II
Dévouement
L’heureux et Maria se consultèrent alors tristement pour savoir où trouver un asile.
Tous les chalets du hameau, groupés les uns auprès des autres, flambaient comme un feu de la Saint-Jean, au milieu des cris de désolation des habitants.
Il n’y avait pas moyen d’arrêter l’incendie, qui gagnait toujours. Tous ces malheureux allaient se trouver sans refuge.
Une seule habitation, située un peu à l’écart, était restée intacte ; entièrement construite en pierres, cette maison, qu’on appelait dans le pays le Château, semblait défier les atteintes du feu, et les flammèches que le vent apportait jusqu’à elle s’éparpillaient en vain sur les quatre faces du toit pyramidal, et s’éteignaient dans la nuit, n’ayant aucune prise sur la couverture d’ardoises.
Une vieille femme, à moitié paralysée, habitait seule cette grande maison, qui aurait pu, au besoin, donner asile à tous les habitants du hameau. Célèbre par son avarice à dix lieues à la ronde, la Richarde était la propre sœur de L’heureux, et par conséquent la tante de Maria.
Ce fut chez elle que le vieillard voulut conduire Maria et sa petite famille, pour les mettre à l’abri.
Mais elle jeta les hauts cris en les voyant arriver dans sa maison, qui pouvait cependant les loger tous sans la gêner.
L’heureux se fâcha, Maria supplia, les enfants se mirent à pleurer : rien ne put toucher cette vieille avare qui n’aurait su se remuer dans son lit, mais qui avait du moins la tête assez libre pour faire souffrir ceux qu’elle aurait dû secourir.
« Cinq enfants !… cinq enfants ! s’exclamait-elle, je ne veux pas de toute cette marmaille… Est-ce que les aînés ne pourraient pas du moins gagner leur vie ?… Quels petits fainéants ! »
Elle les aurait volontiers envoyés mendier sur les routes ; mais elle se retenait, pour ne pas trop mécontenter Maria, qui serait partie avec eux, et elle avait absolument besoin de ses services, car sa cupidité l’empêchait de se donner une domestique. Si son frère et sa nièce n’avaient pas voulu se partager les soins que réclamait son état, elle serait morte de faim dans son lit.
L’heureux coupa court aux injures de la vieille femme en emmenant coucher Maria et ses petits-neveux dans trois des nombreuses chambres vides de la maison. Le repos leur était absolument nécessaire, et il se réservait de veiller sa sœur et de chercher à la calmer.
Malgré cette précaution, Hermine et Sylvain, pas plus que leur mère, ne purent fermer les yeux de la nuit. La pluie tombait maintenant à torrents ; mais il était trop tard : le feu avait accompli son œuvre, et la ruine était irréparable.
Dès qu’il fit jour, la veuve et ses deux aînés s’empressèrent de sortir pour voir l’étendue de leur désastre. Hélas ! il ne pouvait être plus grand ! De leur chalet rien n’était resté. Plus de linge, de vêtements, de provisions. Maintenant il n’y avait à la place de la maison qu’un amas de poutres noircies, de meubles éventrés, de lits calcinés et de débris de toute sorte, dont il était impossible de reconnaître la forme, et, jetés çà et là dans les décombres, de la vaisselle cassée, des couvertures brûlées et noircies, n’ayant plus de consistance. À des clous étaient encore attachés des chiffons informes qui indiquaient que là se trouvait suspendue avant l’incendie la garde-robe de la famille. Maria aperçut son grand chaudron de cuivre gisant au milieu de la cuisine, tout bosselé par le feu et les chocs qu’il avait reçus. Autour de lui se trouvaient éparpillés casseroles et poêlons, dans le plus piteux état.
De tant d’objets amassés pièce à pièce par les grands-parents, et conservés avec un soin pieux par Maria, aucun n’avait été épargné. Les choses indispensables, aussi bien que celles qui étaient précieuses à la veuve par les souvenirs qu’elles retraçaient à son cœur, en lui parlant des êtres aimés et disparus, tout s’était anéanti dans cet épouvantable sinistre.
La pauvre femme ne put supporter le spectacle de sa ruine. Vieillie de dix ans, le front baissé et la taille courbée, se soutenant à peine, elle retourna en pleurant vers la demeure de sa tante, pour y retrouver ses petits-enfants qu’elle avait laissés endormis.
Elle était si troublée qu’elle oublia de rappeler Hermine et Sylvain, et les abandonna sur le théâtre de l’incendie, sans y faire attention.
Lina, Marc et Pierre dormaient encore, calmes et souriants, quand elle arriva auprès d’eux. Leur tranquillité inconsciente faisait un tel contraste avec l’horreur de la situation qu’elle ne put s’empêcher de fondre en larmes ; ils se réveillèrent au bruit de ses sanglots, et alors elle les pressa sur son cœur, ce qui lui fit du bien et ranima son courage. Elle songea qu’elle ne devait pas se laisser abattre, pour avoir la force de soutenir sa famille, et commença par retenir ses larmes en voyant que ses chers petits se mettaient à pleurer aussi, sans savoir pourquoi, simplement parce qu’ils lui voyaient du chagrin.
Hermine et Sylvain tardaient à rentrer, et Maria se fit encore des reproches à leur sujet. Pourquoi les avait-elle abandonnés à côté des décombres ? Ils pouvaient être écrasés, ou tout au moins blessés, au milieu de ces ruines calcinées, toutes prêtes à tomber.
Elle partait pour les chercher, quand ils apparurent, et, à son grand étonnement, elle leur trouva l’air presque joyeux… Que s’était-il donc passé ?…
« Ne te tourmente plus, maman ! s’écria Hermine en lui sautant au cou pour l’embrasser… Nous venons de rencontrer Mosco, qui est très ému de notre malheur, et qui nous plaint beaucoup. Il dit que tu ne pourras jamais te tirer d’affaire si l’on ne vient à ton secours, et pour sa part il veut bien se charger de Sylvain et de moi. Il nous prendrait en service, de sorte que nous pourrions t’aider, en t’envoyant nos gages, au lieu d’être une grosse charge pour toi, et aussi un embarras, puisque la grand-tante ne cesserait de te faire des reproches à notre sujet, comme ce matin… Si nous travaillons, au contraire, elle ne pourra plus dire que nous sommes des petits fainéants ! »
La physionomie de Maria, tandis que sa fille parlait, n’exprimait pas la satisfaction que celle-ci avait cru lui causer. Elle éprouvait au contraire un grand serrement de cœur en apprenant la proposition de Mosco, un Italien qu’elle savait depuis la veille à Combe-Fleurie, où il était venu voir sa sœur Tolia, mariée à un homme du pays. Pourtant Mosco avait la réputation d’être un brave homme et de gagner beaucoup d’argent en exerçant le métier de marchand de bestiaux.
Sur ces entrefaites, L’heureux arriva, et la petite fille lui raconta ce qu’elle venait de dire à sa mère.
Le vieillard avait la meilleure opinion de l’Italien, et puis il pensa qu’il n’aurait aucune peine à décider sa sœur à garder Maria et les trois derniers, du moment que les aînés seraient placés ailleurs et gagneraient leur vie.
« Il faut apprendre cette nouvelle à la tante ! » dit-il en entraînant toute la petite famille dans la chambre de l’infirme.
À peine avait-il répété le récit d’Hermine à la vieille avare que Mosco entra lui-même dans la pièce, où il les trouva tous ensemble.
Alors, d’un air bon enfant qui lui était habituel, il leur dit qu’il était bien fâché du malheur qui frappait Maria et sa famille… Une si excellente femme !… de si braves enfants !… On ne pouvait faire autrement que de chercher à les aider… et justement il avait besoin en ce moment d’une jeune bonne pour garder un petit neveu sans parents qu’il avait recueilli ; quant à Sylvain, il l’utiliserait pour soigner les bêtes qu’il achetait pour les revendre.
« On ne peut mieux parler, ma nièce, fit L’heureux, et je t’engage à accepter les propositions de cet honnête homme.
– Ah ! s’ils étaient plus âgés, s’écria Maria, je ne demanderais pas mieux que de confier mes enfants à Mosco ; mais ils sont si jeunes !… Et puis, encore, si c’était pour vivre dans un village voisin !… mais Mosco demeure très loin !… les pauvres petits seraient malades que je ne pourrais me rendre auprès d’eux pour les soigner !… Non ! malgré tout le désir que j’aurais de profiter de sa bonté, je ne crois pas que ce soit possible.
– Vous vous effrayez bien à tort, riposta Mosco avec bonhomie, je ne demeure pas si loin que cela : on est encore bien vite arrivé chez nous, allez !… Et puis Mine et Sylvain seront trop bien soignés pour tomber malades : nous adorons les enfants, ma femme et moi, et, comme nous n’en avons que deux, cet accroissement de famille sera un vrai bonheur pour nous. Quand je les ramènerai ici, l’année prochaine, en venant faire une visite à ma sœur, vous verrez quelle santé superbe ils auront… C’est qu’on ne manque de rien à la maison : on a tout à gogo, au contraire.
– Tu vois bien, ajouta L’heureux, que les enfants seront mieux avec Mosco qu’avec toi !… Si tu t’obstines à les garder, par une sorte d’égoïsme maternel, ce ne sera pas bien, vraiment !… Tu perdras dans mon crime : on ne doit aimer ses enfants que pour eux. »
La pauvre veuve ne trouvait rien à répondre et ne protestait plus que par ses larmes. Malgré sa répugnance instinctive, elle dut enfin céder aux instances de L’heureux, et autoriser Mosco à emmener les enfants.
L’Italien parut enchanté de cette première victoire, mais il ne s’en contenta point ; il déclara aussitôt qu’il fallait préparer tout de suite les enfants pour le départ, car il comptait se mettre en route aussitôt après le dîner de midi. Il paraissait maintenant très pressé de quitter Combe-Fleurie.
« Oh ! pour le coup, c’est impossible ! s’écria la pauvre mère avec des sanglots, et les mains jointes, pour supplier… Non ! je ne puis leur permettre de partir immédiatement !… Il faut au moins me les laisser quelque temps encore, pour que je puisse m’habituer à l’idée de cette séparation…
– Au contraire ! fit L’heureux, je trouve qu’il vaut mieux brusquer les choses… Plus elles traîneront, plus tu souffriras.
– On voit bien que vous n’avez jamais eu d’enfant, mon oncle !… Mais vous, Mosco, qui en avez et qui les aimez, vous devez mieux me comprendre… Vous pouvez vous imaginer la douleur que j’endure en pensant que je n’aurai plus auprès de moi les chers enfants dont l’affection me rend seule la vie moins amère, depuis que j’ai perdu leur père… Et vous devez trouver avec moi qu’il serait trop cruel de me les enlever aujourd’hui, quand je suis encore sous le coup d’un nouveau malheur, quand je viens de voir brûler mes dernières ressources, le toit de mes enfants !… »
La pauvre femme n’en put dire davantage, tant elle était suffoquée par les larmes.
« Je compatis à votre douleur, et je suis désolé de vous faire de la peine, reprit Mosco dès qu’elle fut en état de l’entendre ; si je le pouvais, je me ferais un plaisir de retarder mon voyage de quelques jours pour vous être agréable ; mais ma femme m’attend impatiemment en Italie, où des affaires pressantes me réclament aussi… C’est le moment d’acheter les troupeaux de moutons, pour les envoyer dans les pâturages des montagnes. Malgré tout mon désir de vous contenter, je ne saurais faire autrement que de partir tout à l’heure.
– Cela se comprend ! dit L’heureux… Allons, ma bonne fille, continua-t-il en se tournant vers sa nièce, un petit effort de courage, je t’en supplie !… Sacrifie-toi une fois de plus pour tes enfants… Vois combien Mine et Sylvain sont raisonnables ! Ils te donnent l’exemple !… Ils sont enchantés de pouvoir se dévouer pour la famille, car, s’ils vont gagner leur vie avec Mosco, ta tante te gardera chez elle avec tes derniers, tandis qu’elle ne pourrait se décider à vous avoir tous les six… »
À ces mots Sylvain et Hermine se jetèrent dans les bras de leur mère :
« Ah ! maman ! laisse-nous partir, nous t’en supplions ! s’écrièrent-ils ensemble… Pense à nos petits frères et à Lina, qui seraient obligés de tendre la main, puisqu’ils ne peuvent pas travailler…
– Est-ce qu’ils ont raison, ma tante ? demanda la pauvre femme à l’avare ; est-ce que vous ne voulez pas absolument nous permettre à tous de rester avec vous ; nous vous aimerions tant ! nous vous soignerions si bien !…
– Assez ! assez ! fit la vieille impatientée… Tu devrais le savoir : je ne te permettrai jamais d’élever tes enfants dans la paresse… Que ceux qui sont en âge de gagner leur vie se mettent au travail, n’importe où. »
La malheureuse mère sentait son cœur se briser en voyant s’envoler sa dernière espérance. Maintenant elle était complètement vaincue !… Elle n’avait plus qu’à solliciter la bonté de Mosco pour ses enfants.
« Vous en aurez bien soin, vous me le promettez ? s’écria-t-elle… Pensez donc, ils ont toujours été si aimés !… Que feraient-ils s’ils ne rencontraient pas de l’affection dans votre famille ?… Et puis ils ne sont pas forts !… Sylvain surtout !… J’ai eu tant de peine à l’élever, si vous saviez… Il faudra bien les ménager ?
– Tu ne te rappelles plus qu’il t’a déjà dit qu’il les traiterait comme ses enfants ? fit L’heureux d’un ton de reproche… Excusez-la, Mosco…
– Oh ! je ne m’offense pas des craintes si naturelles de cette pauvre mère, riposta l’Italien avec un accent bien senti… C’est si naturel !… Du courage ! et soyez pleine de confiance en moi, dit-il encore à Maria, en lui tendant la main ; je reviendrai tout à l’heure chercher vos enfants. »
Il partit, et Maria, tout éplorée, s’empressa de faire manger Hermine et Sylvain, et de leur préparer quelques provisions de route, que L’heureux sut arracher à l’avarice de sa sœur.
Ses préoccupations pour les petits voyageurs calmèrent un moment cette excellente mère ; mais quand vint le moment du départ on ne put les lui arracher sans peine.
Ce fut une scène déchirante, qui coûta bien des larmes à la malheureuse veuve et aux deux enfants, quoique ceux-ci eussent pris la résolution de se dévouer avec courage au salut de la famille.
Enfin L’heureux prit Hermine et Sylvain par la main et les remit à Mosco, qui s’éloigna bien vite. Celui-ci était visiblement pressé de partir. Les pauvres enfants durent donc se mettre en route tout de suite avec leur nouveau maître, qui les fit marcher très vite et bien longtemps sans s’arrêter.
Il faisait nuit déjà quand l’Italien et les deux orphelins arrivèrent à Saint-Alban-des-Neiges, un hameau situé sur la montagne. Ils s’y arrêtèrent dans une misérable auberge, où tout le monde dormait déjà.
Mosco réveilla la vieille hôtesse, pour lui demander quelque chose à manger ; puis il fit coucher le frère et la sœur sur une paillasse. Mais les deux enfants étaient si agités qu’ils dormirent fort mal, quoiqu’ils fussent harassés de fatigue.
Ce fut une scène déchirante.
Ils commençaient à sommeiller, quand Mosco vint les chercher, avant le lever du jour, pour continuer leur voyage. Ils le suivirent et furent bien étonnés de le voir rejoindre, sur la route, une voiture et des animaux, qu’ils ne distinguèrent pas très bien, dans le brouillard du matin. Ils virent mieux un garçon et une fille, qui s’approchèrent d’eux pour les regarder. Mosco leur dit que c’étaient son fils et sa fille.
Un ours, un âne et des chiens, autour d’une voiture traînée par une maigre haridelle, et qui contenait des singes et bien d’autres choses, voilà ce que découvrirent Hermine et Sylvain en s’approchant du groupe qu’ils avaient vu d’abord confusément.
Mosco, le prétendu marchand de bestiaux, n’était en effet qu’un saltimbanque, un montreur d’animaux savants ! Il avait laissé à Saint-Alban-des-Neiges tout ce qui pouvait trahir son métier, afin de faire honneur à sa sœur, mariée à Combe-Fleurie, où il avait prétendu toujours qu’il s’occupait du commerce des bestiaux.
En voyant que leur maître avait un tout autre état, le frère et la sœur furent très surpris. Ils se demandèrent pourquoi Mosco avait caché la vérité à leur mère ; mais ils ne s’en émurent pas autrement, car, dans leur naïve ignorance, ils ne savaient pas ce que c’était qu’un saltimbanque.