III
Deux apprentis
« Halte ! » cria Mosco en s’arrêtant ; et tous se hâtèrent de l’imiter.
Ce fut d’abord le pauvre cheval poussif, presque aveugle, qui traînait la voiture ; il n’avait pas besoin d’entendre deux fois cet ordre, qu’il salua d’un hennissement timide. Le petit âne savant, qui suivait librement, poussa deux ou trois braiements joyeux et, sans perdre un instant, allongea sa lèvre gourmande vers une touffe de chardons qui se dressait devant lui, sur le bord du chemin.
L’ours, qu’Antonio conduisait en laisse, voulait seul continuer à marcher, et son petit conducteur dut tirer violemment sur la chaîne pour le forcer à s’arrêter. Mosco vint à son aide, et eut facilement raison de l’animal, qu’il attacha derrière la voiture à un anneau de fer.
Laissant son père s’occuper de l’ours, Antonio s’empressa de dételer le cheval efflanqué, maigre au point que ses os semblaient vouloir percer sa peau. Il n’avait plus qu’un œil, l’autre ayant été crevé par accident, et celui qui lui restait était si mauvais qu’il voyait à peine devant lui. Le jeune garçon dut le conduire sur le pré voisin où l’âne broutait avidement. Les deux chiens s’y trouvaient aussi ; ils cherchaient des herbes tendres qu’ils mâchaient du bout des dents.
« Laurella, dors-tu ? cria Mosco.
– Je descends », répondit une fillette de douze ans, la sœur cadette d’Antonio. Puis elle passa la tête sous la bâche de la voiture et regarda autour d’elle.
« Eh bien, papa, tes nouveaux pensionnaires, où sont-ils ?
– Un peu en arrière, ils ne vont pas tarder à nous rejoindre… Je les aperçois là-bas qui traînent la jambe… Ce n’est pas étonnant ! voilà quatre heures qu’ils marchent, et c’est long pour des enfants qui n’ont jamais quitté leur village, surtout après la grande étape que nous avons faite hier… Et toi, pourquoi ne descends-tu pas ?
– Faut-il te passer les singes ?
– Non ! tout à l’heure. Pour le moment viens nous aider à préparer le dîner. »
Pendant ce dialogue, Mosco et son fils avaient déjà descendu un petit fourneau et une marmite.
Laurella sauta de la voiture, et au même moment les deux retardataires rejoignirent le gros de la troupe.
« Vous êtes donc très fatigués, leur dit Mosco en riant… Allez-vous avoir la force de nous aider à ramasser du bois mort pour cuire la soupe ? »
Hermine se mit à sourire en faisant de la tête un signe d’assentiment, et Sylvain souleva son chapeau de feutre grossier en disant :
« Oui, monsieur !
– C’est bien ! je vois que vous êtes courageux… À la bonne heure !… Maintenant, tous en route ! »
Ils n’avaient pas à aller loin. À une centaine de pas se trouvait une forêt où le bois mort foisonnait, car on était au commencement d’avril. Au milieu des fourrés épais on voyait même encore des flaques de neige, quoique sur la route ensoleillée il fît très chaud, à présent que midi approchait.
Les petits Valaisans se distinguèrent par leur ardeur à chercher les morceaux de branches sèches ; ils les choisissaient en connaisseurs ; on voyait que c’était bien leur affaire, qu’ils avaient l’habitude de cette besogne-là.
Ils eurent vite fait deux fagots qui pouvaient suffire à cuire le repas.
Mosco et son fils en avaient ramassé autant qu’eux ; quant à Laurella, elle s’était amusée à regarder la végétation naissante.
« Retournons au fourneau, dit Mosco ; nous ne manquerons pas de combustible pour faire la soupe. »
Les petits montagnards prirent leurs fagots, à l’exemple du maître et de son fils. Seule Laurella resta les mains vides, derrière les autres, en cherchant des yeux dans les hauts sapins, comme si elle eût voulu voir les oiseaux qui chantaient le printemps.
« Allons ! viens donc, paresseuse ! » lui cria son père dès qu’il fut arrivé près du fourneau avec les trois autres enfants.
Mais elle dédaigna de répondre. Il fallut que Mosco l’appelât plusieurs fois pour la décider à revenir.
« À quoi penses-tu ? lui dit-il. Dépêche-toi d’éplucher les pommes de terre avec ta camarade, pendant que, les garçons et moi, nous allons chercher de l’eau et nous occuper de nos bêtes.
– Je ne veux pas faire la cuisine maintenant que nous avons une servante. Elle ne s’y prend pas mal du tout, regarde ;… et toute seule elle viendra bien à bout d’éplucher quelques légumes. »
Mosco ne répondit rien et s’éloigna en sifflant.
À peine avait-il tourné le dos que Laurella s’occupait de sa toilette. Elle sortit un peigne de sa poche et se mit à se coiffer. Ses beaux cheveux noirs, qui frisaient naturellement, s’étaient emmêlés pendant son sommeil ; il s’agissait de les lisser et de les enrouler autour de ses doigts, ce qui suffisait pour en former de longues boucles brillantes.
Puis elle brossa et défripa sa robe, qui était en velours rouge. Ce n’était plus qu’une vieillerie, que ses parents avaient dû acheter à quelque chiffonnier, mais sa couleur et ses reflets soyeux seyaient bien à la petite Italienne, qui compléta sa toilette en posant sur sa tête un grand chapeau de velours nacarat.
Ensuite elle se tourna vers sa compagne, qui épluchait toujours les pommes de terre.
« Suis-je bien coiffée, Mine ? » lui demanda-t-elle.
L’enfant, qui n’osait parler, lui fit oui par signe, tandis que ses yeux lui montraient bien qu’elle la trouvait superbe.
Laurella avait une de ces beautés étranges qui excitent l’admiration sans attirer la sympathie. Aussi la petite paysanne baissa-t-elle promptement la tête sous le regard un peu dur des grands yeux de l’Italienne, que surmontaient de longs cils et d’épais sourcils, noirs comme ses prunelles.
Mosco et les deux garçons revenaient en ce moment. Ils rapportaient de l’eau dans tous les vases de l’établissement.
Bientôt la soupe fut sur le feu et confiée aux soins d’Hermine, pendant que Mosco et les garçons menaient boire le cheval et l’âne.
Laurella les suivit pour se rafraîchir les mains et le visage.
Ce ne fut pas sans une vive émotion que l’orpheline resta seule auprès du grand ours brun, qui l’effrayait beaucoup. Il était attaché à la voiture par une chaîne de fer, mais cette précaution ne la rassurait qu’à demi. S’il allait la rompre et se précipiter sur elle ! Instinctivement elle se leva et s’éloigna, en fixant toujours l’animal avec la plus vive inquiétude.
Cosacco n’avait aucune méchanceté dans le caractère, mais il était probablement susceptible, car il parut choqué de la frayeur d’Hermine et se mit à grogner.
Alors la pauvrette eut une peur atroce ; se figurant qu’il allait s’élancer et la dévorer, elle se jeta de côté pour s’enfuir, sans le quitter des yeux, ce qui l’empêcha de regarder où elle mettait les pieds, si bien qu’elle roula dans le fossé ; elle voulut se relever pour courir plus loin, mais sa jupe se trouvait accrochée à un buisson : elle crut que c’était l’ours qui la retenait par la robe, et, jetant un grand cri, elle perdit connaissance.
Quelle ne fut pas la surprise de Mosco et des deux garçons, quand ils revinrent avec les bêtes, de ne plus voir l’enfant auprès du fourneau abandonné. La marmite bouillait si fort que l’eau débordait, et le chef de la troupe, qui tenait à son dîner, commença par calmer le feu.
« Nous avons là un fameux cordon bleu ! » murmura-t-il.
Un cri déchirant répondit à son exclamation ; c’était Sylvain qui venait de voir Hermine étendue dans le fossé : épouvanté de la pâleur et de l’immobilité de sa sœur, il s’était jeté à genoux auprès d’elle et pleurait de tout son cœur.
En deux enjambées son maître le rejoignit, très effrayé de ses cris.
« Elle est morte, monsieur ! elle est morte lui dit l’enfant en sanglotant.
– Povera ! » fit Mosco en examinant la fillette.
Puis, au bout d’une seconde, il dit à Sylvain : « Calme-toi, elle n’est qu’évanouie… Nous allons la faire revenir à elle… Apporte-moi de l’eau… »
Antonio, qui était accouru aussi, comprit mieux ce qu’il fallait faire. Il courut chercher la cruche, puis une fiole de vinaigre. La petite fille, que Mosco avait étendue sur la route, ne tarda pas à reprendre connaissance. En ce moment ses souvenirs lui revinrent, et d’une voix faible elle demanda : « L’ours ?… où est l’ours ?… vous l’avez tué ?…
– Ah çà ! que veut-elle dire ? » s’exclama Mosco, qui n’était pas éloigné de croire qu’elle délirait.
Il fallut quelques minutes pour que tout s’expliquât. Quand le saltimbanque eut compris ce qui s’était passé, il fut pris d’un rire inextinguible.
Enfin il se remit peu à peu, et, allant vers son ours :
« Cosacco, mon pauvre Cosacco, lui dit-il en le flattant, crois-tu que tu as manqué de tuer deux personnes : Mine, de peur, et moi, de surprise !… Vrai ! tu ne t’en serais jamais douté, toi qui es la douceur même !… Cette enfant t’a méconnu, mon bon. Il faut que tu fasses plus ample connaissance avec elle. »
Puis, se tournant vers la petite fille : « N’aie pas peur, Mine, et viens caresser le brave Cosacco, qui est incapable de te faire du mal, j’en réponds. »
Pour lui donner confiance il mettait la main dans la gueule de son ours, lui tirait les oreilles, le taquinait, et la grosse bête abrutie, qui n’avait réellement plus rien de son naturel sauvage, se laissait faire comme un chien.
« Sais-tu ce que me dit Cosacco ? reprit le maître en s’adressant à l’enfant, qui n’avait pas osé faire un pas… Eh bien, il vient de me raconter que Mine lui a fait peur en le regardant de travers, et qu’il a grogné pour la prier de ne pas le battre, comme il le craignait. »
La petite fille se mit à sourire, mais ne bougea pas.
« Amène-la-moi, Tonio, dit Mosco à son fils,… je veux absolument qu’elle n’ait plus peur de Cosacco. »
Le jeune garçon, qui était plus grand et plus fort qu’Hermine, l’amena toute tremblante auprès de l’ours. Alors Mosco prit sa petite main et la plaça sur le dos de l’animal. Quoiqu’elle fût très effrayée, elle n’osait résister.
« Eh bien, se fâche-t-il ?… Vois donc comme il est content !… je lis dans ses yeux qu’il trouve que Mine est bien gentille. Il la croyait méchante. À présent il l’aime beaucoup. Tu n’as plus peur, hein ?… »
L’enfant fit non, en riant silencieusement. Elle se sentait réellement rassurée.
« Allons dîner maintenant ! » dit Mosco en la laissant libre.
Il mit la marmite par terre pour la laisser refroidir. Puis les enfants et lui-même s’assirent en rond tout autour, en attendant que la soupe fût bonne à manger.
Alors, à brûle-pourpoint, Mosco dit à Sylvain :
« Tu m’as l’air bien lourdaud, mon pauvre garçon ; je me demande à quoi je vais pouvoir t’utiliser… Voyons, que sais-tu faire ?
– Garder les vaches et les chèvres, ramasser du bois, sarcler les pommes de terre…
– As-tu fini ! interrompit Mosco… Nous ne sommes pas des cultivateurs !… je te demande si tu sais faire quelque chose qui puisse augmenter l’attraction de ma ménagerie ?… Ainsi, par exemple, sais-tu arracher les dents sans douleur ? »
Sylvain resta interdit.
« Sais-tu jouer du clairon comme mon fils et ma fille ?… ou bien du trombone, du hautbois, de l’ophicléide, du tambour, de la grosse caisse ?
– Je saurais peut-être bien tambouriner, dit l’enfant en rougissant.
– Tu crois savoir !… Tu penses qu’il n’y a qu’à taper avec deux bâtons sur une peau tendue !… C’est plus difficile que ça, mon bonhomme… Cherchons autre chose… Tu as dû acquérir de la souplesse en courant dans les rochers ? C’est une bonne gymnastique !… Fais-moi voir si tu sais bien grimper à un arbre. »
Sylvain s’élança vers un des peupliers qui bordaient la route. Avec une adresse qui étonnait, de la part d’un enfant à l’air si rustaud, il fut en haut très lestement.
« Descends-le aussi vite que tu pourras, maintenant ! »
Sylvain dégringola de l’arbre en moins d’une minute, sautant à pieds joints les trois derniers mètres, les jarrets pliés, d’une façon gracieuse et légère.
« Bravo ! mon garçon, nous pourrons briller au trapèze,… je suis content de toi… Maintenant dînons. »
Laurella voulut d’abord aller chercher les singes dans la voiture.
Puis on mangea la soupe à la gamelle, chacun plongeant tour à tour sa cuillère dans la marmite.
Cette façon de manger parut bien sauvage aux deux petits Valaisans. Pourtant ils n’osèrent manifester leur répugnance. Ils furent d’ailleurs distraits de toute préoccupation par les chiens et les singes, que la vue du repas mettait en liesse. Rien de drôle comme l’expression de gourmandise qu’avaient prise leurs têtes intelligentes. Les deux caniches s’étaient d’abord assis aux côtés de Mosco, tandis que les singes se mettaient à droite et à gauche de Laurella ; mais bientôt un des chiens, voyant que son maître ne lui donnait plus rien, se tourna vers l’orpheline et lui toucha le bras avec sa patte, ce qui signifiait qu’il lui demandait à manger.
« Puis-je lui donner une bouchée ? demanda la petite fille à son maître.
– Il ne la prendra pas ; il ne veut manger que de ma main. »
Hermine n’osa répliquer, mais elle se demanda pourquoi le chien s’adressait à elle, s’il en était ainsi. Croyant donc que Mosco plaisantait, elle tendit au caniche une petite bouchée de pain.
À sa grande surprise il s’éloigna aussitôt, quoiqu’il eût les yeux brillants de convoitise.
« Quand je te disais que Polluce, ainsi que son frère Castore, d’ailleurs, ne voulait manger que de ma main.
– Et il prendrait ce que je veux lui donner si c’était vous qui le lui offriez ?
– Certainement ! »
S’emparant alors du petit morceau de pain que tenait l’enfant, il le garda dans sa main en disant au caniche :
« L’as-tu gagné ? »
Cette demande parut remplir Polluce de confusion.
« Eh bien, fais le beau et tu l’auras. »
Le brave chien s’exécuta, et son maître lui offrit le morceau de pain, sur lequel il se jeta avidement. Aussitôt Castore, la queue frétillante, s’empressa de faire le beau à son tour, en attirant l’attention de son maître par un aboiement significatif.
« Tu ne veux pas que je fasse de préférence, hein ! Castore ? et tu te mets à travailler avant que je te le dise… Mais il fallait attendre mes ordres… Allons, fais le mort, et tu seras récompensé à ton tour. »
L’intelligent animal obéit à l’instant et reçut son salaire.
Ravis de ce qu’ils venaient de voir, Hermine et Sylvain essayèrent tour à tour d’agir comme Mosco. Ils disaient à l’un des chiens de faire le beau, l’animal obéissait, mais ne voulait pas accepter sa récompense. Ils n’y comprenaient rien, et leur air abasourdi excitait les rires de Laurella.
« Vous ne devinez pas le vrai motif de leur refus ? demanda Antonio.
– Mêle-toi de ce qui te regarde ! » lui dit Mosco sévèrement.
Cela n’en donna pas moins à réfléchir aux petits Valaisans, surtout à Hermine, qui brûlait de savoir le mystère qu’Antonio allait certainement dévoiler quand son père l’avait fait se taire.
Le repas fini, chacun s’était levé. Puis Mosco avait allumé sa pipe, et, tout en fumant, il fit faire aux singes une répétition de leurs exercices. Paolo savait très bien manier son petit fusil, en vrai soldat, et Virginia le servait à table comme si elle n’eût fait que cela de toute sa vie. Une fois habillés, l’un en troupier et l’autre en cantinière, ils étaient vraiment très drôles.
Ensuite Mosco fit danser l’ours, puis l’âne, toujours pour les exercer.
« Vous voyez, disait-il aux deux orphelins, ce n’est qu’à force de travail que nos animaux conservent leurs talents et les perfectionnent chaque jour… Il en est de même pour les enfants. Il faudra que vous ayez de la patience pour apprendre quelque chose… Mais, par compensation, le travail vous amusera si vous y prenez goût. Pour le moment nous n’avons pas le temps de commencer notre apprentissage. Il faut nous mettre en route, afin d’être sûrs d’arriver avant la nuit au gîte que j’ai en vue. »