IV

2182 Words
IV Le lendemain soir, il y avait nombreuse réunion dans le salon du château de Bellombre, un grand feu flambait dans la cheminée. Quatre personnes jouaient au whist, trois causaient au coin du feu, une quatrième, c’était la baronne Rupert, était assise devant un métier à tapisserie et brodait. Les quatre whisteurs étaient le vieux général de Morfontaine, le fils de sa sœur, le vicomte de la Morlière, son autre neveu, M. de Passe-Croix, et le colonel des hussards qui se trouvaient, quelques mois auparavant, en garnison à Poitiers. Le même colonel à qui le commandant Hector de Main-Hardye était allé déclarer qu’il désertait. Les trois personnes qui causaient au coin du feu étaient le curé de Bellefontaine, le village voisin, le chevalier de Morfontaine, autre neveu du général, et un jeune officier de hussards. Ni le curé, ni le chevalier, ni le capitaine ne songèrent qu’elle écoutait leur conversation. – Ce qu’il y a de plus terrible dans la situation d’Hector, continua le capitaine, qui ne prononça plus le nom de Main-Hardye, c’est qu’il est déserteur, et que, bien qu’il soit notre ami à tous, s’il venait malheureusement à tomber entre nos mains, nous serions forcés de le fusiller. La baronne, qui entendit ces paroles, devint fort pâle, et sa main, qui tenait l’aiguille à broder, trembla légèrement. Aucun des trois causeurs n’y prit garde ; mais un des whisteurs, qui levait la tête en ce moment, remarqua cette pâleur et ce tressaillement, en même temps que le mot fusiller frappa son oreille. – Messieurs, dit le général en comptant ses levées, j’ai les honneurs. – Mon oncle, dit le whisteur qui avait vu la baronne pâlir, nous avons gagné. – Et j’en profite pour lever la séance, messieurs, j’ai les pieds gelés. Le colonel se mit à rire et imita le général. Le curé et ses deux interlocuteurs écartèrent leurs sièges, et les joueurs, quittant la table de jeu, s’approchèrent de la cheminée. – Curé, dit le général, de quoi parliez-vous donc là tout à l’heure ? – Nous parlions de la guerre, monsieur le marquis, répondit le jeune prêtre. – Ah ! ah ! de la guerre d’Italie ou de la guerre d’Espagne ? – Mais non, mon oncle, répliqua le chevalier de Morfontaine. – De laquelle donc ? – De celle qui se fait à notre porte. – Ah ! fit le général avec un accent dédaigneux qui n’était pas très sincère peut-être, vous avez bien de la bonté, curé, de donner le nom de guerre à une misérable échauffourée. La Vendée est morte, messieurs, et c’est en vain que quelques fous tentent de la ressusciter. La guerre civile n’est plus dans nos mœurs. La baronne Rupert, qui jusque-là avait gardé le silence, se mêla tout à coup à la conversation. – Vous êtes sévère, mon père, dit-elle ; vous savez cependant, autrefois... – Oui, oui, fit le général d’un ton bourru ; je sais ce que tu vas me dire, j’ai été Vendéen, moi aussi, mais c’était en 1793 ; nous faisions la guerre à la République. Et puis alors la monarchie avait conservé à nos yeux tout son prestige. – Et vous avez été battu pendant deux années presque nuit et jour, mon père, ajouta la baronne avec un accent de fermeté étrange. – Ah ! d’abord, messieurs, dit le général, s’il y a parmi vous des gens dévoués à la cause vendéenne, ils peuvent parler. Madame la baronne Rupert, bien qu’elle soit veuve d’un officier de l’Empire, ne dissimule point ses sympathies : elle a du sang de Vendéen dans les veines. – Je suis la fille de mon père, murmura Diane avec fierté. Le général laissa échapper une sorte de grognement assez bizarre. Était-ce de la colère ou de la satisfaction ? Nul ne le sut au juste, excepté Diane peut-être. – Ah ! la Vendée ! la Vendée ! continua le général, elle aura toujours des cerveaux brûlés, des fous héroïques... Cette insurrection blanche qui se lève autour de Madame ne peut être sérieuse... elle perd du terrain tous les jours... Mais ceux qui ont pris les armes ne les déposeront pas, croyez-le bien, ils se feront tuer jusqu’au dernier, les fous ! Diane était pâle comme la mort. – J’ai vu cela en 1798 et 1799, continua le général. Je me rappelle même qu’à cette époque nous avions beaucoup de déserteurs dans nos rangs. Comme s’ils eussent été mus par la même pensée, le colonel, le capitaine et la baronne Rupert tressaillirent. – C’étaient des enfants du pays que la conscription républicaine avait pris, qu’on avait habillés en bleus, et dont le cœur était resté blanc. Quand ils se trouvaient à deux lieues de nos lignes, ils désertaient et venaient se joindre à nous ; je me souviens même d’un pauvre diable qu’on nommait Joseph Ancel et qui fit une triste fin. Le général paraissait en veine de conter ; ses hôtes se serraient autour de lui. – Contez-nous donc cette histoire, mon oncle, dit le chevalier de Morfontaine. – Volontiers, répondit le général. Joseph Ancel était le fils d’un de nos métayers ; le sergent recruteur l’avait enrôlé trois ou quatre ans avant la Révolution, et comme c’était un fort beau gars, il avait été incorporé dans les gardes-françaises. Les gardes-françaises, on le sait, passèrent les premiers dans le camp de la Révolution. Joseph Ancel suivit le flot, il fit comme ses camarades. On l’envoya sur le Rhin, il se battit contre les Prussiens et il se conduisit fort bravement ; puis la demi-brigade à laquelle il appartenait reçut l’ordre de revenir en France, et on la dirigea sur la Vendée. Ancel était devenu sergent-major. Justement le bataillon dont il faisait partie vint camper à deux lieues d’ici, dans votre paroisse, curé, et il prit ses cantonnements à Bellefontaine. L’armée vendéenne était, comme aujourd’hui, retranchée dans le Bocage. Ancel déserta et vint à nous. Le Vendéen avait en lui parlé plus haut que le soldat. Pendant trois mois, Ancel se battit comme un lion, en désespéré et sans jamais recevoir une égratignure. Il semblait chercher la mort et ne la trouvait pas. – Mon capitaine, me disait-il souvent (j’avais ce rang-là dans l’armée vendéenne), mon capitaine, je n’ai pas de chance. – Comment ! tu n’as pas de chance ? répondais-je ; tu n’as encore attrapé aucune égratignure. Ancel secouait la tête. – Vous verrez, disait-il. J’aurai le guignon de ne pas être tué. – Tu appelles cela un guignon ? – Oui, mon capitaine. – Pourquoi donc ? – Parce que je serai fait prisonnier, vous verrez... et comme je suis déserteur... – Tais-toi donc, imbécile ! Ancel secouait la tête, et chaque fois que nous revenions battus, il revenait sain et sauf et plus triste que jamais. – C’est égal ! murmurait-il quelquefois, c’est bien dur de penser que mes anciens camarades me verront guillotiner. Les pressentiments d’Ancel n’étaient que trop vrais. Dans une rencontre nocturne que nous eûmes avec sa demi-brigade, il fut renversé par le cheval d’un chef de bataillon, et un soldat lui appuya sa baïonnette sur le ventre, mais ce soldat le reconnut et ne le tua point. – Sauve-toi donc ! lui dit-Il tout bas, sauve-toi... tu es mon ancien sergent, je ne veux pas te tuer, je ne veux pas te perdre non plus. Ancel essaya de se relever et retomba. Le cheval du commandant, en le foulant aux pieds, lui avait cassé une jambe. Le malheureux fut pris et emporté dans le camp républicain sur une civière. On était alors aux plus mauvais jours de la Terreur. La Convention faisait suivre ses généraux par des commissaires du gouvernement, espèces de bourreaux qui déshonoraient un camp en traînant après eux la guillotine. Or la Convention, alarmée par ces désertions fréquentes, venait de prendre une terrible mesure : elle avait décrété que les déserteurs seraient non point fusillés comme les autres prisonniers de guerre, mais guillotinés. – Quel temps ! murmura le colonel de hussards, qui écoutait attentivement le vieux général. – Le malheureux Ancel fut guillotiné, acheva M. de Morfontaine. La baronne Rupert avait été prise d’un tremblement nerveux épouvantable. Elle se tenait toujours à l’écart, les yeux baissés sur son métier à broder, et si pâle, que le vicomte de la Morlière ne put s’empêcher de la regarder attentivement et de froncer le sourcil. Dix heures sonnèrent à la pendule. Le curé de Bellefontaine se leva. – Comment ! curé, dit le général, vous partez à cette heure ? – Oui, monsieur le marquis. – Vous savez bien que vous avez votre chambre au château, cependant. – Oh ! dit le curé, s’il faisait l’affreux temps de la nuit dernière, j’accepterais, croyez-le bien ; mais il fait clair de lune, l’air est doux comme en septembre, et il faut que je dise une messe de bonne heure demain, c’est une messe de mort. – Vous avez votre mule ? – Oui, monsieur le marquis. – Mes cousins, dit le vicomte de la Morlière, qui regarda tour à tour le baron de Passe-Croix et le chevalier de Morfontaine, je vais vous faire une proposition. – Parlez, vicomte. – Nous allons reconduire le curé jusqu’à moitié chemin. Qu’en pensez-vous ? – Je veux bien, dit le chevalier. – Et moi aussi, ajouta le baron. – Partons, messieurs. – Mes neveux, dit le général en riant, sont de véritables Parisiens..., ils sont noctambules. – Eh bien ! moi, général, dit le vieux colonel de hussards, je vais vous demander la permission d’aller me coucher. J’ai passé la nuit dernière à cheval. Le curé s’approcha de la baronne Rupert et prit congé d’elle. Diane avait fini par dominer son émotion. Quand le curé fut parti avec les trois jeunes gens, le général sonna. – Conduisez ces messieurs dans leur appartement, dit-il au valet qui entra. Il se leva lui-même et prit un flambeau pour accompagner le colonel. Alors le jeune capitaine de hussards s’approcha sans affectation du métier à broder devant lequel Diane était toujours assise. – Madame la baronne, dit-il tout bas, j’ose vous supplier de m’accorder un moment d’entretien. Diane le regarda avec étonnement d’abord, puis elle éprouva une sorte de terreur vague et indéfinissable. – Parlez, monsieur, balbutia-t-elle ; mon père est sorti... nous sommes seuls. – Madame, dit le capitaine d’une voix émue, je suis un pauvre soldat de fortune dont le nom doit vous être bien inconnu. Je m’appelle Charles Aubin. Diane rougit. – Vous vous trompez, capitaine, dit-elle. – Je le vois, dit-il tout bas, et cette rougeur qui monte à votre front, madame, m’apprend que vous avez demandé en moi un ami. – Monsieur... – Madame la baronne, poursuivit tout bas le jeune officier ; j’ai tenu garnison à Poitiers, et j’étais son ami intime. Diane devint pâle et son sang reflua à son cœur. – Je suis le seul, poursuivit le capitaine, à qui il ait confié ses douleurs d’abord, ses joies et ses espérances ensuite... Nous avons couché côte à côte dans le désert ; nous étions frères d’armes... pouvait-il avoir un secret pour moi ?... – Oh ! taisez-vous... taisez-vous ! monsieur, fit la baronne avec effroi. – Pardonnez-moi, madame, mais je dois vous parler de lui, il le faut ! L’accent du capitaine domina Diane et elle baissa les yeux. – Je vous écoute... murmura-t-elle. Alors le capitaine se pencha vers elle et dit : – Je connais Hector, il est brave jusqu’à la témérité, il vous aime jusqu’à la folie... Je suis convaincu qu’il fait dix lieues à cheval toutes les nuits, et que... – Oh ! taisez-vous, monsieur... – Madame, continua le jeune officier, si vous l’aimez, exigez qu’il ne vienne plus... exigez qu’il quitte la France ; car je crois sa cause désespérée. – Hélas ! monsieur, soupira Diane, il a une volonté de fer et l’âme d’un lion. – Il faut pourtant que je vous dise cela, madame, il le faut. – Mon Dieu ! qu’allez-vous m’apprendre ? – Tenez, reprit le capitaine, Hector venant ici vient chercher la mort. Le colonel a reçu, la nuit dernière, des ordres épouvantables du ministre de la guerre. La désertion du commandant de Main-Hardye l’a désigné à la colère du gouvernement. La dépêche que le colonel a reçue est courte, mais terrible. « Si le commandant de Main-Hardye tombe en vos mains, dit-elle, vous avez cinq jours pour le faire fusiller. Il faut en finir avec la Vendée. » Diane frissonna et son tremblement nerveux la reprit. – Vous comprenez bien, madame, poursuivit le capitaine ému, que ce n’est ni moi, ni le colonel, ni aucun officier de notre régiment qui essayerons de prendre Hector. Mais il peut tomber entre les mains d’une patrouille... Au nom de Dieu ! madame, au nom de votre amour, exigez... Le général rentra en ce moment... Diane n’eut pas le temps de répondre, mais elle leva un éloquent regard sur le jeune capitaine. Ce regard était une promesse. Derrière le général apparut en même temps un autre personnage. C’était Grain-de-Sel. Diane le vit et eut froid au cœur.
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