le porte.
Paul Morgan ouvrit donc la lettre et courut à la signature qui était celle du garde-chasse de Crisenon. Puis il lut :
Monsieur Paul,
Il vient de nous arriver un grand malheur. M. le baron, votre oncle, à qui Dieu semblait promettre de longs jours encore, a fait ce matin une chute de cheval si malheureuse qu’il s’est brisé la colonne vertébrale.
Nous sommes allés en toute hâte chercher le docteur Rousselle de Saint-Florentin, lequel nous a dit que M. le baron n’avait pas deux jours à vivre.
Aussi je me hâte de vous annoncer cette douloureuse nouvelle, et je pense que vous allez arriver sur-le-champ.
C’est bien la faute de M. le baron, du reste ; voici quinze ans qu’il montait Blanchette, une bête sage et solide qui eût passé dans un incendie sans broncher.
Vous savez que Blanchette avait eu un poulain tout noir. Il était gentil, mais un peu fou.
M. le baron a voulu le dresser, disant que vous auriez là un bon cheval de chasse l’année prochaine.
Le poulain était doux, et il s’est laissé monter pendant plus de quinze jours sans qu’il arrivât rien à M. le baron. Mais ce matin, M. le baron a voulu s’en aller du côté du chemin de fer. Le passage d’un train a effrayé le poulain qui est allé sauter d’un rocher de dix pieds de haut au bord de la Sauldre avec son cavalier que des paysans ont relevé évanoui et mourant.
Quant au poulain, il s’est tué sur le coup.
Françoise et moi qui ne quittons pas M. le baron, nous vous attendons avec impatience, monsieur Paul.
Votre désolé serviteur,
GERMAIN MAUBERT,
garde-chasse à Crisenon.
Le baron laissa tomber cette lettre sur le tapis et deux larmes jaillirent de ses yeux.
Était-ce donc la jettature de Simon le mendiant qui commençait ?
Paul Morgan éveilla son vieux valet et lui montra la lettre.
Il était dans un tel état de douleur qu’il perdit un peu la tête et dit à Antoine :
– Fais-moi ma valise, nous partons !
Et il s’apprêtait à écrire une longue lettre à Pauline de Valserres pour lui apprendre ce brusque départ, l’assurer de son amour et la conjurer de penser à lui et de partager sa douleur, lorsque Antoine lui dit :
– Mais, monsieur le baron, comment voulez-vous partir ? Il est une heure du matin, et le premier train de chemin de fer que vous pourrez prendre ne part qu’à sept heures.
Or, c’est un train omnibus qui s’arrête à vingt-sept stations ; je l’ai pris bien souvent et je les ai comptées. Vous n’arriverez pas avant deux heures à Salbris, c’est-à-dire un quart d’heure avant l’express, qui quitte Paris trois heures plus tard.
Les paroles du vieil Antoine amenèrent sur-le-champ une subite transaction entre la douleur du baron et son amour.
Antoine avait raison ; Paul Morgan ne pouvait pas partir avant neuf heures cinquante minutes du matin.
Il avait donc le temps de prendre une voiture, de courir à Auteuil, entre six et sept heures, et de faire à Pauline de tendres adieux…
Cette résolution prise, le baron s’assit dans un grand fauteuil, auprès de la fenêtre ouverte, et se prit, en attendant le jour, à songer à son pauvre oncle que peut-être il ne trouverait plus vivant.
On a beaucoup parlé de la corruption du siècle et du manque absolu de cœur de cette génération qu’on appelle les petits crevés ; on a même fait là-dessus des livres volumineux et des pièces qui n’étaient pas très amusantes, mais nous devons à la vérité d’avouer que la perspective de l’héritage de son oncle ne se présenta pas un seul instant à l’esprit du baron Morgan. Il pleura de vraies larmes, il éprouva une vraie douleur, et, quand cinq heures et demie sonnèrent à la pendule de sa chambre à coucher, il cria à Antoine :
– Va me chercher une voiture.
Antoine avait fait la valise de son maître, et il se disposait à sortir pour exécuter ses ordres, lorsqu’on sonna à la porte.
Jamais le baron n’avait reçu de visite à pareille heure.
Était-ce donc un nouveau malheur qu’on venait lui apprendre ?
Antoine alla ouvrir, et Paul Morgan, à son grand étonnement, vit entrer M. Léon de Courtenay, qui lui dit d’un ton joyeux :
– Mon cher bon, je sors du club, je me suis souvenu que tu allais à Auteuil à une heure fabuleusement matinale, et comme depuis hier je rêve de ma terre cuite, je viens la chercher.
Mais comme il parlait ainsi, M. de Courtenay s’aperçut que le baron avait les yeux rouges.
– Ah ! mon Dieu, fit-il, qu’est-ce donc ?
Paul Morgan lui tendit la lettre du garde-chasse qui était demeurée ouverte sur la cheminée.
– Quel drôle de bonhomme tu fais ! dit-il. Voilà cent mille livres de rente qui t’arrivent, et tu pleures !…
Le baron, en effet, s’était remis à pleurer.
– Ma foi, mon cher bon, reprit M. de Courtenay, c’est dans le malheur qu’on trouve les vrais amis. Je te vois dans un tel état que je te crois capable de te tuer de désespoir sur la tombe de ton oncle.
Aussi je ne te quitte pas ; je vais avec toi. D’ailleurs, il fait très chaud à Paris, et je me trouvais absurde, pas plus tard que tout à l’heure, de ne pas aller prendre l’air quelque part.
– Tu vas enterrer ton oncle, j’en suis, et tu verras, je suis très convenable !…