Chapitre 2
Pierre Banari raccompagna jusqu’à la porte son dernier patient, un homme de soixante-quinze ans, qu’il suivait depuis une trentaine d’années pour une maladie rénale bien stabilisée par le traitement. Il venait toujours accompagné de sa femme et tous deux semblaient considérer cette visite comme un plaisir. Et ce plaisir était partagé : ne se limitant pas à l’aspect « technique » du métier, Pierre passait toujours un bon moment à discuter avec eux, heureux de les sentir détendus et pas du tout anxieux de venir à l’hôpital. « Mon Dieu, que j’aime ce métier », se dit-il une nouvelle fois en s’effaçant pour les laisser sortir.
– Professeur, vous nous donnerez des nouvelles, n’est-ce pas ? Surtout, dites-nous où vous consulterez après votre départ de l’hôpital ! Que deviendrions-nous si vous n’étiez plus là pour suivre mon mari ?
– Je vous le promets. Tant que j’aurai la santé, je continuerai à consulter, mais vous savez bien que personne n’est éternel, ni indispensable ! Et je fais toute confiance à mes successeurs. Je suis surtout heureux que votre mari continue à bien se porter.
– C’est grâce à vous, Professeur.
– Mais non, pas seulement, grâce à lui aussi, et à vous qui veillez si bien sur lui, répondit Banari avec un large sourire, touché par la reconnaissance de ce couple attendrissant.
Resté seul, il s’abîma dans ses pensées. Son activité hospitalière touchait à sa fin. Il arrivait au bout de son consultanat de trois ans, cette prolongation d’activité accordée aux professeurs après soixante-cinq ans, l’âge de la retraite pour les hospitaliers. Et il n’avait pas envie d’arrêter. Il aimait trop la médecine, le contact avec les gens, l’enrichissement permanent que cela lui apportait. Bien sûr, il aurait pu demander à garder une vacation dans son ancien service – si l’administration accordait le budget nécessaire… Son successeur n’y verrait sûrement aucun inconvénient. Mais il ne trouvait pas très sain de « rester dans les pattes » de ses collaborateurs. Il venait de prendre contact avec plusieurs dispensaires pour continuer à consulter, deux ou trois fois par semaine. Le grand moment arrivait. Il s’y préparait depuis plusieurs années pour éviter le vide qui accompagne l’abandon des activités. Nombre de ses collègues chefs de service étaient tombés dans la dépression après leur départ à la retraite.
Banari se renfonça dans le fauteuil du petit bureau qu’il continuait à occuper dans son ancien service et contempla avec tendresse l’ancienne photo, toujours en bonne place, où il était entouré de sa femme et de ses trois filles, encore gamines. Non, vraiment, au soir de sa vie, il estimait avoir eu beaucoup de chance et n’éprouvait pas de regrets. Il adorait sa femme Anne-Marie. Ses yeux verts en amande lui faisaient toujours autant d’effet. Elle vieillissait bien, à peine un peu plus enrobée qu’auparavant, le visage marqué de rides d’expression. Sa seule concession aux artifices esthétiques était la teinture qu’elle donnait à sa chevelure noire. Mais, de toute façon, cheveux bruns ou blancs, il l’aimait ! Anne-Marie continuait à travailler à mi-temps dans un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit d’affaires international. Facile à vivre, toujours d’humeur égale, elle s’entendait bien avec les deux sœurs aînées de Pierre et leurs familles.
Ses trois filles étaient nées à quelques années d’intervalle : Hélène en 1974, Véronique en 1977 et Sandrine en 1979. Après de brillantes études de pharmacie, Hélène avait intégré un groupe international et rejoint leur filiale à Londres. Très absorbée par son travail et de nombreux déplacements à l’étranger, elle ne semblait pas décidée à fonder une famille. Au grand désespoir de ses parents. Véronique s’était orientée vers la médecine, elle s’était spécialisée en dermatologie et avait ouvert un cabinet à Nantes. De son mari, Jacques Rostand, cadre dans une grande banque, elle avait eu deux enfants, Odile et Michel, âgés de treize et dix ans. Force était de constater que les jeunes étaient beaucoup plus mobiles qu’à son époque. Mais cela n’empêchait pas Pierre et Anne-Marie de garder un lien très fort avec leurs enfants et petits-enfants, et ils les voyaient assez souvent malgré l’éloignement.
Outre le célibat d’Hélène, la situation de leur cadette Sandrine lui causait du souci. À bientôt trente-trois ans, elle papillonnait sans se fixer, aussi bien sur le plan professionnel que sentimental. Elle avait pourtant commencé en beauté par khâgne et sciences Po et avait poursuivi par une école de journalisme. Mais depuis, elle enchaînait les CDD sans décrocher de poste stable. Le dernier en date était à L’Express, et Pierre priait silencieusement pour qu’elle le conserve et qu’il soit un jour transformé en un emploi de plus longue durée. Il faut dire que Sandrine affichait un sacré caractère et ne tenait aucun compte des rapports de force qui pouvaient exister dans une entreprise, ce qui lui avait valu quelques ennuis. Quant au volet sentimental, ce n’était guère plus rassurant. Après plusieurs années de cohabitation avec un scénariste, qu’elle avait viré sans ménagements lorsqu’elle s’était aperçue qu’il la trompait, elle accumulait les aventures sans lendemain. La dernière en date aurait dû le réjouir, puisqu’il s’agissait du fils de son ami Joël Lecouedec2, médecin réanimateur à Saint-Malo.
Malheureusement, Cédric Lecouedec n’était pas non plus un modèle de stabilité. Son père et sa mère s’étaient séparés alors qu’il avait à peine trois ans : Joël restait attaché à la Bretagne où il souhaitait s’installer alors que Christine Delaroche, diplômée d’HEC, ne rêvait que de reprendre les rênes de l’entreprise familiale de blanchisserie industrielle, en région parisienne. Le couple n’avait pas résisté. Pour comble de malheur, Joël s’était tué quelques années plus tard en voiture, sur la vieille route de Ploubalay qu’il connaissait pourtant fort bien. Le nouveau conjoint de Christine, un homme d’affaires qui dirigeait l’usine avec elle, ne se préoccupait guère de Cédric (le couple n’eut d’ailleurs pas d’autre enfant) et entretenait des rapports plutôt distants avec le jeune garçon. Pierre avait tenté de s’occuper du gamin autant que possible, en souvenir de son ami, mais Cédric n’écoutait pas grand-chose et le considérait comme un vieux c*n… Après une scolarité chaotique et des études avortées, ponctuées d’une consommation quasi quotidienne de c******s – ce qui exaspérait Pierre – Cédric s’était improvisé agent immobilier. Utilisant à fond le carnet d’adresses de sa mère et de son beau-père, il réalisait de temps en temps des grosses ventes et touchait des commissions substantielles, ce qui lui permettait de mener grand train pendant un moment et de se procurer de quoi fumer. Avec son charme naturel – hérité de son père – et ses yeux noisette, il avait séduit sans difficulté Sandrine, et avait profité de la vente d’un appartement avenue Foch pour l’emmener en vacances en Thaïlande puis au Laos.
Depuis leur départ une dizaine de jours plus tôt, Pierre et Anne-Marie vivaient au rythme des trop rares appels téléphoniques de Sandrine (deux en tout), et pour tout arranger ils n’avaient plus aucune nouvelle depuis près d’une semaine, et aucun moyen de les joindre. Or, Pierre était très « père juif », comme il disait en plaisantant.
Il se secoua. Il n’avait plus de raison de traîner tard dans le service maintenant ; la relève était assurée. Et Anne-Marie devait rentrer tôt ce soir. Après un bonsoir à l’équipe de garde, il quitta l’hôpital Tenon où il passait l’essentiel de sa vie depuis une trentaine d’années, s’engouffra dans sa Golf à boîte automatique (une option si agréable qu’il ne pourrait désormais plus s’en passer) et mit le cap sur le quartier Latin.
*
Pierre Banari sortit vers dix-neuf heures du parking de l’École de médecine et rejoignit à grands pas son appartement de la rue Monsieur le Prince, délaissant l’ascenseur pour monter quatre à quatre les deux étages.
– Coucou, ma chérie, c’est moi, claironna-t-il en ouvrant la porte.
Le silence l’inquiéta.
– Il n’y a personne ?
Il entendit enfin un bruit en provenance de leur chambre, puis Anne-Marie apparut, livide. Il eut l’impression que le sol s’ouvrait sous ses pieds.
– Seigneur, que se passe-t-il ? C’est Sandrine ? Elle a un problème ?
2. Voir Meurtre avec prémédication, Éditions Glyphe, 2007.