V

2867 Words
V Cependant M. le vicomte de la Morlière, M. le chevalier de Morfontaine et leur cousin le baron de Passe-Croix reconduisaient le curé sur la route de son presbytère, si toutefois on peut donner le nom de route à un chemin creux assez fangeux, assez inégal, et qui courait pendant deux lieues à travers deux grandes haies d’aubépine. À mi-chemin à peu près de Bellombre à Bellefontaine le sentier bifurquait, et la bifurcation était marquée par un poteau en forme de croix. Les trois neveux du général fumaient leur cigare en accompagnant le curé, qui s’en allait au petit pas de sa mule comme un moine espagnol. Arrivés à la bifurcation, ils s’arrêtèrent. – Curé, dit le vicomte de la Morlière, vous permettez de ne pas aller plus loin à des gens arrivés de Paris ce matin par la diligence et qui ont passé la nuit en voiture ? – Messieurs, répondit le curé, je vous souhaite le bonsoir... dormez bien ! Les neveux du général échangèrent une poignée de main avec le curé, et celui-ci, sa mule au trot, se dirigea vers son presbytère. – Quelle singulière idée tu as eue là, vicomte, dit le chevalier, de nous faire faire une lieue dans ce chemin défoncé ! – Moi, ajouta le baron, je suis moulu. – Messieurs, répondit le vicomte, les choses les plus insignifiantes ont leur raison d’être. – Bon ! ne vas-tu pas nous prouver maintenant que tu avais une raison pour faire la conduite à ce petit abbé, qui bien certainement ira au ciel, si le proverbe est vrai ? – Oui, messieurs, j’en avais une. – Voulais-tu faire ton salut ? – Non. – Alors tu visais sûrement pour toi et pour nous à un rhume de cerveau ? – Pas davantage. Le vicomte avait un petit ton mystérieux et solennel qui intrigua ses deux cousins. – Voyons, explique-toi, dit le chevalier. La croix de bois était entourée de quatre marches en pierre. Le vicomte y monta pour regarder plus à son aise à droite et à gauche. – Dans ce damné pays, murmura-t-il, les broussailles cachent si souvent des hommes, qu’on n’est jamais sûr de ne pas être entendu. – Peste ! fit le chevalier, est-ce que nous allons conspirer ? – Peut-être... – D’abord, moi, je te préviens, vicomte : je suis le fils d’un officier de l’Empire, et je ne me mêle point des affaires de Vendée. – Moi, dit le baron de Passe-Croix, je suis un homme paisible. J’ai étudié le droit et je devais être magistrat : les querelles d’épée ne me concernent point. – Êtes-vous niais ! dit le vicomte. Nous sommes gens du boulevard des Italiens tous trois, et la chevalerie de nos pères n’est plus dans nos mœurs. – Alors que veux-tu nous conter de si impérieux et de si secret ? – Nous sommes seuls, dit le vicomte, et je veux vous parler de choses importantes. – Voyons ! – Vous vous souvenez sans doute, messieurs, de notre conversation au bois de Boulogne, au restaurant de Madrid, il y a trois mois, en revenant, le chevalier et moi, de nous couper la gorge ? – Oui, dit le chevalier, et tu avais le bras en écharpe, vicomte. – Et je devais me battre le lendemain avec toi, chevalier, dit M. de Passe-Croix. – Tout cela est exact, dit le vicomte. Or, vous vous souvenez... – Du motif de la querelle, parbleu ! – Nous aimions tous trois, ou plutôt nous voulions tous trois notre belle cousine Diane. – C’est cela. – Or, reprit le vicomte, comme je suis votre aîné à tous, je vous proposai une transaction et je vous dis : déjeunons toujours ; nous ne nous entendons pas, nous reviendrons ferrailler demain dans le même taillis. – Ce qui fit que nous déjeunâmes, dit le baron en riant. – Et, pendant le déjeuner, je crois me souvenir que je parlai ainsi : je suis désolé, messieurs de vous rappeler une fable du bon La Fontaine et d’avoir à comparer l’objet de notre flamme commune à un coquillage bien connu, car nous nous faisons assez mutuellement l’effet des deux plaideurs et de l’huître. La seule différence sérieuse qu’il y ait entre nous et les plaideurs de La Fontaine, c’est que nous sommes trois, et qu’ils n’étaient que deux. Donc nous aimons notre belle cousine ou sa dot, qui est d’environ quatre-vingt mille livres de rente, ce qui est à peu près la même chose, car nous avons furieusement écorné notre patrimoine respectif, et comme nous ne pouvons l’épouser tous trois, nous nous battrons ; est-ce bien cela ? – C’est cela, dit le chevalier. Et je me souviens que tu ajoutas : il y a huit ans environ, nous avions les mêmes prétentions qu’aujourd’hui, avec cette différence, toutefois, que, comme nous étions plus jeunes, nous songions un peu plus à la femme et un peu moins à la dot. – C’était tout simple ! dit le baron, et alors tu nous dis encore : tandis que nous nous regardions d’un air louche, un quatrième larron survint, et le colonel Rupert épousa Diane. Mais, poursuivis-tu, le baron soudard a eu la galanterie de se faire tuer en duel, et voilà Diane veuve ; prenons garde que, pour la seconde fois, elle ne nous échappe. – Eh bien ! messieurs, dit le vicomte, avais-je tort en vous disant cela ? – Non, certes. – Et lorsque je vous proposai de nous lier par un serment qui était celui-ci : isoler Diane de tout prétendant d’abord, et, pour cela, faire cause commune, puis briguer sa main tous trois librement, à la condition que l’heureux prendrait sur la dot de sa femme une somme de quatre cent mille francs, que les deux autres partageraient ; dites, quand je vous proposai ce serment, avais-je tort ? – Non, dit le chevalier ; aussi avons-nous juré tous trois. – Et nous tiendrons parole, ajouta le baron. – Eh bien ! messieurs, reprit le vicomte, je vais vous faire une étrange confidence... Les deux neveux du général s’étaient assis auprès du vicomte, sur les marches de pierre de la croix. – Voyons ! dirent-ils tous deux. – Diane est froide avec nous. – Très froide. – Elle semble nous dédaigner... – Elle regrette son mari... elle pleure... – Vous n’y êtes pas. Diane a un amour au cœur. – Allons donc ! s’écrièrent le chevalier et le baron, qui pâlirent. – Diane a un amant... poursuivit M. de la Morlière. – Tu es fou, vicomte ! – Je le voudrais... – Et comme le général l’a laissée libre, à la mort du baron Rupert, de se remarier comme elle l’entendait, je ne vois pas pourquoi elle se cacherait d’une affection quelconque. – Messieurs, reprit le vicomte, je sais ce que je dis et je vais m’expliquer. Les deux cousins le regardèrent. – L’hiver dernier, vous êtes venus à Poitiers, comme moi... – Parbleu ! – C’était à peine le huitième mois de son veuvage ; elle paraissait très affligée, et nul de nous n’osa alors risquer sa petite déclaration. – La mort du baron était trop récente. – Vous vous souvenez qu’à Poitiers, Diane avait voulu habiter le pavillon du jardin. – Oui. – Et que, chaque soir, quand dix heures sonnaient, elle nous congédiait, le général et nous. – Certainement, dit le baron. – Cependant il y avait de la lumière dans le pavillon bien longtemps encore après minuit, et cela régulièrement. – Elle lisait ou brodait. – Soit ; mais vous savez que le pavillon a une porte sur la ruelle ? – Eh bien ? – Eh bien ! un matin, malheureusement c’était celui de notre départ, et pour rester un jour de plus il m’eût fallu donner des explications, ce qui fait que je n’ai pu approfondir la chose... un matin, dis-je, en passant dans la ruelle, j’ai vu sur la boue grasse une empreinte de botte fine et la trace d’un éperon. – Qu’est-ce que cela prouve ? – Cette empreinte se répétait et partait de la porte du pavillon. – Diable ! murmura le chevalier, et tu en conclus ?... – Aujourd’hui, continua le vicomte, je suis descendu au jardin après déjeuner, pour y fumer mon cigare, et je suis sorti par la petite porte de la terrasse. – Bon ! – Vous savez qu’il a plu la nuit dernière : la terre était détrempée. – Et tu as retrouvé la même botte éperonnée ? – Pas précisément ; l’empreinte était plus large. Seulement, il y avait également la trace d’un éperon, et j’en ai conclu que ce pouvait bien être le même pied qui avait changé de chaussure et troqué ses bottes fines pour des bottes de marais ou de chasse. – Et d’où partaient ces traces ? – Elles venaient du parc et s’arrêtaient à la porte de la terrasse. – Les as-tu suivies ? – Oui, jusqu’à l’extrémité du parc, où j’ai trouvé une brèche. – Ah ! ah ! – J’ai franchi la brèche et j’ai retrouvé la trace dans les guérets, et je l’ai suivie jusqu’au bois. – Très bien. – Là, j’ai retrouvé mieux encore. La terre avait été piétinée par le sabot d’un cheval, et j’en ai conclu que le galant venait à cheval jusqu’à la lisière du bois, et qu’il venait de la Vendée. – Ah ! serait-ce un chouan ? – C’est probable. Dis donc, chevalier, tandis que tu causais avec le capitaine Aubin et le curé, je jouais au whist. – Après ? fit le chevalier. – Je ne sais pas trop de qui vous avez parlé... Seulement j’ai entendu le capitaine qui disait : « S’il était pris, il serait fusillé. » – Nous parlions du comte de Main-Hardye, répondit le chevalier. – Ah ! ah ! fit le vicomte. Eh bien ! l’homme aux bottes de Poitiers, l’homme aux bottes fortes de Bellombre, c’est lui. – Allons donc ! tu es fou, vicomte ! s’écria le baron de Passe-Croix. – Je ne suis pas fou... – La fille d’un Morfontaine n’aime pas un Main-Hardye. – Shakespeare s’est chargé de répondre pour toi, témoin : Roméo et Juliette. – Mais qu’en sais-tu ? – Tandis que vous disiez cela, j’ai vu la baronne pâlir. – Allons donc ! – Je vous le jure ! – Oh ! oh ! murmura le chevalier, si cela était... – Messieurs, dit le vicomte, nous avons fait un premier serment déjà, je vais vous en proposer un second. – Voyons ? – Jurons que, quel qu’il soit, l’homme que Diane nous préfère mourra. – Je le jure ! dit le chevalier. – Je le jure également, répliqua le vicomte. – C’est bien. Et M. de la Morlière demeura pensif. – Messieurs, dit-il enfin, avez-vous confiance en moi ? – Mais... certainement. – Ce que je ferai sera bien fait ? – Sans doute. – Voulez-vous me laisser vos pleins pouvoirs ? – Soit, dit le chevalier. – J’y consens de grand cœur, ajouta M. de Passe-Croix. – Seulement, dit le vicomte, il me faut un nouveau serment. – Lequel ? – C’est que vous ferez de moi une manière de général en chef, de dictateur, d’autocrate enfin, dont les volontés ne seront pas même discutées. – Je le veux bien encore. – Et moi aussi, répéta l’autre neveu du général. – Je dois vous prévenir, fit le vicomte, avec un sourire qui eût donné le frisson à la belle Diane de Morfontaine, que je ne reculerai devant aucune extrémité. – C’est convenu. – Comme... par exemple, de faire fusiller le comte par les soldats de Louis-Philippe. – Diable ! fit le baron, c’est un peu... violent... – Bah ! dit le chevalier, les Main-Hardye ont toujours été considérés par les Morfontaine comme des bêtes fauves. On les chasse au trac ou à courre... comme on peut. Cet argument fut sans doute d’un grand poids dans l’esprit du baron. – Soit, dit-il. Alors ces trois hommes, que l’enfer semblait inspirer, se donnèrent la main au pied de cette croix, en ce lieu isolé, et jurèrent la perte de celui qu’ils considéraient comme leur rival heureux. Puis ils reprirent le chemin de Bellombre, fumant des cigares, causant et riant comme des gens qui viennent de fixer le jour d’une partie de chasse ou un rendez-vous de plaisir. Onze heures sonnaient lorsqu’ils rentrèrent à Bellombre. Le général et les deux officiers étaient couchés depuis longtemps. Madame la baronne Rupert s’était retirée dans sa chambre. Mais on voyait une lumière discrète briller à travers ses persiennes. – Tenez, dit le vicomte à ses deux cousins, en leur montrant cette clarté ; vous voyez, elle l’attend... Mais, soyez tranquilles ; c’est la dernière fois, j’ai déjà mon idée. Il y avait, dans les cuisines du château, une vieille servante du nom d’Yvonnette. C’était la mère de Grain-de-Sel. Yvonnette, Grain-de-Sel et un ancien valet de chambre de feu le baron Rupert devisaient au coin du feu en attendant que ces messieurs, comme on appelait les trois neveux du général, fussent rentrés. Yvonnette avait été la nourrice de Diane, et elle aimait la jeune femme avec toute la tendresse aveugle et enthousiaste d’une mère. Grain-de-Sel était dévoué à Diane jusqu’au fanatisme. Ces deux êtres seuls, du moins Diane le croyait, étaient dans la confidence de son amour pour le comte de Main-Hardye. Il y avait cependant un troisième personnage au château qui avait surpris le secret de la jeune femme. C’était Ambroise, l’ancien valet de chambre de feu le baron. Ambroise, qui causait, en ce moment, avec Grain-de-Sel et sa mère, était un homme d’environ trente ans, d’origine bourguignonne, et, par conséquent, étranger au pays. Un front bas, un regard louche et fuyant, des lèvres minces, un caractère d’astuce profonde dans toute la physionomie, un cou de taureau, des épaules larges, de grands bras, de grandes jambes grêles, tel était l’ensemble de cet homme. Ambroise avait un aspect qui sentait la trahison d’une lieue. Le vicomte de la Morlière entra dans la cuisine pour y prendre un flambeau. Ambroise se leva avec un empressement obséquieux. – Je vais conduire monsieur le vicomte dans sa chambre, dit-il. Le vicomte cherchait sans doute un traître parmi les serviteurs du général. Il jeta les yeux sur Ambroise et tressaillit profondément. – Voilà, pensa-t-il, un homme qui marque mal, comme dirait un brigadier de gendarmerie. Ambroise, en effet, conduisit le vicomte, alluma les flambeaux qui se trouvaient sur la cheminée, et il allait sans doute se retirer, lorsque le vicomte le retint. – Reste, lui dit-il. Ambroise regarda M. de la Morlière et éprouva un tressaillement analogue à celui qui s’était emparé du vicomte. En effet, M. de la Morlière, s’il n’eût été bien apparenté et convenablement placé dans le monde, si son nom et sa situation ne l’eussent sauvegardé du soupçon, si enfin il eût été rencontré mal vêtu au coin d’un bois, eût marqué tout aussi mal que le valet de chambre de feu le baron Rupert. Le vicomte avait les lèvres pâles et minces, le front déprimé, une grande expression d’astuce et de cruauté dans le visage, et sa voix mielleuse avait quelque chose de venimeux qui ressemblait au sifflement d’une vipère. Ambroise et lui se regardèrent l’espace d’une seconde. Ce regard leur suffit pour se deviner et se comprendre. Avant qu’ils eussent échangé une parole ces deux hommes avaient déjà conclu entre eux un pacte mystérieux et terrible. – Comment te nommes-tu ? demanda M. de la Morlière. – Ambroise, monsieur le vicomte. – As-tu de l’ambition ? – Beaucoup ! J’ai toujours rêvé faire fortune. Si j’avais cinquante mille francs, poursuivit le valet, je serais riche dans dix ans. J’ai des idées de commerce. – Que ferais-tu pour avoir ces cinquante mille francs ? – Tout ce qu’on voudrait... La façon dont Ambroise accentua ces mots et dont il les souligna fit comprendre au vicomte qu’il pouvait faire de lui tout au monde. Alors M. de la Morlière alla fermer la porte et revint près d’Ambroise. – Assieds-toi, lui dit-il, nous allons causer un peu longuement. * Pendant que le vicomte et le valet de chambre de feu le baron Rupert concluaient entre eux quelque pacte ténébreux et infâme, Grain-de-Sel montait sur la pointe du pied jusqu’à la chambre de Diane. La jeune femme, le visage inondé de larmes, venait d’écrire une longue lettre. Quand elle vit entrer Grain-de-Sel, elle prit des ciseaux, coupa une mèche de ses cheveux noirs et la glissa ainsi qu’une bague dans l’enveloppe de sa lettre. – Tiens, dit-elle en remettant tout cela à Grain-de-Sel, cours, vole... mais arrive avant minuit à l’endroit où il t’attend toujours. – Oh ! soyez tranquille, madame, répondit Grain-de-Sel, dussé-je me jeter sur lui, l’étreindre de mes bras et de mes jambes, pour l’empêcher d’avancer, je vous jure qu’il ne viendra pas ! Et Grain-de-Sel sauta par la croisée sur la terrasse, se laissa glisser dans le parc, le long des ceps de vigne. Puis il s’élança à la rencontre d’Hector, qui, sans doute, bravant le péril, était déjà en route pour Bellombre. Diane semblait pressentir la trahison de ses cousins.
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