Chapitre premier
L’arrivée. – Première reconnaissance. – Le mont Blanc. – De quelle nature est le courage de Mathilde. – Laitues, romaines, scaroles et chicorées. – Le raifort et les radis. – Le chien Trompette. – Jusqu’où l’on peut aller en marchant droit devant soi.
Lorsque l’on transporte un chat de la maison où il est né dans une nouvelle demeure, le premier soin de l’animal est en quelque sorte de dresser l’inventaire des lieux qu’il doit habiter. À peine l’a-t-on tiré du panier dans lequel il a fait son voyage, qu’on le voit regarder avec attention autour de lui, gagner à la hâte un coin obscur, et là, sombre et accroupi, réfléchir profondément. Au bout d’une heure, quelquefois plus, le chasseur de souris, l’échine basse, presque rampant, sort lentement de sa cachette et passe une revue aussi générale que minutieuse des chambres, des meubles, des escaliers, des greniers, de la cave, de la cuisine surtout. Maître Matou flaire, se hausse, grimpe partout, s’arrête longtemps devant une armoire, sur le seuil d’une porte ; puis, revenu à son point de départ, il semble réfléchir de nouveau. Si la maison, dont il connaît maintenant toutes les issues, lui convient, il s’établit près d’une fenêtre que baigne le soleil et ronronne avec satisfaction. Dans le cas contraire, ranimai, une fois la nuit venue, se met en route et regagne le lieu de sa naissance avec une sûreté d’instinct qui a toujours émerveillé les naturalistes, et même les gens moins observateurs que M. de Buffon ou M. Cuvier.
Ce ne fut pas, bien entendu, dans un panier, mais dans une carriole, que M. Paul et Mlle Mathilde furent amenés à Chambrecy. On avait voyagé en chemin de fer jusqu’à Reims ; à quatre heures du soir, on était monté dans la voiture du courrier ; puis, à huit heures, on avait mis pied à terre devant la maison que l’on allait habiter. Mlle Mathilde se réjouissait sincèrement d’être arrivée. Blottie au fond de la voiture, elle n’avait rien vu, puisqu’il faisait nuit, et elle s’était beaucoup ennuyée, car elle n’aimait pas à rester immobile. Quant à M. Paul, il regretta presque d’être arrivé au terme du voyage. Le cocher l’avait pris sur son siège, lui avait confié son fouet et ses guides, et le petit bonhomme crut avoir conduit les chevaux durant une moitié de la route. Aussi accepta-t-il résolument l’offre du courrier, qui lui proposait de l’emmener trois lieues plus loin. Cependant la vue de ses frères et de ses sœurs lui criant qu’on l’attendait pour dîner ébranla la décision du jeune voyageur, qui, en outre, s’inquiéta en entendant pousser de gros soupirs. La lumière de la lanterne avant été dirigée du côté d’où parlaient lesdits soupirs, on vit Mathilde en larmes.
« Pourquoi pleures-tu ? demanda Paul en courant vers sa sœur.
– C’est que tu veux partir, et que je vais m’ennuyer toute seule ici », répondit la petite fille.
Sans remarquer l’égoïsme de la seconde partie de la phrase, Paul embrassa la compagne de ses jeux.
« Je reste, s’écria-t-il, et si tu t’ennuies, eh bien, je m’ennuierai avec toi. »
Cette première soirée, vous le devinez, fut employée à visiter la maison. On voulut tout voir avant de se coucher, et, à l’exception de la cave, du grenier et du four, on vit tout en effet. On trouva la maison fort belle, et l’on admira beaucoup le grand vestibule vitré qui, les jours de pluie, devait servir de salle de récréation. Paul calcula que le vestibule était assez long pour que l’on pût y jouer à la balle, Mathilde qu’il était assez haut pour que l’on pût y jouer au volant, et tout fut déclaré parfait dans la meilleure des maisons possibles.
Bien qu’il se fut couché très tard, oh n’eut pas besoin, le lendemain, de réveiller M. Paul. Il se leva presque en même temps que le soleil et se hâta de habiller. Il descendit aussitôt dans le jardin, et, avisant un monticule situé un peu en arrière de la basse-cour, il se dirigea vers cette montagne, dont il gravit la pente. Parvenu sur le faîte, il s’arrêta émerveillé. À sa droite et à sa gauche, des bois avec de grands arbres, des prairies avec de grandes herbes ; puis encore des bois et des prairies, et comme ça de tous les côtés, pour employer l’expression du spectateur. L’enfant s’abîma dans sa contemplation et tressaillit en entendant une petite voix qui l’appelait.
« Paul, où es-tu ? disait Mathilde, qui, de même que son frère, s’était levée sans se faire prier.
– Ici, sur la montagne. »
Mathilde leva les yeux à une hauteur de 4 810 mètres, qui est celle du mont Blanc ; mais, comme c’était beaucoup trop haut, elle fut obligée d’en rabattre et d’abaisser graduellement ses regards jusqu’au sommet du monticule où elle découvrit enfin son frère. Il occupait le sommet de l’éminence, qui, bien qu’elle fût très inférieure au mont Blanc, parut encore extraordinairement élevée à la petite fille.
« Qui t’a monté si haut ? lui cria-t-elle avec admiration.
– Moi tout seul, pardine ! Viens.
– Où est l’escalier ? » demanda la petite fille.
Paul se mit à rire.
« Les montagnes n’ont pas d’escalier, dit-il ; on les gravit en se cramponnant aux buissons, aux roches ou aux arbres.
– Où sont les roches ? Où sont les buissons ?
– Tu les verras quand tu seras ici, grimpe d’abord. »
Mathilde s’engagea sur la montée. Elle choisit sans doute mal sa route, car, à moitié chemin, elle fut forcée de s’arrêter et réclama du secours. Sans calculer les conséquences de son action, Paul se lança en courant sur la pente. Il rencontra bien la main que lui tendait Mathilde ; mais, ne pouvant plus s’arrêter, il entraîna d’abord sa sœur dans sa course, puis dans sa chute ; et voilà, nos deux grimpeurs de montagne roulant côte à côte jusqu’au bas de la descente ! Ils se relevèrent à la fois, et ce fut à la fois aussi qu’ils s’écrièrent : « C’est de ta faute ! »
Pour le moment leur curiosité remporta sur leur mauvaise humeur. Au lieu de récriminer, ils recommencèrent leur ascension et arrivèrent essoufflés, mais sains et saufs, sur le sommet du monticule.
« Tout ça, c’est à nous ! s’écria Paul en tournant sur lui-même et en désignant du doigt l’immense horizon qui se déroulait au-dessous de lui.
I
« TOUT ÇA, C’EST À NOUS ! » S’ÉCRIA PAUL.– Ce sont des savanes et des forêts vierges », dit sentencieusement Mathilde.
Paul hocha longtemps la tête en signe d’assentiment.
« As-tu du courage ? demanda-t-il soudain à sa sœur en la regardant en face.
– Cela dépend, répliqua Mathilde. J’ai du courage pour entrer dans une chambre où l’on ne voit pas clair, et je n’en ai pas pour me laisser arracher une dent.
– Il fait plus noir dans les forêts que dans les chambres, répondit Paul ; mais voyons, as-tu peur des bêtes ?
– J’ai peur des guêpes.
– Je ne parle pas de ces bêtes-là, je parle des lions, des éléphants, des rhinocéros.
– Je n’en ai pas peur lorsqu’ils sont enfermés dans des cages, comme au Jardin des Plantes.
– Et si tu les rencontrais dans un bois ?
– Je n’aurais peut-être pas peur, seulement je me sauverais tout de suite.
– Alors tu me laisserais dévorer ?
– Non, je courrais prévenir à la maison. »
Paul hocha de nouveau la tête, cette fois d’un air peu approbateur.
« J’irai tout seul », dit-il en étendant la main vers le bois.
Mathilde l’enlaça de ses bras et le conjura de n’en rien faire. Puis, au lieu de le convaincre, elle fut convertie elle-même par une suite d’arguments dont la justesse laissait sans doute à désirer, et promit d’accompagner son frère dans ses explorations, à la condition, pourtant, qu’après chaque voyage ou reviendrait déjeuner et dîner à la maison. Les deux voyageurs se promirent de se garder le secret, et, leur pacte conclu, ce fut sur leurs jambes et non plus sur le dos qu’ils regagnèrent le bas de la montagne.
Se tenant par la main, ils se dirigèrent vers le potager, où le père Antoine, armé d’un râteau, égalisait la terre d’une plate-b***e.
« Bonjour, monsieur Antoine, dirent à la fois les deux enfants.
– Bonjour, mes petits amis, répondit le vieillard en se redressant. Avez-vous donc l’habitude de vous lever de si bonne heure ?
– Oui, monsieur Antoine, pour apprendre nos leçons, répondit Mathilde.
– Pourquoi donc arrangez-vous de si beaux petits carrés de terre ? demanda Paul au jardinier.
– Pour y semer des salades et des légumes.
– Et quelles salades allez-vous semer dans celui-ci ?
– Des laitues.
– Où les prendrez-vous ?
– Les voici, répondit le père Antoine en montrant de petites graines plates d’une couleur cendrée et couvertes de duvet.
– Ça, des laitues ! s’écria Mathilde d’un ton incrédule.
– C’est du moins de la graine de laitue, répliqua le jardinier. Ne savez-vous pas, ma chère demoiselle, que presque toutes les plantes naissent de graines qui ont mille formes différentes ? Je vais semer celles-ci sur ce carré de terre ; elles vont germer, c’est-à-dire produire une racine qui s’enfoncera dans le sol, et des feuilles qui sortiront au jour ; puis, racines et feuilles, grandissant ensemble, nous donneront avant deux mois de belles laitues dont vous vous régalerez.
– Je croyais, dit Mathilde, que la salade poussait toute seule dans les champs.
– Vous ne vous trompiez pas de beaucoup, reprit le père Antoine ; c’est en effet dans les champs et dans les bois, parmi les plantes sauvages, que l’homme a trouvé les espèces qui lui servent aujourd’hui d’aliment. Dès qu’il a su qu’un légume était bon à manger, il s’est mis à le cultiver pour le rendre meilleur, car vous devez savoir que le travail n’est jamais perdu. La laitue sauvage, par exemple, qui pousse dans les bois, au bord des chemins, est épineuse, dure et amère. Grâce à la culture, non seulement on l’a rendue tendre et savoureuse, mais on a pu en produire de vingt espèces, car vous savez qu’il y a des laitues pommées, frisées, rousses, sans compter la laitue romaine que nous nommons ici chicon. Il en est de même de la chicorée sauvage, qui a donné naissance à plusieurs variétés que l’on nomme chicorée blanche, chicorée frisée, escarole ou scarole et barbe-de-capucin. Votre frère Lucien, ajouta le vieillard, m’a appris l’autre jour – on apprend aussi bien à mon âge qu’au vôtre – que la laitue doit son nom au suc laiteux qui apparaît sur les côtes de ses feuilles lorsqu’on les rompt. Ce suc a quelques-unes des propriétés du suc des pavots, c’est-à-dire de l’opium ; il fait dormir. Les Romains avaient remarqué cette propriété de la laitue, et ils en mangeaient volontiers à leur souper, afin de s’assurer un bon sommeil.
– Et qu’allez-vous semer dans cet autre carré ? demanda Paul.
– Des radis, répondit le père Antoine.
– Est-ce qu’il y a aussi des radis sauvages ?
– Certes : le radis rose, par exemple, qui vient de Chine, puis le radis noir et le raifort.
– Le raifort, je le connais, dit Paul ; j’ai voulu en manger une fuis, et il m’a piqué aussi fort que de la moutarde.
– Aussi le nomme-t-on moutardelle dans nos campagnes, dit le père Antoine en riant de la grimace faite par le petit garçon au souvenir de sa mésaventure.
– Est-ce que votre chien Trompette est malade, monsieur Antoine ? demanda Mathilde. Hier soir, il n’a pas voulu jouer avec nous.
– Malade ? répondit le jardinier. Ne le voyez-vous pas près du châssis, qui se chauffe au soleil comme un paresseux ?
– Il ne mord pas ?
– Jamais ceux qu’il connaît.
– Alors je voudrais faire sa connaissance, dit Paul, pour n’avoir plus peur de ses dents.
– Moi aussi, ajouta Mathilde. »
Le père Antoine siffla. Aussitôt un beau caniche accourut en gambadant, et lus deux enfants se pressèrent l’un contre l’autre.
« N’ayez pas peur, dit le jardinier, Trompette est un bon chien, et je parie qu’avant huit jours vous et lui serez d’excellents amis. Je dois vous prévenir que Trompette ne souffre pas qu’on lui tire la queue ni les oreilles, et qu’il se fâche lorsqu’on lui enlève les os qu’il a dans la gueule. En revanche, il aime le sucre, les enfants et les courses sur le gazon. Conduisez-vous bien avec lui et il se conduira bien avec vous, car il ne demande qu’à devenir votre camarade. Est-ce vrai, Trompette ? »
Le chien répondit par deux ou trois joyeux aboiements, alla flairer les mains de M. Paul et de Mlle Mathilde, puis promena sa langue sur la joue de la petite fille qu’un peu de frayeur rendit toute rouge. Rappelé à l’ordre par son maître, Trompette s’assit sur son train de derrière et fit le beau, à la grande admiration des deux enfants. Un quart d’heure plus tard, Paul, Mathilde et Trompette couraient, sautaient, roulaient sur l’herbe de la prairie ; on s’aimait déjà.
Dans l’après-midi, Mlle Hélène fut présentée à Trompette qui accepta, en agitant sa queue comme un éventail, un morceau de la tartine beurrée que la nouvelle venue tenait à la main. Cette première journée s’écoula rapide comme un rêve, tant le soleil était brillant, l’herbe verte et les fleurs bien épanouies. Vers le soir, on retourna sur la montagne pour examiner de nouveau la forêt que l’on comptait explorer. Paul parlait de lions, d’ours, de tigres, comme si l’on eût dû rencontrer à chaque pas quelques douzaines de ces terribles animaux. Mathilde souriait et se montrait un peu incrédule.
« Personne ne nous a défendu d’entrer dans le bois, disait-elle, et on ne nous laisserait pas aller par là, s’il y avait d’aussi grosses bêtes que cela.
– Je ne dis pas que les bêtes viennent au bord, répliquait Paul ; mais, quand nous serons tout au fond, tu verras. »
En ce moment on vit paraître Émile qui se dirigeait vers la maison.
« Attends un peu », lui cria Paul.
Et se tournant vers l’orient, c’est-à-dire vers le petit bois, il ajouta :
« Si je partais d’ici et si je marchais droit devant moi, où arriverais-je ?
– À Reims », dit Émile.
Un léger sourire effleura les lèvres de Mathilde.
« Passons par-dessus les villes et les fleuves, continua Paul. Et si je marchais toujours, toujours tout droit, où arriverais-je ?
– Eh bien, dit Émile en riant de la singularité de la question, en marchant toujours, toujours tout droit, tu arriverais en Hongrie.
– Et puis après ?
– En Russie.
– Et puis après ?
– En Tartarie.
– Et encore après ?
– En Chine, dans l’Inde. »
Paul saisit vivement la main de son frère et regarda fixement sa sœur :
« Et dis-moi, dit-il en scandant chacune de ses phrases, quels animaux trouve-t-on dans les forêts de l’Inde ?
– Des tigres, des serpents, des panthères.
– Merci, dit le petit bonhomme, c’est tout ce que je voulais savoir. »
Émile continua sa route.
« Me croiras-tu, maintenant ? dit à sa sœur l’implacable logicien. Pour rencontrer les animaux dont nous avons parlé, que faut-il faire ? Marcher toujours tout droit, ce qui n’est pas difficile.
– C’est vrai », répondit Mathilde devenue pensive.
Durant toute la soirée, la sagesse de M. Paul et de Mlle Mathilde tut si exemplaire qu’elle provoqua la surprise générale. Le petit garçon fourbissait son sabre et astiquait son fusil, tandis que la petite fille cousait à la hâte une poche de toile. Quand vint l’heure du repos, les deux futurs voyageurs s’embrassèrent avec effusion et se lancèrent un long regard d’intelligence.
On a su depuis que, cette nuit-là, Mathilde avait rêvé que Trompette n’était qu’un tigre déguisé, et Paul qu’il tuait un lion et que ce lion était aussi Trompette.
II
IL FUT UN INSTANT QUESTION DE FAIRE RECOMMENCER LA BESOGNE MANQUÉE.