Chapitre I-2

2038 Words
— Mabelle ! La chienne rentre et regagne aussitôt le refuge de son panier en piaulant. Il étale alors la lourde pèlerine trempée de pluie sur le dossier d’une chaise, à quelques centimètres du foyer, la casquette par-dessus. Il se sert une large rasade de chassart1, puis ouvre le tiroir du buffet « à têtes de lion » et en retire quelques lettres retenues par la mince ficelle tricolore des colis postaux. Elles portent toutes la même adresse, de son écriture… Monsieur Georges Ledrut, Aux bons soins de M. le Ministre des Affaires africaines, Rue de la Loi Bruxelles Inutile d’ouvrir les enveloppes. Elles recèlent un texte identique ou peu s’en faut, écrit sous la dictée de la vieille dame, avec les mêmes questions aussi vaines que pudiques… à l’adresse d’un ministère qui n’existait plus. Il y a également une pochette dans laquelle il compte la monnaie de timbres-poste inutiles. — Vois-tu, Mabelle, ça pourrait être le début de la fortune, à ce qu’on dit… Pourra-t-il mentir encore longtemps en prétextant la confusion qui a bousculé tous les services depuis les troubles de l’indépendance du Congo ? Il se réfugiera une nouvelle fois derrière la fourberie d’un proverbe : « Pas de nouvelle, bonne nouvelle, dit-on ! » Et madame Henriette soupirera sans doute en faisant semblant d’y croire. Il suffirait pourtant d’un geste et la liasse flamberait comme une torche, disparaissant en quelques secondes après avoir jeté une fantasmagorie d’ombres et d’éclairs jusqu’au plafond de la pièce. Ah ! si la pesante comédie mensongère pouvait, comme le papier, s’évanouir à jamais dans une dernière lueur de flamme ! La main s’engourdit. Elle n’obéit pas plus au désir qu’à la volonté. Pourquoi refuser le geste libératoire ? Pourquoi se sent-elle entravée par des liens de conscience aujourd’hui encore plus serrés qu’hier… alors qu’il pensait bien s’y être résolu ? Peut-être est-ce parce que ce secret-là, à présent, ne lui appartient plus ? Il va falloir le partager, comme beaucoup d’autres, avec… avec ce blanc-bec dont il a déjà oublié le nom. Dans le tiroir auquel il confie la liasse des lettres inutiles, ses doigts frôlent un gros livre à l’épaisse couverture brunâtre qui porte encore de-ci delà l’empreinte des dorures anciennes, comme la tranche. Une hésitation un peu tremblante, et puis : — Écoute ça, Mabelle, dit-il en tournant quelques pages jaunies par leur âge respectable. Alors, il nous présenta le jeune Rover, chien à l’air alerte, au poil doux, dont la forme et la couleur rappelaient celles d’un terrier noir et brun, mais qui était de la taille d’un basset. Dans son petit corps était un indomptable cœur… Qu’on ne s’imagine pas que Rover fût un querelleur. Il marchait tranquillement, comme s’il ne s’apercevait pas des chiens qui, la queue droite, grognaient à ses côtés… — C’est tout à fait toi, hein ! Encore que la ressemblance… là, je ne suis pas sûr qu’elle soit très rigoureuse… Mais Mabelle, que les derniers mots semblent avoir vexée, a tourné la tête et soupiré longuement. Ce qu’il fait aussi en rangeant pieusement l’ouvrage. * Au gros bouvier qui tire sur sa chaîne et jappe dans la cour, il jette quelques nicnacs bien secs. Il a vite appris que c’était la meilleure et la plus sûre façon de s’adjuger la bienveillance de tous les médor du patelin. Ce qui l’agresse le plus, quand il pénètre dans la cour de la ferme, chez les Vanoverschelde, c’est, le chien mis à part, la lourde puanteur de soue qui s’échappe des porcheries, et puis quelques pas plus loin, des relents fétides de laiterie. Parfois il retient sa respiration, mais ces miasmes-là, tenaces, s’accrochent encore dans la laine de son costume bleu plus d’une heure après. Puis il y a Griet, clouée dans son fauteuil d’osier, qui guette son arrivée derrière les rideaux bonne femme de la cuisine, avec sa bouille d’éternelle enfant, un léger filet de bave ou une bulle d’écume suspendue à son sourire niais. Il fera encore la conversation tout seul. — ‘Jour ! Griet ! Alors, vot’ galant n’est pas encore venu aujourd’hui ? La jeune niaise glousse et hoche la tête. C’est sa façon de rire. Quelques sons incompréhensibles trébuchent sur ses lèvres molles tandis qu’elle tend le bras vers la table. — Oui. J’ai bien compris, dit Antoine en déposant un journal sur le hêtre blanchi à force de lessive. Voilà le Sillon belge. Et merci pour le beurre, et aussi pour le gros cabus. Il sort de sa besace un sac de jute brun pour y glisser la livre de beurre enveloppée dans une large feuille de rhubarbe et un énorme chou vert abandonnés à sa discrétion. Puis il jette un regard circulaire dans la pièce. Ce n’est pas par curiosité, car il connaît, dans le détail, les lourds chandeliers de cuivre astiqués, la pendule sous globe, le vaisselier ciré, les porcelaines, tout, jusqu’aux portraits des vieux, sévères dans leurs cadres vitrés et vernis. Non… c’est simplement pour vérifier si rien ne cloche : il lui est arrivé de devoir, d’urgence, retirer du fourneau la bouilloire qui devenait asthmatique à force de cracher sa vapeur, comme il lui a fallu plus d’une fois relever et rasseoir dans le fauteuil la jeune idiote percluse, atterrée, jupe retroussée par-dessus les gros bas de laine, mollement glissée au sol, comme un énorme et pitoyable scarabée sur le dos, sans parvenir à se relever. — Au revoir, Griet ! Alors, rieur, il met son képi à l’envers, empoigne et écarte les pans de sa cape comme des ailes de chauve-souris, louche exagérément, fait la moue, grogne : — Et maintenant, on fait le grand salut des Indiens… Il lui adresse un signe, joignant les index et les pouces comme pour dessiner un grand A majuscule. Griet épelle difficilement, AAA…. Puis il montre le ciel. Elle essaie, dieuuu…. — C’est bien. Adieu, Griet ! Et bonjour aux autres ! Elle rit. Des autres, il n’en verra aucun. Les bruits de seaux venus de la laiterie, c’est le lointain bonjour de la fermière ; les cris des gorets et les borborygmes des truies, c’est un peu le salut pressé du fermier, le Flamind ; les coups sourds des sabots dans l’écurie, les grelots, un hennissement étouffé, c’est le signe entendu du valet qui harnache l’un des derniers gros traits de la région. Il arrive parfois, mais c’est plutôt en hiver ou par très mauvais temps, que les Vanoverschelde soient là, assis sans un mot autour de la table de la cuisine. Il est peut-être d’ailleurs le seul à connaître leur nom pour l’avoir lu sur de larges enveloppes postées par les banques. Les gens les nomment les Flaminds, sans arrière-pensée, simplement parce qu’ils le sont vraiment. L’homme, quand ils le croisent, ils le saluent en disant Cinsî ! ; la femme… ils ne disent rien : elle ne sort jamais. Quand il faut aller au village ou ailleurs, elle envoie le valet Tôr. C’est « Hector » sans doute, encore moins bavard, mystérieux, le regard de furet coulé vers la terre, mais dont la force placide semble néanmoins toujours disposée à rendre service ici ou là. La croix, chez Les Flaminds, ce n’est ni la glaise, ni la grêle, ni l’orage, ni la bronchite vermineuse qui a, lors d’une année de pluie, décimé le cheptel… Leur croix… c’est Grietje, la fille unique à qui la vie a refusé la parole comme la mobilité, et s’est montrée très chiche aussi, du côté de la tête. Rien ne manque pourtant, ni le courage ni la prospérité, pas même les liards… Juste, à l’occasion, un soupçon de sourire sans écume. Tout en reprenant son vélo pour y accrocher sac et besace, Antoine se rappelle les paroles du percepteur. Déposer le Sillon belge, les lettres et aussi les feuillets du Boerenbond, c’est simple ; comme pour médor… Mais la bûche au foyer, la bouilloire, Griet dans son fauteuil, c’est déjà moins évident… Alors, quand il s’agit des années de confiance, d’amitié discrète, de gratitude silencieuse, de confidences mesurées… comment pouvoir l’expliquer à un autre, un étranger ? Et même, comment imaginer devoir s’en détacher un jour ? Le sac de grosse toile brune à côté de la carnassière, suspendu contre la roue de la bicyclette, ne l’encombrera pas longtemps. Au bout du chemin, il y a Nora, seule avec les jumeaux de huit ans depuis que son « dernier amoureux Johnny » l’a quittée. À en juger par les timbres des rares lettres qui lui arrivent, il croupirait en France. Les enveloppes portent la mention Maison de Sûreté de la République. Ça pourrait bien être une prison… Quoi qu’il en soit – Antoine en est convaincu –, les deux gamins ont bon appétit et feront honneur au beurre comme au chou, qu’ils soient flaminds ou pas… C’est au cabaret Au Bon Coin qu’il a pour habitude de déposer la seconde partie de son chargement de correspondances. D’une part cela allège la charge de ses épaules comme de ses reins, et d’autre part ça lui donne l’occasion d’une petite pause à mi-tournée, dans l’ambiance propice d’un bistrot aussi ancien que pittoresque. Et puis… Au Bon Coin, il y a Perrine ! Dans le café Cheuvard où persistent des miasmes de mégot froid et de bière malgré les efforts du savon de Marseille, sourit l’image vivante d’une fée qui ajoute à la candeur de Blanche-Neige la discrétion de Cendrillon. Chaque fois qu’il s’y arrête pour se coltiner la seconde charge de courrier, Pierlot en profite pour se remplir les yeux et l’imagination d’une embellie blonde comme le soleil sur les blés des champs. La vue de la jeune femme, de ses sourires sincères après la promiscuité de la misère et de l’ignorance, de la grâce naturelle de ses gestes, du mouvement de tête qui rejette ses cheveux sur la nuque en libérant un petit rire cristallin, tout cela le charme et le bouleverse, tout cela lui rend la force qu’il faut pour crapahuter sa deuxième tournée en haut des Sarts. Pourtant, toute cette admiration-là qui éclate malgré lui dans ses yeux devenus trop brillants, il se doit de la cacher sous la visière de la casquette, car, attablés dans le coin près de la fenêtre, il y a le père, Alexis Cheuvard, et ses trois comparses joueurs de belote, Santini, le rebelle, le forestier Joseph Zimmer, la quarantaine bien faite, que tout le monde nomme Poilu, vu ses origines alsaciennes, et aussi Andelin, l’ancien maire, qui se prétend ami. Parfois – et même de plus en plus souvent – depuis que Cheuvard a fait installer un billard électrique avec un décor de pin-up hollywoodiennes qui clignotent sans arrêt, depuis qu’on a placé dans l’autre coin le juke-box dont le bras articulé va, sans jamais se tromper, chercher dans la couronne des 45 tours les vieilles scies qui furent à la mode, et surtout depuis que l’on peut commander cette espèce de potion couleur de jais au goût de pharmacie… que les jeunes appellent coca-cola… eh bien… depuis lors, il en vient de plus en plus de ces jeunes-là ! Ils parlent haut et rient de même. Ils ne se gênent pas, eux, pour lorgner Perrine, ses épaules peut-être, ses hanches sans doute, ses fesses à coup sûr, et son corsage où de jolis seins tressaillent autant que leur propre imagination. — Voilà les gazettes, Alexis, dit Antoine en tendant à l’autre le paquet des journaux pliés dans leurs bandelettes, Le Peuple et La Libre Belgique… car, dans le commerce, on respecte toutes les opinions. Et, pour toi, Perrine, trois lettres… Il tend à la jeune fille deux enveloppes blanches et une grise… Si j’en juge par leur épaisseur, ça doit être des catalogues… ou des factures… ou les deux… — Euh… oui, des factures, comme chaque jour. Vous avez raison, répond Perrine dont le sourire s’est effacé d’un coup en voyant le courrier qu’elle saisit vivement. — Nom de Dieu ! s’écrie Cheuvard qui a déployé les grandes pages du quotidien. Ils l’ont bien eu cette fois ! Troué pour de bon, il n’emmerdera plus le monde ! — Ils ont eu qui ? demande Santini, Nasser ? — Non, pas Nasser… Mais l’espèce de communiste qui a f… la m***e à Cuba, avec Castro, et en Amérique du Sud, Che Guevara… Il l’ont bel et bien liquidé pour de bon cette fois ! 1 La violence du propos surprend chacun, et même les deux jeunes gens qui bousculent sans ménagement le nouveau « billard électrique », lequel s’éteint illico dans un tilt ultime. — La merda, à Couba, elle existait avant… C’est ploutôt Castro et lui qui ont essayé de nettoyer les écouries dé Battista… — Voilà le vieux communiste italien qui radote, dit Cheuvard à Santini dont l’accent fait toujours écho à la colère. Pourquoi ne vas-tu pas faire grève maintenant avec tes amis des chantiers navals, à Gênes, à Trieste ? Hé ! Battista, ce n’était quand même pas ton… Moussolini ! — Cé n’est pas « mon » Moussolini ! Cé sont tous les deux des dictators, des crapoules qui exploitent le peuple des pètits travailleurs… — Regardez, on écrit que les étudiants aussi manifestent à Trente, à Milan, à Turin… — Trento ! Milano ! Torino !… Ah ! ça, mes amis, c’est bien… c’est la révoloution degli popolo qui sé réveille… La partie de cartes est interrompue. Tous se penchent par-dessus l’épaule de Cheuvard pour lire les gros titres qui s’étalent à la une des journaux. Alors, Antoine en profite pour se rapprocher de Perrine et fredonner, sur un air des Compagnons de la chanson : — Perrine, ô ma Perrine… J’ voudrais t’y bien d’ biser… Mais la jeune femme ne sourit pas à la plaisanterie plus maladroite que galante. Oh ! voilà des beaux yeux bien tristes, Perrine… Pourtant je ne crois pas que c’est la mort de Che Guevara qui te fait de la peine…
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