I - L’incendie
I
L’incendie
C’était minuit, et les habitants du hameau de Combe-Fleurie dormaient profondément. Tout à coup leur repos fut troublé par un roulement de tonnerre épouvantable, suivi d’un second, puis d’un troisième, et enfin de grondements formidables qui se succédèrent sans interruption. La montagne était en feu, et ses échos répétaient les éclats de la foudre menaçante.
Les hommes se levaient, tandis que les femmes et les enfants se cachaient sous leurs couvertures ou se mettaient à genoux, les yeux fermés pour ne pas voir les éclairs qui sillonnaient le ciel, jetant une lueur blafarde jusqu’au fond des chambres. En même temps le vent s’élevait, chassant devant lui des tourbillons de poussière, faisant trembler les chalets de la cave au grenier, brisant les fenêtres ouvertes qui s’émiettaient dans un fracas de vitres cassées, démolissant tout sur son passage, arrachant des toits anselles et tavaillons, qui s’envolaient au loin comme des fétus de paille.
De tous les habitants de ce hameau, que l’ouragan semblait vouloir mettre en pièces, le plus misérable était sans contredit la pauvre Maria, qui avait perdu son mari l’année précédente, et qui était restée sans ressources avec cinq enfants.
Elle se tenait debout, depuis le commencement de l’orage, auprès des berceaux de ses trois derniers, qui tremblaient de peur et criaient de toute la force de leurs poumons. Les deux aînés, Hermine et Sylvain, s’étaient levés et l’aidaient à consoler Lina, Marc et Pierre ; mais leurs efforts réunis n’aboutissaient pas, tant les pauvres petits étaient affolés par l’orage.
« Si nous les promenions un peu, maman ? dit la petite Hermine.
– Tu as raison ; c’est une bonne idée ! » lui répondit sa mère en enlevant Lina de son lit ; elle la choisissait comme étant la plus lourde.
Petit Pierre ne voulait jamais se laisser bercer que par sa Mine chérie, et celle-ci le prit dans ses bras, laissant Marc à Sylvain.
Mais Maria était épuisée par les privations de toute sorte qu’elle s’imposait pour donner le plus possible à ses enfants ; bientôt elle dut s’asseoir avec Lina sur ses genoux. L’orage fatiguait beaucoup les nerfs affaiblis de la pauvre femme ; elle se sentait défaillir.
« Sois bien sage, Lina, fit-elle en embrassant sa petite fille ; je n’ai plus la force de te porter dans mes bras ; tu es trop grande… »
Mais elle n’en put dire davantage, brusquement secouée par une commotion étrange qui lui enleva l’usage de ses sens.
En même temps la maison craquait de toutes parts, les meubles se déplaçaient, les enfants tombaient pêle-mêle dans la chambre.
L’aînée de la famille, celle que sa mère et ses frères appelaient Mine, par abréviation, fut la première à se relever et à retrouver son sang-froid. Elle n’avait que neuf ans, mais elle était bien au-dessus de son âge par la raison.
D’après ce qu’elle avait souvent entendu raconter à propos des orages, elle pensa tout de suite que la foudre venait de tomber sur la maison.
Cette idée lui sembla épouvantable, et elle crut la situation désespérée. Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant ; tout de suite elle songea qu’il fallait fuir le chalet, qui pouvait d’un instant à l’autre les ensevelir sous ses décombres.
« Sylvain ! maman ! cria-t-elle, relevez-vous vite, et sauvons-nous avec les enfants… C’est le tonnerre qui est tombé chez nous… »
Son frère seul lui répondit ; il était encore tout abasourdi.
« Et maman qui ne dit rien !… Oh ! mon Dieu !… » s’écria Hermine en se dirigeant à tâtons vers l’endroit où elle l’avait vue assise avant la catastrophe.
Elle la cherchait en vain, quand, tout à coup, une grande lueur envahit la chambre.
Hermine courut à la fenêtre et reconnut avec un effroi indescriptible que c’était la grange voisine qui brûlait.
« Le feu ! le feu ! » dit-elle tout éperdue, en se retournant vers les siens.
Alors elle vit d’un coup d’œil, à la lumière rouge des flammes, ses petits frères et sa sœur qui s’agitaient par terre, en criant, et sa mère, toute pâle, sans mouvement : tombée de sa chaise, la pauvre femme restait étendue et comme morte sur le plancher.
Instinctivement la petite fille courut à la porte donnant sur le dehors, l’ouvrit et se mit à crier de toutes ses forces :
« Au secours ! au secours !… »
Mais les gens qui passaient devant elle, à demi vêtus, ne songeaient qu’à préserver de l’incendie ce qu’ils avaient de plus précieux, et ils n’écoutaient point les appels de la pauvre enfant.
Hermine comprit tout de suite qu’il ne fallait compter sur aucun secours, et, rentrant dans la chambre, elle cria à Sylvain de prendre un des petits et de la suivre.
Son frère semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. Elle dut le secouer et lui mettre un enfant dans les bras ; ayant pris elle-même le petit Pierre, elle entraîna Sylvain dehors, par son bras resté libre, et courut ainsi avec lui jusqu’au milieu du pré voisin.
« Tu vas t’asseoir et rester là, dit-elle en lui mettant sur les genoux les deux bébés ; moi, je vais chercher Lina. »
Quelques instants après, elle était de retour avec sa petite sœur, plus morte que vive.
« Es-tu mieux maintenant, Sylvain ? demanda-t-elle.
– Il me semble que je me réveille d’un lourd sommeil, répondit-il.
– Secoue-toi, je t’en prie ; il y va de la vie de notre mère… Elle est toujours sans connaissance… Il faut que tu viennes m’aider pour que nous la transportions jusqu’ici ; sans quoi elle périra dans les flammes : le toit brûle maintenant ! »
Ces paroles, qu’elle prononçait très vite, avec la terreur fébrile qui l’agitait, achevèrent de rendre à Sylvain les forces dont il avait besoin en ce moment. Il se leva et suivit sa sœur, qui n’oublia pas de recommander aux trois petits de l’attendre là sans bouger.
« On va revenir tout de suite ! » leur disait-elle en les quittant pour voler au secours de sa mère.
La pauvre femme était encore incapable de se mouvoir quand ses deux enfants arrivèrent auprès d’elle, pour la sauver d’un péril imminent : déjà les vitres volaient en éclats, et les flammes léchaient l’intérieur de la chambre par la fenêtre béante.
Sylvain prit sa mère par les jambes, tandis qu’Hermine la soulevait par les épaules, et tous deux, haletants d’inquiétude et à moitié asphyxiés, se dirigèrent au plus vite vers la porte, que le feu n’avait pas encore atteinte.
Portant avec précaution leur précieux fardeau, ils rejoignirent enfin leurs petits frères, qui pleuraient et sanglotaient.
Leurs cris rappelèrent à la vie la pauvre femme, qui ne savait plus où elle en était ; elle fondit en larmes en apprenant ce qui venait de se passer, et serra sur son cœur Hermine et Sylvain.
En se retrouvant avec ses cinq enfants, elle oubliait la misère noire qui les menaçait tous.
Avant de pouvoir se rendre compte que l’incendie était en train de lui dévorer ses dernières ressources, la malheureuse femme eut un autre souci qui l’absorba entièrement. À peine commençait-elle à se remettre qu’elle eut à soigner à son tour la courageuse fillette qui venait de sauver toute la famille ; maintenant que le devoir ne la soutenait plus, Hermine ressentait le contrecoup de tant d’émotions poignantes, et sous l’effet d’une réaction nerveuse elle tremblait et sanglotait à présent, dans les bras de sa mère.
En ce moment la pluie commençait à tomber, et Maria ne s’en apercevait pas en voyant souffrir sa fille bien-aimée.
« Calme-toi, Mine, mon enfant », lui disait-elle en l’embrassant.
Mais une autre voix répondit à la sienne :
« Tu es donc là, Maria ?… Et tes enfants, les as-tu ?… je vous cherche partout !
– Ah ! c’est l’oncle L’heureux… Venez vite !… nous sommes ici. »
Bientôt s’approcha d’elle un grand vieillard, encore droit et vigoureux malgré ses cheveux blancs. Aux lueurs de l’incendie qui rougissait l’atmosphère, il vit tout de suite que sa petite-nièce avait une crise de nerfs.
Il courut chercher de l’eau dans son chapeau, à la source voisine, puis s’empressa de revenir et d’aider à soigner la malade, tout en écoutant le récit de son dévouement que Maria lui faisait en pleurant.
Enfin Hermine se remit peu à peu, et, après une nouvelle scène d’attendrissement, qui se termina par des baisers, toute la famille se calma.