Chapitre II
Le nouveau Robinson. – Un mauvais tour de Trompette. – Disgrâce momentanée de Vendredi. – Une habitation de taupe. – Les fraisiers. – Origine de la trompette. – La mésange. – Le pinson. – Vendredi redevient fidèle.
Paul et Mathilde avaient tant couru la veille qu’ils se réveillèrent tard le lendemain. À peine debout, ils songèrent à s’équiper pour leur exploration ; mais les grands frères et les grandes sœurs n’entendaient pas que l’on perdît tout à fait son temps durant les vacances, et le petit garçon dut travailler à un thème latin, tandis que sa sœur ourlait des mouchoirs. Le thème fut assez mal écrit, et les points des ourlets excitèrent l’indignation d’Amélie, tant ils étaient longs et inégaux. Il fut un moment question de faire recommencer cette besogne manquée, ce qui prouva aux deux enfants consternés que l’on ne gagne rien à travailler avec négligence. Les professeurs, par bonté d’âme, voulurent bien fermer les yeux pour cette fois sur l’irrégularité des lettres et des points de couture, à la condition que dorénavant les tâches seraient remplies avec tout le soin possible.
Après le déjeuner, les deux enfants eurent la clef des champs, et, comme le fit remarquer Paul, ce n’était pas cette fois tout à fait une métaphore, car, si l’on n’avait pas de clef, on avait du moins de vrais champs pour courir. Vers midi, Émile, tenant Hélène par la main, rencontra Paul et Mathilde sur la lisière du bois et ne put retenir un grand éclat de rire.
« Je te prenais pour Robin son ! » s’écria-t-il en regardant son jeune frère.
Paul devint rouge de plaisir ; ressembler à Robinson lui paraissait en ce moment le nec plus ultra de la félicité humaine. Aidé par sa sœur, il avait passé plus d’un quart d’heure à s’entourer les jambes de bandelettes et à se fagoter d’une peau de mouton dont la destination première était d’être un tapis. Coiffé d’un vieux manchon, le sabre à la ceinture, le fusil sur l’épaule, une ombrelle à la main, et la fameuse poche de toile cousue la veille pendue au côté, le petit garçon avait jugé à propos de se faire dessiner une paire de moustaches dont les formidables frisures lui envahissaient les joues. Mathilde avait été chargée de cette délicate opération, mais sa main inexpérimentée avait placé l’une des moustaches beaucoup plus haut que l’autre ; ce détail, qui donnait un air terrible à l’intrépide explorateur, devait évidemment suffire à épouvanter les lions que l’on ne manquerait pas de rencontrer.
Hélène, d’abord interdite à la vue du nouveau Robinson, le regarda longtemps avec surprise. Lorsque, après l’avoir entendu parler, elle fut assurée que c’était bien Paul qui était devant elle, et non quelque animal dangereux, ainsi qu’elle l’avait cru d’abord, elle se précipita sur lui, saisit l’ombrelle qu’il portait à la main et s’écria :
« Ça, c’est à moi !
– Oui, dit Paul ; mais tu veux bien me la prêter, n’est-ce pas ?
– Non, tu es trop laid.
– Il n’est pas laid du tout, reprît Mathilde, il est Robinson.
– Je ne veux pas qu’il soit Robinson avec mon ombrelle. »
On parlementa. Émile employa son influence ; ce fut en vain, Mlle Hélène refusa de céder.
« Je lui prêterai mon ombrelle quand il sera débarbouillé, dit-elle résolument ; à présent, il me la salirait. »
Et prenant le léger meuble entre ses bras, de peur qu’on ne le lui arrachât, la propriétaire de l’ombrelle s’enfuit en courant vers la maison, suivie de son grand frère.
« Ah ! dit Paul en se laissant tomber sur l’herbe, voilà notre voyage manqué.
– Pourquoi cela ? demanda Mathilde.
– Comment veux-tu que je sois Robinson pour de vrai, si je n’ai pas de parapluie ? Comment pourrai-je te défendre contre les animaux carnassiers qui voudront t’attaquer ?
– Ce n’est pas avec un parapluie qu’on tue les lions, répliqua Mathilde, c’est avec un fusil, et tu en as un. »
La réponse était logique, et l’on se disposait à se remettre en marche, lorsque Trompette, la queue pour le moins aussi enroulée que les moustaches de Paul, apparut en gambadant. À la vue du nouveau Robinson, le chien s’arrêta, l’examina en dressant les oreilles et secoua la tête de droite à gauche d’un air inquiet.
« Il t’admire, dit Mathilde à son frère, nous devrions l’emmener.
– J’y pensais », répondit Paul, qui appela Trompette.
Le chien courut vers l’enfant dont il reconnut la voix, et, dans son empressement à le caresser, fit tomber le manchon qui lui servait de coiffure. À peine à terre, le manchon fut ramassé par Trompette et triomphalement emporté. Voilà maître Robinson qui, embarrassé par son sabre, son sac, son fusil et sa peau de mouton, se met à courir après le ravisseur. Mais Trompette avait quatre jambes, et Paul, qui n’en possédait que deux, renonça promptement à sa poursuite. Grave, un peu fâché, il revint vers Mathilde qui riait de tout son cœur.
« Je n’ai plus besoin de Vendredi, dit-il d’un ton sévère, tu peux aller où tu voudras.
– Pourquoi ? demanda Mathilde avec surprise.
– Parce que, si un chien était venu voler le bonnet de Robinson, Vendredi se serait mis à courir pour le rattraper, au lieu de se mettre à rire comme toi.
– Ce n’est pourtant pas de ma faute si ton bonnet est tombé. »
En ce moment, on fut rejoint par le père Antoine. Le jardinier rapportait le manchon qu’il croyait avoir été ravi par son chien à la petite fille.
« Qu’est-ce que c’est que cela ? bon Dieu ! s’écria-t-il en apercevant Paul.
– C’est Robinson, dit Mathilde, qui se remit à rire.
– Il n’a pas l’air content, le cher homme, répondit le père Antoine.
– Je crois bien, Hélène lui a pris son parapluie, et Trompette vient de lui prendre son chapeau.
– En manière de jeu, je suppose, car Trompette est un honnête chien. »
Le quadrupède, entendant prononcer son nom et se croyant un peu fautif, fit le beau et se mit à sautiller autour de Paul. Cette gentillesse dissipa la colère de Robinson, qui se promit plus que jamais de lier connaissance avec un animal si savant.
« Qu’allez-vous donc faire, monsieur Antoine ? demanda Mathilde en remarquant que le jardinier tenait à la main une espèce de souricière.
– Voir si je puis réussir à prendre les taupes qui ravagent mes plants de fraisiers.
– Les taupes mangent donc les fraises ?
– Non, mais elles fouillent la terre pour y chercher les insectes et les vers blancs dont elles font leur principale nourriture. Il suffit d’une demi-douzaine de ces bêtes pour ravager un jardin. Elles se creusent en tous sens des routes souterraines ; et, pour se débarrasser de la terre dont l’amoncellement les gêne, elles forment ces monticules que l’on nomme taupinières.
– Est-ce vrai que les taupes n’ont point d’yeux ? demanda Mathilde.
– Elles en ont d’aussi noirs que les vôtres, ma chère demoiselle ; seulement leurs yeux sont si petits qu’ils ne doivent pas leur servir à grand-chose.
– Je voudrais bien voir une taupe de près, dit Paul.
– Eh bien, venez avec moi, et peut-être en verrons-nous une.
La curiosité fit oublier pour un instant son rôle et son voyage à Robinson, et l’on arriva devant une plantation de fraisiers. Là, le père Antoine expliqua aux deux enfants comment la taupe, enfouie à cinq ou six pouces au-dessous du sol, le creuse à l’aide de ses pattes qui ressemblent à des mains, et rejette de temps en temps à la surface, par des coups de tête, les décombres qui, sans cette précaution, rendraient son travail inutile. Les rames que ranimai rencontre dans sa marche sont impitoyablement coupées, et les dommages que cause l’infatigable mineur deviennent ainsi plus sérieux que les services qu’il peut, rendre en détruisant les vers et les mans du hanneton.
Une taupe se trouvait ; irise dans le piège tendu la veille par le père Antoine. Ce ne fut pas sans un peu de frayeur que le futur chasseur de tigres et d’éléphants osa toucher le petit carnassier, long d’environ cinq pouces, dont la peau, couverte de poils courts et épais, a les reflets du plus beau velours. On examina ses pattes armées de griffes puissantes, son nez pointu propre à forer la terre, et l’on déplora qu’une petite hèle si bien habillée et si industrieuse fût assez nuisible pour obliger les hommes à la détruire.
« Oh ! oh ! ou je me trompe fort, ou nous allons voir du nouveau », dit le père Antoine qui, saisissant une bêche, eut bientôt mis à découvert un nid de taupe.
Paul et Mathilde purent alors admirer une voûte ronde comme la croûte d’un pâté, soutenue de distance en distance par des piliers. Sous la voûte, on remarquait un petit tertre couvert de racines hachées, de feuilles et d’herbes, où la place occupée par les jeunes taupes était encore marquée. Autour du tertre, plusieurs chambres séparées par de minces cloisons et formant une sorte de labyrinthe. De chacune de ces chambres partait une route souterraine qui permettait à la mère taupe d’aller chercher au loin, jusque dans la prairie, les bulbes de colchique qui servent de premier aliment à ses petits.
Le père Antoine se désola de trouver le nid vide ; mais Paul et Mathilde ne furent pas fâchés de cette circonstance ; ils pussent été désolés de voir mettre à mort une demi-douzaine de petites bêtes.
« D’où viennent donc les fraisiers, monsieur Antoine ? demanda Mathilde qui venait de ramasser une pousse déracinée par la bêche.
– C’est une des plantes dont je vous parlais hier, mademoiselle, que l’homme trouve a l’état sauvage dans les forêts et qu’il cultive, de même que les salades, d’abord pour les rendre meilleures, ou tout au moins plus grosses, puis pour les avoir sous la main et ne pas perdre de longues journées à les chercher dans les bois. Le fraisier appartient à la famille des roses. Les larves du hanneton sont très friandes du sa racine, les taupes sont très friandes des larves du hanneton, et voilà ce qui nous attire ici ces deux pestes. »
Un oiseau, pose sur un cerisier, se mit à pousser de légers cris qui fixèrent l’attention des deux enfants.
« Oh ! la jolie petite bête ! s’écria Mathilde.
– C’est une mésange charbonnière, dit le père Antoine en relevant la tôle, un oiseau vif, querelleur et même méchant, car il est toujours prêt à se battre.
– Pourquoi se promène-t-il si vite le long des branches ? demanda Paul.
– Pour ramasser les insectes dont il fait sa nourriture.
– Est-ce à cause de sa tête noire qu’on le nomme charbonnier ?
– Pas précisément, répondit le père Antoine. Il y a plusieurs espèces de mésanges, et si l’on nomme celle-ci charbonnière, c’est parce qu’elle aime à construire son nid dans les huttes qu’improvisent les charbonniers au fond des bois. Si la mésange est jolie avec ses joues blanches, son corps verdâtre et son ventre jaune, je vous conseille de n’imiter ni son étourderie qui la fait tomber très facilement dans les pièges qu’on lui tend, ni son humeur batailleuse qui l’empêche de vivre en paix avec ses voisins.
– Voilà un autre oiseau, dit Mathilde. Est-ce aussi une mésange ?
– Certes non, dit le père Antoine après avoir regardé dans la direction indiquée par la petite fille ; c’est un de ses cousins appartenant comme elle à la grande famille des passereaux ; on le nomme pinson.
– Comment donc faites-vous, monsieur Antoine, demanda Paul en regardant le jardinier avec admiration, pour reconnaître ainsi les oiseaux qui semblent tous pareils ?
– Comment faites-vous, dit à son tour le brave homme en pinçant amicalement le bout de l’oreille de M. Paul, pour distinguer un serin d’un perroquet ?
– Cela n’est pas difficile ; l’un est tout jaune et l’autre est tout vert.
– Très bien ; et quelle différence voyez-vous entre un canard et une poule ?
– Le canard a un bec qui ressemble à une cuiller et de grands pieds plats, tandis que la poule a un bec pointu et des pieds qui n’ont que des doigts.
– Eh bien, voilà tout mon système, dit le vieillard. Les petits oiseaux ont beau avoir l’air d’être de la même famille, il n’y a qu’à les regarder de près pour voir qu’ils diffèrent par la couleur de leur plumage, la forme de leur bec et celle de leurs pattes. Depuis tout à l’heure vous savez que la mésange charbonnière a le front noir, les joues blanches, le dos verdâtre et le ventre jaune, ce qui vous empêchera de jamais la confondre avec maître pinson. Lui aussi a le front noir, mais sa nuque est d’un bleu cendré et son ventre couleur de lie de vin. Remarquez bien ces différences, tachez de vous en souvenir, et vous distinguerez aussi facilement une mésange d’un pinson qu’une poule d’un canard.
– Peut-on les apprivoiser, ces oiseaux-là ? demanda Mathilde.
– La mésange est d’humeur difficile, répondit le père Antoine ; quant à maître pinson, c’est un gars beaucoup plus familier. Allez à la basse-cour, à l’heure où l’on donne le grain aux poules, et vous verrez trois ou quatre pinsons venir picorer avec tant de confiance et d’un air si satisfait, que vous comprendrez le proverbe qui dit : gai comme un pinson. »
Le jardinier retourna à son travail, et Trompette le suivit sans prêter la moindre attention aux appels réitérés des enfants.
« Il ne nous connaît pas encore assez pour nous obéir, dit Paul ; mais nous pouvons nous passer de lui ; Robin son n’avait pas de chien.
– Sais-tu pourquoi on l’a nommé Trompette ? dit Mathilde. Est-ce qu’il fait de la musique ?
– Comment veux-tu qu’un chien fasse de la musique ? c’est à peine si tu sais en faire toi-même. J’ai demandé hier à Émile si Trompette était un nom de chien ; il m’a répondu que non, que c’était le nom d’un instrument si vieux, si vieux, que Moïse en a parlé, et que l’on croit qu’il a été inventé par un roi d’Égypte nommé Osiris.
– Cela ne dit pas pourquoi Trompette s’appelle Trompette.
– Tu le saurais si tu m’avais laissé achever. Trompette s’appelle Trompette parce que son maître, le fils de M. Antoine, a été trompette dans un régiment de cavalerie. Maintenant, allons dans la forêt.
– Vas-y tout seul.
– Comment, tout seul ! Pourquoi ?
– Tu m’as dit que tu n’avais plus besoin de Vendredi. J’en suis très contente, ça ne m’amusait pas d’être ton domestique.
– Vendredi n’a pas été le domestique de Robinson, il a été son esclave, puis ensuite son ami.
– Eh bien, je ne veux pas cire ton esclave.
– Alors sois mon ami tout de suite », dit généreusement M. Paul.
On avait gagné de nouveau la lisière du bois, et l’on se trouvait en face d’un sentier qui s’enfonçait en serpentant sous les ombrages. Robinson, après s’être assuré que son fusil et son sabre étaient en bon état, que le pain qu’il avait placé dans son bissac le garnissait encore, jeta un dernier regard vers la maison, puis s’enfonça résolument sous les arbres. Il fut suivi de son fidèle Vendredi, qui, retrouvant ses bons sentiments, ne voulut pas l’abandonner dans un moment aussi solennel.