Chapitre I-3

2033 Words
— Non… Non… Euh… ce n’est rien, répond-elle précipitamment, en forçant ses lèvres à sourire. Ce n’est rien. L’autre voit bien que ce nouveau sourire est plutôt morose, et le geste rapide qui glisse vivement les enveloppes dans un coin d’ombre du comptoir ne lui échappe pas. Un regard plus appuyé : les « beaux yeux » se dérobent. — Au revoir, Perrine ! — Tu prendras bien le dernier verre de l’amitié avant la route ? C’est Zimmer, Le Poilu, qui l’apostrophe familièrement. — Merci. Ce sera pour une autre fois, la bière me coupe les jambes ! C’est encore en pédalant, puis en poussant la bicyclette dans la côte des Sarts, que Pierlot rejoue en pensée la partition et les dialogues qui se sont succédé Au Bon Coin. Il y a eu, pour commencer, les diatribes de Cheuvard, dont par ailleurs il n’a jamais beaucoup apprécié le comportement rustre et rusé à la fois. Il a senti le pesant silence de discorde entre les deux groupes ; de toute évidence, jeunes et vieux ne partagent pas les mêmes sentiments ; Santini, lui, a conservé avec son accent la sensibilité politique d’un écorché vif des temps mussoliniens. Les autres… ? Zimmer l’a interpellé, sans doute par sympathie… et davantage avec l’espoir de s’offrir un verre sur un compte qui n’est pas le sien. C’est surtout l’attitude de la jeune femme qui le préoccupe. Ce n’est évidemment pas la première fois qu’il lui remet du courrier en accompagnant le geste d’un compliment ou d’une plaisanterie discrète. Chaque fois, elle répond par un sourire ou une repartie bienveillante, même quand il est question de factures… Et ici, pour la première fois… Non…, de vrai, ce n’est pas la première fois… Antoine se souvient d’une ou deux réactions analogues liées à des courriers identiques : des enveloppes plus grises que blanches qui, comme celle d’aujourd’hui, ne portaient pas de nom d’expéditeur… Il n’y avait pas prêté grande attention jusqu’ici, mais à présent que la chose se répète, il pressent un souci, une inquiétude suffisamment profonde pour engloutir la belle sérénité de la jeunesse et effacer le sourire de Perrine. Et puis, à quoi bon ? C’est toujours le même et vieux démon qui le mine, le taraude et lui souffle de se soucier des affaires des autres. Il le connaît bien ce diable aux allures de saint : toujours à chuchoter à l’oreille du cœur des balivernes de bons sentiments pour déguiser ce que d’aucuns regardent sévèrement comme une curiosité maladive. — Charité du diable, grogne-t-il en pédalant. Sans doute… Mais Perrine, c’est autre chose ! Elle pourrait être la fille, ou la femme dont son âme de célibataire est prête à épouser les bonheurs autant qu’il se trouve résolu à la défendre contre toute malveillance d’où qu’elle vienne. La voir morose le bouleverse, la savoir inquiète l’empêche de dormir, et la somme des deux lui fait prendre toute la mesure de son impuissance, jusqu’à la révolte, comme l’injustice et la bêtise aux yeux de l’honnêteté. Il en est là, absorbé dans sa philosophie cycliste… – ce qui lui a permis d’atteindre le sommet de la côte sans y penser et donc en souffrir trop ! – quand arrive le moment de frapper à la lourde porte du presbytère. Chêne épais, ferrures… Le paradis ? L’enfer ou le purgatoire ? Il n’y a qu’aux seuils de quatre ou cinq maisons qu’Antoine frappe et piaffe en attendant l’invitation d’entrer : chez Henriette Ledrut, à la porte de l’abbé Raymond, le curé, à celle de l’école, car il ne veut pas déranger la classe de Charles Petitjean, l’instituteur. Il éprouve aussi des scrupules à entrer sans y être invité chez Léopold Ferrand, l’ancien gendarme, raide comme une lame de sabre, qui roule de la prunelle et dresse les moustaches tant il est resté à cheval sur le règlement. Et puis, bien entendu, à la porte du bureau du percepteur… Ailleurs, c’est partout le même accueil quotidien, affable, un peu curieux, toujours confiant. — Deo gratias ! Entrez, Antoine ! crie le curé du fond de son bureau. Tandis que ses collègues en viennent de plus en plus au clergyman gris et au col romain, l’abbé Raymond – irrévérencieusement surnommé Vobiscum par les mécréants et quelques autres anciens enfants de chœur – est resté, quant à lui, fidèle à la soutane comme aux expressions latines de son bréviaire, malgré la belle obligeance du récent concile Vatican II1. — Ave pastor ! répond l’autre pour rester dans le ton. Puis il ajoute, quelque peu provocateur : Alors, l’abbé, cette fois ça y est, on va nous mettre à la porte pour du bon ? — À la porte ? — Oui… Ils étaient vingt ou trente mille, à Anvers, à crier Walen buiten… Votre université de Louvain n’accepte plus les Wallons ? Dehors, les malpropres qui parlent français ! Quand on pense à tout ce que ça a coûté à l’État ! Ce que ça « nous » a coûté… Jetés… comme si nous étions les marchands du temple ! L’abbé paraît assez embarrassé. — Tout cela est bien regrettable, Antoine. C’est déjà fort triste de devoir déchirer en deux lambeaux tout le patrimoine de l’université. Mais le pire reste à venir… — Le pire ? On va devenir communistes ? répond Pierlot en ricanant. Pour moi, ah ! non ! ce n’est pas vraiment le pire… — Il s’agit bien de ça… Ces gens-là n’ont pas lu la Bible et l’histoire de la tour de Babel. Ce sont les langues qui séparent les peuples ! Même nos évêques ont oublié la leçon… Craignons la colère du Ciel ! L’abbé Raymond a l’air si catastrophé, si soucieux, que le facteur ravale les plaisanteries aigres-douces qu’il se préparait à distiller. Vobiscum lui paraît si penaud, si maigre dans sa soutane souillée, élimée, usée au bord des manches comme au col d’où sortent un cou et des poignets si ténus… qu’il sent une ébauche de sympathie se tracer du cœur aux lèvres. — Allons ! Monsieur le Curé. Ce n’est pas ça qui changera grand-chose à l’histoire du village. Louvain est loin et, ici, la vie est calme. Il n’y a pas de grands problèmes… Puis il retrouve son ironie habituelle. D’ailleurs vous devez vous ennuyer à confesse, entre trois médisances de bigotes et quatre péchés véniels de gourmandise. Raymond ne relève pas la caricature, mais c’est toujours aussi gravement qu’il hoche la tête et qu’il soupire. — Ah ! si tu pouvais dire vrai, Antoine ! Les secrets de la confession sont parfois bien lourds à porter… On le voudrait… Mais il y en a qu’on ne peut oublier. Merci pour le courrier. Pierlot lui tend les journaux, Le Ligueur et La Libre… aussi. — Ce n’est pas ces gazettes-là que vous devez lire, l’Abbé. La vérité, c’est dans Combat qu’on la trouve. Sur ce… Puis il marmonne, en fermant la porte derrière lui : Je ne vais quand même pas me mettre à confesser les curés maintenant. Combat, c’est la référence de Charles Petitjean, l’instituteur pour qui la question wallonne est la seule importante aujourd’hui, et, quand on aborde le sujet, sa véhémence trouble Pierlot qui, d’ailleurs, ne s’y aventure plus guère. Mais l’autre l’interpelle : — Si ce n’est pas de la provocation, alors qu’est-ce que c’est ? Croyez-moi, Facteur, il faut rendre coup pour coup, sinon on sera asphyxiés, étouffés. La Wallonie perd toutes ses forces en même temps que ses industries ! — Euh ! on ne peut rien y faire… On n’y a pas vu clair, et maintenant c’est trop tard ! suggère Antoine qui a déjà mis le pied sur la pédale et cherche à s’esquiver au plus vite. — Jamais trop tard ! Il faut se serrer les coudes, réclamer l’autonomie. Ce sont des gens comme vous qui doivent passer le message, de porte en porte ! Et puis, comme l’autre va tourner au coin de la rue, il ajoute en criant : — D’ailleurs, vous allez voir, les jeunes vont s’y mettre ! Ils en ont marre, ça va… Antoine se demande si les élèves qui étaient en récréation ont perçu les propos de leur instituteur, et aussi ce que pouvait vouloir dire le dernier mot qu’il n’a pas bien entendu : ça va… aller ?… changer ?… chauffer ? Retour au bureau. Tout ce qu’il a fallu monter avec la charge du courrier se dévale maintenant, képi au vent. S’il ne fallait pas prendre garde aux ornières traîtresses et aux pièges des nids-de-poule, aux gros cailloux agressifs et aux tas de c*****n, la descente vers le bourg serait un moment d’extase, mais il faut faire attention… Il y a là, à droite en descendant, une mauvaise sente qui s’enfonce sous les frondaisons des hêtres ; il la connaît : elle va se jouer au loin, entre les fougères et les genêts ; puis les cailloux font place à la terre, et c’est alors un décor de ronciers qui le cède bientôt au profond mystère des sous-bois d’épicéas. Après quoi… après… c’est un autre pays, un autre temps, loin du présent. Est-ce le temps des arbres ? Celui des hardes, la brèche large par laquelle on échappe aux mesquineries du quotidien ? Combien de fois n’a-t-il pas imaginé qu’un jour, il donnerait un simple petit coup de guidon, comme ça, à droite, pour s’enfoncer dans l’oubli ? Et chaque fois il a décidé le sacrifice de son rêve pour revenir au bureau, à la paperasse des comptes, additions, soustractions, quittances d’un bonheur reporté à d’autres âges… * Le vieux livre, posé au coin de la table, sur la toile cirée, usée, souffrant cent balafres, s’est ouvert spontanément à la page 29. Pierlot, ficelé dans son antique robe de chambre, a chaussé ses lunettes sur le bout du nez, il entre tout entier, corps et âme, dans le paragraphe : Nous descendions donc assez agréablement, pagayant à notre aise et flottant tranquilles, à l’aide d’un courant paresseux. La journée était chaude et brillante. Nous recherchions l’ombre gracieuse des arbres qui ornaient les rives des deux côtés ; le silence des bois n’était interrompu que par le bruit de nos avirons, les sauts des poissons ou les cris de quelque oiseau ; l’écureuil se jouait et gazouillait au milieu des rameaux des arbres, le pic moucheté frappait de son bec le tronc creux, et, perchés sur la cime la plus élevée de quelque géant desséché de la forêt, l’aigle et le faucon jetaient leurs cris rudes et discordants. Çà et là, le long des rives, des essaims de loriots noirs et dorés se groupaient dans les buissons ; le martin-pêcheur au gai plumage voltigeait en passant ; des canards et des oies nageaient sur l’eau, et le pigeon à longue queue d’… Mais les paupières sont lourdes et tombent bientôt. Le livre retourne dormir au fond du tiroir. Antoine se glisse entre les draps, et, avant de rêver aux loriots noirs et dorés, il murmure : — Les écureuils de chez nous ne… gazouillent pas comme des serins, eux… Ils n’en ont pas le temps, même s’ils se lèvent tôt… * Novembre. À une heure aussi matinale, le quai de la petite gare semble figé sous une chape de brouillard sibérien. Tout au bout, là où quelques traverses de chêne, entre les rails, ménagent un passage, comme un gué qui, dans la brume, ne mènerait nulle part, on distingue à peine les bras levés de trois ou quatre charrettes à deux grandes roues. Le froid humide givre la vapeur de la respiration et glace les mains, les pieds. Antoine a relevé le col de sa cape, boutonnée haut sous le menton. Voilà des années qu’il vient là, fidèle au rendezvous. Dans quelques instants, il aura le bonjour du cheminot de service, en bleu de travail. L’ouvrier s’arrêtera, précédé par une forte odeur de tabac, puis, sans perdre le mégot – le même qu’il garde toujours collé à sa lèvre… – grommellera : — ’Jour, Facteur ! Ça va. — Ça va… La même interpellation, le même écho, à sens perdu. Il serait à peine surpris, le bonhomme, si un jour l’autre on lui répondait : Non. Ça ne va pas. Pourtant, ce matin, c’est bien ce qu’il a envie d’avouer. Ça ne va pas. Est-ce le froid ? Le sommeil qui pèse encore sur les paupières après une nuit trop agitée ? Le brouillard peut-être qui empêche d’y voir au-dehors, comme celui qui, au-dedans, trouble ses pensées, embrouille sa réflexion et multiplie des nœuds serrés entre les fils de son imagination, de sa conscience, avec ceux d’une belle collection d’émotions qui bousculent ses songes. Ce n’est pas qu’il supporte mal l’obligation de réceptionner le courrier au premier train. Non. Il lui arrive même, l’été, d’apprécier vraiment ces moments de grand calme, de savourer la vie et le lever du jour avant les autres, de recevoir pour lui seul le bonjour des merles ou les premiers pépiements, d’assister au réveil de la campagne et des rues. Dans ces moments-là, marcher dans la lumière neuve, c’est en quelque sorte participer à la naissance du bonheur, à l’effloraison d’un parterre de joie. On peut être heureux de rien… et vouloir répandre aussitôt la grâce reçue. Mais cette sérénité-là, aujourd’hui, est refusée. C’est un peu comme si, en devant accueillir son remplaçant, il lui fallait refermer un grand livre sans en avoir lu la fin, ou plutôt en s’apercevant qu’il y a des pages déchirées, celles d’un épilogue qui aurait pu être heureux… Le long des quais, la tristesse est aussi épaisse que le brouillard. Le chef de gare vient rejoindre le cheminot. Pierlot les entend parler du dernier voyage de la dernière locomotive à vapeur1, de l’électrification des lignes, et aussi, avec fatalisme, du terrible accident de Fexhe-Le-Haut-Clocher2. Ils ont leurs soucis, leurs responsabilités. Ça ne les empêchera pas d’être heureux le soir auprès des leurs, de jouer à la belote, comme Santini et Zimmer, d’aller à la pêche et de regarder grandir leurs enfants.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD