Chapitre IILe baron avait pris le cigare que lui offrait M. de Valserres.
– Donnez-moi un peu de feu, dit-il. Bon ! maintenant, je suis à vous.
– J’écoute, dit le banquier.
– Mon cher hôte, je commence par vous dire que c’est par erreur qu’on m’appelle M. de Morgan.
Je m’appelle Morgan tout court. Cependant je suis baron. Mon grand-père était fournisseur des armées au commencement de ce siècle, et l’Empereur le fit baron.
Mais je n’ai pas dans les veines la plus petite goutte de sang des croisés et mon blason ne figure nullement à Versailles, en dépit du cachet historique de ce nom de Morgan.
Mon grand-père était un aventurier méridional, et ni mon père, ni mon oncle, ni moi n’avons jamais su son histoire.
Il évitait soigneusement de parler de sa jeunesse, et dans le pays où il est mort propriétaire du vieux château de Crisenon, on n’a jamais su où il était né.
Je ne l’ai pas connu. Il est mort une dizaine d’années avant ma naissance, laissant sept ou huit millions de fortune, que mon père et mon oncle se sont partagés.
– Ah ! vous avez un oncle ? dit M. de Valserres.
– Riche, vieux, sans enfants, et dont je suis l’unique héritier. Mais le bonhomme est vert, et il pourrait bien mourir centenaire.
Vous voyez donc, mon cher hôte, que je ne puis pas, raisonnablement, mettre cet oncle-là en ligne de compte.
Parlons donc de moi seul.
J’ai mangé tout mon bien, et de la façon la plus naturelle, comme vous le pensez.
J’ai joué, j’ai brocanté des chevaux, acheté des rivières de diamants pour tout le corps de ballet de l’Opéra, et je me suis éveillé un matin avec six mille livres de rente à peine, un peu blasé, un peu vieilli, et bien décidé à me brûler honorablement la cervelle après avoir changé le dernier louis de mes cent vingt mille francs, lorsque je me suis aperçu que j’avais dans le cœur un amour vrai, profond, incommensurable ; qu’après avoir aimé le vice j’adorais la vertu, et cette découverte a été mon premier remords.
Vous devinez, n’est-ce pas ?
– Parfaitement, dit froidement le banquier, vous aimez ma fille.
Le baron fit un signe de tête affirmatif et continua :
– Depuis ce jour j’ai rompu avec mon passé ; on ne m’a plus vu au club, on ne m’a plus rencontré aux courses ; j’ai vendu mes chevaux, je me suis défait de quelques bibelots de prix, et au lieu de me dire : À cinquante mille francs par an, j’en ai encore pour vingt-six mois, je me suis dit : J’ai six mille livres de rente et je pourrai vivre et adorer mon idole dans l’ombre. Car vous pensez bien que l’idée de vous demander la main de Mlle de Valserres ne m’était même pas venue.
Depuis trois mois voici comme j’ai arrangé ma vie.
Chaque matin, je viens me blottir là derrière cette grille, et j’attends que votre fille ouvre sa fenêtre et me montre son visage d’ange.
Alors je m’en vais, et j’ai du bonheur pour ma journée.
Maintenant, ce bonheur est fini, puisque vous savez mon secret, et j’ai l’honneur de vous demander la main de Mlle Pauline de Valserres, en vous conseillant fort de me la refuser, car je ne suis pas digne d’elle.
Le baron avait dit tout cela simplement, sans emphase, comme il eût raconté une histoire ; mais on devinait son émotion et sa souffrance à un léger pli formé sur son front entre les deux sourcils, et à un petit geste fiévreux et saccadé qui accompagnait chacune de ses paroles.
M. de Valserres était demeuré impassible.
– Histoire pour histoire, dit-il ; nous parlerons ensuite de ma fille.
Vos confidences provoquent les miennes, et je vous vais esquisser en quelques mots ma biographie.
Mais, si vous le voulez bien, nous allons nous promener un peu : j’ai besoin de marcher.
– Soit, dit le baron.
Le banquier le prit par le bras, et ils se mirent à arpenter une allée sablée plantée de marronniers.
– Je me suis marié à vingt et un ans, dit M. de Valserres, et j’en ai quarante-trois.
Veuf au bout de deux ans, j’ai vécu pour ma fille, et je l’ai élevée en père jaloux.
Vous savez le bruit qu’elle fait dans le monde avec son esprit, sa beauté, sa voix de diva. Elle est capricieuse ; elle est excentrique et presque élevée à l’anglaise. Je l’ai voulu ainsi, et peut-être ai-je eu tort, mais qu’y faire à présent ?
Et le banquier soupira.
– J’ai une fortune considérable, poursuivit-il, mais j’ai eu le tort d’engager des capitaux importants dans de grandes affaires, dont quelques-unes sont aléatoires.
Riche aujourd’hui, je puis être ruiné demain.
– J’aimerais assez cela, dit le baron Morgan en souriant.
– Je vous comprends, dit le banquier, mais permettez-moi de ne point partager votre désir. Donc, je n’ai qu’un amour au monde, une adoration plutôt. Lorsque, dans un bal, je vois une demi-douzaine de petits messieurs à moustaches se presser autour d’elle et se disputer la faveur d’une contredanse ou d’une valse, je suis toujours tenté de leur couper les oreilles.
– Je comprends cela, dit à son tour le baron Morgan.
M. de Valserres reprit :
– Jadis, un banquier ne se livrait qu’à des opérations classiques ; il faisait sa fortune lentement, petit à petit ; aujourd’hui, on veut aller vite. La vie est devenue une bataille dont le million est l’arme de guerre ; et puisque tout le monde se bat, je fais comme tout le monde.
Pauline aura donc une grosse dot, une dot princière, si je la marie vite.
Mais je dois vous dire que l’idée ne m’en vient que pour soulever des tempêtes de colère dans mon cœur : je suis jaloux, jaloux de ma fille.
Elle s’y prête admirablement du reste, car elle a refusé l’hiver dernier une douzaine et demie de prétendants, tous plus accomplis les uns que les autres.
Le baron Morgan eut un soupir de soulagement.
– Cependant, poursuivit M. de Valserres, si j’étais sage, je commencerais par lui chercher un mari riche, qui eût une fortune bien solide, en belles maisons ou en bonnes terres ; je mettrais deux millions dans la corbeille et je dirais à mon gendre :
– Prenez toujours cela, et ne me le rendez sous aucun prétexte.
Je joue ce jeu d’enfer qu’on nomme le jeu des millions.
Ou je vous laisserai de quoi acheter un trône à votre femme, ou vous serez forcé de me donner du pain pour mes vieux jours.
Donc, acheva le banquier, si j’étais sage, je ferais cela.
– Mais vous n’êtes pas sage, dit le baron en souriant.
– Non, et voici pourquoi.
Il s’arrêta un moment et regarda le jeune homme en souriant.
– Je me suis juré, reprit-il, de laisser Pauline libre ; elle prendra celui qu’elle aimera… et je crois bien, ajouta-t-il, que vous ne vous brûlerez pas la cervelle, car Pauline vous aime…
Le baron jeta un cri de joie et voulut tomber aux genoux du banquier.
Mais celui-ci était devenu pâle tout à coup et il recula de quelques pas, comme si une hideuse apparition eût soudain surgi devant lui.
Sa main s’allongeait fiévreuse vers la grille du jardin, et il murmurait d’une voix étranglée :
– Lui ! lui ! encore lui !…
Alors le baron Morgan, stupéfait, suivit du regard cette main étendue, et il aperçut collée aux barreaux de la grille, entre deux buissons fleuris, une tête pâle, grimaçante, moqueuse, couverte de rares cheveux grisonnants, animée de lèvres minces et ironiques, éclairée par deux petits yeux caves et flamboyants, et il entendit en même temps une voix grêle, mordante, timbrée, d’une raillerie haineuse, qui disait :
– Oui ! oui ! tu peux y compter, tu te ruineras !…
M. de Valserres eut alors un accès de rage, et, s’armant d’un bâton qui servait de tuteur à une plante, il marcha vers la grille en le brandissant.
Mais la tête hideuse disparut et la voix s’éloigna en répétant :
– Oui, oui, tu te ruineras !…