Chapitre IIISi M. de Valserres avait éprouvé une émotion pleine de colère à la vue de cette tête grimaçante qui le défiait, le baron Morgan, lui, était demeuré stupéfait.
M. de Valserres s’était avancé jusqu’à la grille en brandissant son bâton.
Mais le mystificateur s’était enfui et le banquier n’avait nulle envie de le poursuivre, car il revint à son hôte et lui dit :
– Je vous demande mille pardons, mais j’ai un peu perdu la tête à la vue de cet insolent.
Il essayait de sourire, mais son visage crispé et sa pâleur protestaient contre ce ton d’indifférence affectée.
– Mais quel est donc cet homme dont la vue produit sur vous une impression aussi désagréable ? demanda le baron Morgan.
– Mon cher ami, répondit le banquier, je vais regretter amèrement de vous avoir donné ma parole.
– Hein ? fit le jeune homme.
– Le jettator m’est apparu, et très certainement un malheur nous menace, ou vous, ou moi, ou ma fille, et peut-être même tous les trois.
– Mais, mon cher hôte, dit le baron en souriant, avez-vous réfléchi que nous vivons en 1866, qu’il est sept heures du matin, que nous sommes à Auteuil, banlieue annexée, et par conséquent à Paris ?
– Baron, répondit le banquier ému, quand je vous aurai raconté l’histoire de cet homme, vous accueillerez moins légèrement mes terreurs.
Le baron lorgnait toujours les persiennes closes de la villa.
– Nous avons le temps, ajouta M. de Valserres ; nous avons eu du monde hier, Pauline s’est couchée tard et elle sera paresseuse.
– Je suis tout oreilles, monsieur.
– Figurez-vous, continua le banquier, que je connais cet homme depuis ma jeunesse ; nous nous sommes trouvés côte à côte sur les bancs du collège.
C’était un esprit chagrin, un caractère taquin et méchant, une de ces natures aigries par la pauvreté et le malheur héréditaires ; ces hommes-là n’ont pas souffert encore, mais leurs pères ont souffert pour eux et leur ont légué comme le reflet de leurs douleurs.
On l’appelait Simon.
Était-ce un prénom ou un nom ? Je ne l’ai jamais su.
Il n’avait pas d’amis, on ne lui connaissait pas de parents.
Quand les vacances nous ouvraient les portes du collège, il y demeurait, lui, et personne ne venait le chercher.
Il avait bien quatre ou cinq ans de plus que moi, mais il était si malingre, si chétif, que le plus jeune de nous le rossait à coups de poing.
Du reste, il nous détestait tous. Mélange de haine et d’orgueil, ce petit être semblait avoir pris à partie, dans ses camarades, la société tout entière.
Il nous espionnait et rapportait, comme on dit au collège, et nous avions fini par le haïr presque autant qu’il nous haïssait.
À quinze ans, je le perdis de vue, mais il me resta de lui un souvenir détestable.
Il avait quitté le collège avant moi, et il était peu probable que, lui pauvre et moi riche, nous nous rencontrerions désormais.
Cela devait être cependant.
De seize à vingt ans je voyageai.
La mort de mon père, banquier comme moi, me rappela à Paris.
La première figure que j’aperçus dans mes bureaux, car je me trouvais banquier à mon tour, fut celle de Simon.
Le pauvre diable était employé à dix-huit cents francs.
Je commis alors une mauvaise action.
Sous l’influence de mes souvenirs de collège, je sentis ma haine pour lui se réveiller, et je le congédiai.
Je n’oublierai jamais le regard qu’il me lança quand mon chef de contentieux lui eut signifié ma volonté.
Il osa me tutoyer comme au collège :
– Tu m’ôtes mon pain, me dit-il, mais je porte malheur, et je me vengerai.
On le mit à la porte et je n’y pensais plus.
J’étais fiancé depuis longtemps à une jeune créole de la Martinique élevée en France, et j’attendais l’expiration de mon deuil pour l’épouser.
– C’était la mère de Pauline ? demanda le baron.
– Non, dit le banquier, il y avait un an que mon père était mort, et mon mariage était fixé à la semaine suivante.
Tout était prêt, le contrat, la corbeille.
Chaque jour j’allais passer la soirée auprès de ma fiancée, qui habitait le rond-point des Champs-Élysées, et quelquefois nous sortions en voiture avec sa mère.
Ce soir-là, comme je traversais la place de la Concorde, mon cocher faillit renverser un homme mal vêtu, portant des bottes percées et un chapeau rougi et sans bords.
Le pauvre hère n’eut que le temps de se ranger pour n’être point écrasé.
Mais en se rangeant il me regarda, et je reconnus Simon. Il me menaça du poing et se mit à rire d’un rire de malheur.
Hélas ! la vengeance commençait.
J’avais laissé, la veille, ma fiancée joyeuse et pleine de santé ; je la trouvai souffrante, alitée, en proie aux premières atteintes d’un mal épouvantable, la petite vérole. Trois semaines après elle était morte.
– Mais, mon cher hôte, dit le baron, je ne vois là qu’une coïncidence, et vraiment…
– Attendez encore, reprit le banquier. Tout passe en ce monde, surtout la douleur. Après le désespoir, vint une simple tristesse, et un an après j’avais oublié ma pauvre créole et j’épousais la mère de Pauline.
Mes affaires prospéraient ; ma fortune s’était triplée en deux ou trois ans ; Pauline venait de naître, et j’étais l’homme le plus heureux du monde.
Une nuit, en sortant du club, je rencontrai un mendiant qui me tendit la main.
Je lui donnai cent sous ; mais, comme il allait les prendre, la clarté d’un bec de gaz inonda mon visage.
Alors le mendiant eut un éclat de rire et repoussa mon aumône.
– Je ne veux pas de ton argent, me dit-il.
J’avais reconnu Simon.
Huit jours après, il y avait des courses à la Croix-de-Berny, et j’étais engagé dans un pari considérable. Le cheval que je faisais courir gagna, et je m’en revenais tout joyeux, en demi-daumont, ayant Mme de Valserres à ma droite, lorsque, entrés dans Paris par la barrière d’Enfer, les chevaux rencontrèrent un régiment, musique en tête, et s’emportèrent.
La voiture versa, le postillon fut tué, et ma femme, qui relevait de couches, éprouva une telle émotion qu’elle se mit au lit et mourut quinze jours après.
– Et vous croyez… dit encore le baron.
– Je crois à ce que j’ai vu, dit M. de Valserres avec émotion. Au moment où l’on parvenait à arrêter les chevaux, tandis qu’on relevait mon postillon et que je donnais des soins à Mme de Valserres évanouie, un mendiant passa auprès de moi et me regarda en riant.
– C’était encore Simon ?
– Oui, fit le banquier d’une voix sourde.
– Et vous ne l’avez plus revu depuis ?
– Si, une fois, il y a dix ans. J’étais engagé dans une très grosse affaire d’emprunt étranger. La Bourse était folle. Comme j’entrais dans le temple de ce dieu moderne que nous appelons l’argent, un homme appuyé à la balustrade se retourna et me regarda, c’était encore lui.
L’épouvante me prit. Je montai à la corbeille, et je fis vendre pour trois millions de rente.
L’opération fut désastreuse, et il me fallut quatre ou cinq ans pour boucher cette brèche faite à ma fortune.
Depuis lors je n’avais plus revu cet homme.
Comment est-il venu ici ? d’où vient-il ? Je l’ignore, mais c’est un malheur qu’il nous annonce.
– Heureusement que je ne suis pas superstitieux, dit le baron.
Et comme le jeune homme parlait ainsi, une des fenêtres du premier étage s’ouvrit, et une femme en peignoir blanc s’y montra, ses beaux cheveux noirs flottant sur ses épaules.
Elle aperçut le baron causant avec M. de Valserres et eut un petit cri d’étonnement et de joie.
– Pauline ! dit le banquier.
Le baron était en extase devant cette éblouissante apparition.
La jeune fille sourit après avoir rougi, et son sourire, dont le baron s’enivra, fut comme un baume consolateur qui se répandit sur le cœur troublé de M. de Valserres, qui oublia un moment la sinistre et moqueuse figure de Simon le mendiant.