Chapitre I-4

1055 Words
Lui, en vérité, célibataire, il en est arrivé petit à petit à faire de la Poste sa famille. Partir, c’est en être banni. Est-ce pour cela qu’il accepte malgré tout de se préoccuper des malheurs des autres : la tragédie mensongère d’Henriette Ledrut, l’ombre triste qui passe sur le visage de Perrine ? La solitude de Nora ? Finalement, avec l’abbé Raymond, ils sont en quelque sorte logés à la même enseigne. S’il y a une différence, c’est que Vobiscum, lui, croit vraiment savoir pourquoi… Un cliquetis de câbles, le long des voies, le basculement du sémaphore, le claquement sec d’un aiguillage : le train entre en gare, s’arrête, le fourgon à hauteur des charrettes. Les trépidations de la motrice diesel au « gros nez » font trembler le quai. — Le courrier de Palaiseau ? C’est vous ? On signe là pour réception. Puis, après quelques secondes : Ça va, Antoine ? Le collègue qui assure le transport dans le fourgon postal balance à bout de bras un sac de toile grise, étranglé, scellé, « plombé » par un lien avec étiquette en carton, et puis plusieurs colis que Pierlot dispose sur la charrette calée sur sa béquille, avant de griffonner une signature sur la lettre de voiture. L’autre, dans son wagon, a pu faire la part du travail et de l’amitié : d’abord les formules et le règlement, après quoi il offre une minute de sympathie aussi libre que généreuse… Il répète : — Ça va, Antoine ? C’est une vraie question. Comme s’il avait lu le trouble dans le geste, la silhouette ou le regard. Le ton est juste, c’est pourquoi Pierlot répond sincèrement. — Ça va… Oui… et non… Il va falloir songer à dételer… Voilà des années qu’ils se saluent. Dix ou quinze ans ? Ils n’ont jamais eu le temps d’échanger plus de quatre phrases, mais la complicité du petit matin est telle qu’ils auraient certainement pu devenir amis, et même confidents. Coup de sifflet. Le train repart sur deux signes de main qui en valent mille. — Bonjour. Pierlot hésite avant de se retourner. — Bonjour ! Je m’appelle Lionel… Lionel Liétard… — Ah oui !… le nouveau… Voilà le plus lourd des colis à réceptionner. Après tout, le discours de bienvenue, c’est au percepteur de l’assumer ; alors l’ancien se contente de bougonner : — Ici, Lionel, ce sont les nouveaux qui poussent la charrette. C’est par là. Et il lui indique le côté du passage où les traverses sont les plus irrégulières. Il faut pouvoir prendre de l’élan pour franchir le bord du quai et tourner sèchement à angle droit. La carriole, secouée, n’a pas assez d’impulsion et la courbe suivie n’est pas assez large. Les deux grandes roues bandées d’acier butent en même temps contre le rebord en béton et dévient ; l’une d’elles se coince contre le rail. La charge de colis vacille, puis se renverse. Lionel, navré, désolé, écarte les bras dans un geste d’impuissance. — Je suis vraiment maladroit… — Pour ça… oui. Espérons qu’il n’y a pas de cristaux du Val-Saint-Lambert dans les colis fragiles du restaurant… Pierlot, sans se priver d’un petit sourire ironique, saisit les brancards à son tour, recule d’un bon mètre, pousse la charrette en oblique, et les roues, l’une puis l’autre, franchissent sans difficulté la dénivellation du quai. Liétard a vu la manœuvre. En ramassant les paquets tombés, essuyant tant bien que mal quelques traces de boue et de cendrée, il remarque avec une philosophie aussi souriante que modeste : — Ah ! j’ai compris… Il me reste beaucoup à apprendre… Mais j’ai affaire à un ancien collègue plein d’expérience… C’est ma chance… Les mots font mouche. L’autre ne peut savourer plus longtemps le triomphe de son traquenard cousu de fil blanc, car une pensée, d’un coup, s’insinue : finalement, il n’agit pas autrement que le percepteur… Décidément, toute autorité est pernicieuse… Au sortir de la gare, ils passent devant l’hôtel des Voyageurs et, en face, le restaurant Le Gourmet. Le nouveau hasarde une question. — C’est là le restaurant… aux cristaux ? — C’est là. Paraît qu’on y mange bien… Faut pas se faire d’illusions… Ce n’est pas avec ta paie de facteur que tu pourras le vérifier. Mais, à part lui, Antoine prend d’un coup la mesure de toutes les attentions généreuses qu’au fil des ans les aubergistes n’ont pas manqué de lui témoigner : c’est encore tout un pan de vie auquel il va falloir renoncer, qu’il va falloir oublier. Non pas qu’il pense regretter les avantages en eux-mêmes, car il est arrivé bien souvent qu’il en fasse présent, à son tour, à Nora ou de plus démunis, mais le sens du geste manquera, le sourire qui l’accompagnait et, plus encore sans doute, la pensée tout amicale qui l’avait initié. Les mots, le ton un peu narquois de Liétard le tirent de sa distraction. — Par où va-ton, M’sieur l’ancien ? — Par là… M’sieur le… Il montre : On traverse le passage à niveau, on freine dans la descente, on pousse dans la côte jusqu’à l’église, après on y est. Il regarde l’autre en hochant la tête. Je m’appelle Pierlot… Antoine, c’est plus facile. Et puis, sans doute parce que le fond est aussi curieux que bon : Pourquoi vient-on travailler à Palaiseau quand on est de Dinant ? — Bah ! il y a plusieurs raisons… Un nuage glisse dans les yeux du jeune homme. Puis, après un long silence : Disons aussi que, pour moitié, c’est sans doute parce que l’Ardenne était le pays de mes grands-parents, et que j’en garde toujours une petite part au creux du cœur. C’est le trésor de mon héritage… Le seul trésor qui reste… Alors, ils empoignent les brancards tous les deux. Le jeune se met à siffler, à la grande surprise du vieux merle qui déjeune de quelques baies oubliées dans un sureau voisin. Par-delà les guichets, une petite pièce sert à la fois de vestiaire et de local pour le « tri » des tournées. Lionel, officieux, dépose le sac sur la table et, de son canif, se met en devoir de couper le lien qui l’étrangle. Puis il renverse le tout sur le tas de courrier local ; les lettres se mélangent et se répandent sur le bois verni, peu nombreuses comme chaque lundi matin. Julia et un collègue entrent. Ils se mettent au travail. — Attention ! Il ne faut pas mélanger… — Qu’est-ce qu’il ne faut pas mélanger ? Antoine change de ton. D’un coup, le visage troublé de Perrine lui a sauté à la mémoire. Il murmure : — Rien… Je t’expliquerai… Plus tard… Au milieu du tas, il a entrevu une enveloppe grise sans nom d’expéditeur. 1. Bavolet : coiffe de paysanne, avec volants, couvrant la nuque. 1. Chassart : marque de genièvre très courante. 1. Le 9 octobre, assassinat de Che Guevara en Bolivie. Capturé la veille, il est abattu par un sergent de l’armée bolivienne. 1. La quatrième et dernière session du concile Vatican II initié par Jean XXIII et clôturé par Paul VI se tint en automne 1965. 1. La 29.013, dernière locomotive à vapeur, est affectée à la remise de Louvain, le 2 février 1967, où elle termine sa carrière. 2. Le 4 octobre 1967. L’accident de chemin de fer fit onze morts. L’enquête établit la responsabilité d’un signaleur et d’un conducteur.
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