Chapitre III
Les vacances. – Le pont Neuf. – La Samaritaine. – Les inquiétudes d’une mère et d’un fils. – D’un grave évènement qui force l’auteur de mes jours à rentrer au logis passé dix heures. – Inflexions profondes et justes sur l’incertitude des dérisions humaines. – Une rencontre imprévue – La levrette. – Beaumarchais m’appartient. – La maison de l’auteur du Mariage de Figaro. – Manuel, procureur syndic de la commune. – Le temple de Voltaire. – Les poissons rouges de Beaumarchais. – Comus sauvé par Jean-Jacques Rousseau. – Le clavecin de Chérubin. – Une récompense honnête. – Beaumarchais comédien. – Le monologue de Figaro. – Marceline. – Mort de Figaro. – Le passé sur les bords du canal Saint-Martin. – Une larme de pêcheur à la ligne.
Je ne me souviens des vacances que par l’ennui que me causait mon séjour prolongé entre les quatre murs de la salle à manger paternelle, au quatrième étage d’une des maisons les plus obscures de la rue du Jour, ainsi nommée sans doute par antiphrase. Les jeudis, je sortais quelquefois le soir avec mon père et ma mère, nous allions respirer l’air de la rivière sur le pont Neuf et nous rentrions comme neuf heures sonnaient à la Samaritaine.
Ces jours de promenade m’étaient fort agréables : aussi n’ai-je point oublié qu’un certain jeudi, mon père, si exact d’habitude à venir nous chercher, se fit attendre jusqu’à dix heures du soir. Ma mère était dans des transes mortelles, et je commençais, malgré l’insouciance de mon âge, à m’alarmer de cette longue absence, lorsque heureusement mon père arriva.
– D’où viens-tu donc ? s’écria ma mère en fondant en larmes dans ses bras, que t’est-il arrivé ?
– Rien de fâcheux, bobonne, essuie tes larmes, et rassure ta tendresse conjugale injustement alarmée. On peut comparer, reprit mon père, la destinée de l’homme à celle de la feuille dont les vents se jouent et qu’ils promènent au hasard dans toutes les directions. Plus j’y pense, plus cette comparaison me paraît juste. Que de fois n’avons-nous pas été détournés du but que nous poursuivions, par la démarche même que nous faisions pour l’atteindre.
J’étais sorti du café, ma partie de dominos achevée, pour me rendre ici, lorsque je m’aperçus que j’étais suivi non pas par des voleurs, mais par une levrette d’une tournure très élégante.
Si je ralentissais le pas, elle modérait aussitôt le sien ; si au contraire je marchais plus vite, on la voyait trotter menu et allonger ses pattes fines et nerveuses. Elle me suivit presque devant la porte, et comme je faisais le geste de la fermer, la levrette se mit à pousser de petits cris plaintifs.
Évidemment cette pauvre bête avait besoin de mon secours. Je l’appelai, elle courut à moi et se mit à me caresser en remuant la queue et en versant des larmes, car les chiens pleurent de joie et de chagrin, j’en suis sûr.
Je la pris dans mes bras, et je m’aperçus qu’elle portait un collier d’argent au cou. Sur ce collier étaient écrits ces mots
Je m’appelle Fleurette, Beaumarchais m’appartient.
Il est sept heures, me dis-je, ta femme et ton fils t’attendent, et Beaumarchais demeure juste en face du lieu où s’élevait la Bastille, qu’il a vu démolir de sa fenêtre. J’hésitais donc à entreprendre cette course. Cependant, quand je vins à songer aux transes dans lesquelles devait se trouver le maître d’un chien si tendrement aimé, je me décidai à monter en fiacre et à me faire conduire chez l’auteur du Mariage de Figaro. Je dois dire que le désir que j’éprouvais depuis longtemps de voir cet homme célèbre n’a pas été étranger à ma résolution.
Tu te rappelles la maison de Beaumarchais, bobonne, nous l’avons visitée un soir ensemble, en l’absence du propriétaire ; elle nous parut d’une apparence fort simple à l’extérieur, tandis qu’elle était ornée à l’intérieur avec toutes les recherches du luxe et de l’élégance. Nous entrâmes d’abord dans une cour en forme de rotonde, dont le milieu était orné d’une copie du Gladiateur combattant des jardins de l’hôtel Soubise. Nous nous assîmes sur le banc d’un jardin en terrasse qui s’étendait du côté du boulevard, et réjouissait les promeneurs par l’éclat de sa verdure et de ses fleurs. De charmantes fabriques, des berceaux offraient à l’œil de longues échappées sur Paris, dont on semblait éloigné de plusieurs lieues.
Des monuments ornaient ce jardin.
On voyait un cénotaphe élevé à la mémoire du président Dupaty, entre un temple à Cornus et un temple à Voltaire. Une plume plantée dans un globe terrestre servait de girouette à cet édifice, sur le fronton duquel on lisait en lettres d’or :
À Voltaire !
Au défenseur de l’humanité,
Celui qui voulut l’imiter,
Beaumarchais.
Nous suivîmes ensuite une voûte souterraine qui servait de communication entre le boulevard et ce jardin ; au-dessus de la porte d’entrée était gravée cette inscription :
Ce petit jardin fut planté
L’an premier de la liberté.
L’an second de la liberté, c’est-à-dire en 1792, la populace força la porte de cette maison, dont le propriétaire, incarcéré à l’Abbaye, en sortit avant le 2 septembre, grâce au procureur de la commune, Manuel. Je me trouvais là par hasard au moment de l’émeute, et j’entrai machinalement avec la foule. Je vois encore les gamins pêchant les poissons rouges du lac du jardin, et les grenouilles que Beaumarchais avait sans doute fait venir d’Auteuil pour compléter la physionomie agreste de ces lieux aquatiques. Toutes les fleurs du jardin furent cueillies, on détruisit quelques fabriques, mais on respecta le temple de Voltaire et celui de Cornus en faisant croire aux envahisseurs que c’était un temple à Jean-Jacques Rousseau. Voilà pourtant ce que c’est que le peuple !
J’ai toujours eu une grande envie de voir le célèbre auteur du Mariage de Figaro, du Barbier de Séville et de la Mère coupable. Bien des fois, reprit Fauteur de mes jours, je t’ai raconté que mon père m’avait souvent parlé du père de Beaumarchais, qui était son horloger. La montre qu’il me donna le jour de ma première communion, et que je compte bien transmettre à mon fils qui la transmettra à mes petits-enfants, sortait de sa boutique et de ses mains, car il en avait changé les aiguilles.
Voilà, me dis-je en mettant la levrette sur mes genoux dans le fiacre, une excellente occasion de contempler les traits de cet homme célèbre, qui fut le fils de l’horloger de ton père. Il ne peut manquer de bien accueillir celui qui lui rend un animal auquel il est si profondément attaché, s’il en faut croire l’inscription gravée sur le collier de Fleurette.
Il était près de huit heures quand je sonnai à la porte de Beaumarchais. J’attendis assez longtemps qu’on vînt ouvrir le guichet. Enfin, à travers les barreaux, j’entendis une voix de femme qui me demandait avec un accent étranger :
– Qui est là ?
– Un inconnu, répondis-je, mais un inconnu que monsieur de Beaumarchais recevra avec le plus grand plaisir, j’en suis sûr.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que je lui apporte Fleurette.
– Fleurette !
En entendant prononcer son nom par cette voix, Fleurette voulut s’élancer de mes bras et poussa des aboiements joyeux.
– Santa Virgen ! que monsieur va être content ; entrez donc tout de suite, ajouta la vieille en ouvrant la porte.
Il fallait traverser le jardin pour arriver au pavillon d’habitation. Dans un salon du rez-de-chaussée, une voix faible et chevrotante, mais agréable et flexible encore, chantait, en s’accompagnant du clavecin, les couplets de la romance de Chérubin au second acte du Mariage de Figaro, cet air que tu aimes tant :
J’avais une marraine,
Que mon cœur, que mon cœur a de peine !
J’avais une marraine
Que mon cœur adorait.
Fleurette, qui n’avait cessé d’aboyer jusqu’alors, se mit à lancer de petits cris joyeux et plaintifs à la fois qui furent entendus du salon, car l’espagnolette grinça, la porte s’ouvrit, et un homme déjà vieux, quoique vigoureux encore, sauta lestement les quatre ou cinq marches du perron en criant : « Fleurette est ici, Fleurette ! Fleurette ! »
La chienne s’élança aussitôt dans les bras de son maître qui l’accablait de caresses, que l’intelligent animal lui rendait du reste avec usure. Quel tableau plus touchant !
La servante dit à Beaumarchais quelques mots dans une langue que je ne comprenais pas. Il s’aperçut seulement alors de ma présence.
– Entrez chez moi, me dit-il, entrez chez moi, monsieur, que j’aie du moins le plaisir de vous remercier du service que vous venez de me rendre. Marceline, ajouta-t-il, apportez une bouteille d’Alicante et des biscuits ; monsieur a peut-être fait une longue course, et il a besoin de prendre quelque chose.
Je protestai que je n’avais besoin de rien. Nous entrâmes dans le salon ou plutôt dans le cabinet de travail de Beaumarchais. Une superbe bibliothèque occupait le fond de cette pièce, assez vaste pour contenir quatre grands tableaux de Lebrun. Près d’une fenêtre était le clavecin que je venais d’entendre ; devant l’autre, donnant également sur le jardin, ou voyait une table couverte de papiers et de livres.
Après m’avoir prié de m’asseoir sur une causeuse, Beaumarchais ouvrit le tiroir d’un bonheur-du-jour placé entre la cheminée, et y plongea la main. Un petit bruit métallique me fit lever la tête. Beaumarchais était à mon côté.
– Monsieur, me dit-il, je n’oublierai jamais le service que je viens de recevoir de vous, ma reconnaissance vous est acquise. Si vous avez besoin de moi, venez me trouver. En attendant, veuillez accepter…
Je sentis en même temps sa main qui essayait de glisser un petit rouleau de louis dans la mienne.
Je me levai avec fierté.
– Gardez votre or, monsieur, je n’en veux pas. Ce n’est point pour cela que je suis venu.
– Expliquez-vous. Que vous faut-il ?
– L’honneur de contempler un moment les traits de l’auteur du Mariage de Figaro.
Beaumarchais me prit la main et la secoua avec force.
– Pardon nez-moi, ajouta-t-il, et ne m’en veuillez pas de m’être trompé ; je suis si peu accoutumé maintenant à recevoir des marques de sympathie ; j’ai eu mon temps, et il est passé. Je vis seul avec cette servante que j’ai amenée d’Espagne, il y a trente ans, et qui ne m’a jamais quitté depuis. Je me console de l’oubli des hommes en caressant des chiens ; je n’écris plus, je me contente de faire de la musique, cela me rappelle ma jeunesse, l’époque heureuse où je donnais des leçons de mandoline aux filles du roi. Voulez-vous que je vous chante la romance que j’ai apprise à Son Altesse royale Madame Victoire de France ?
Encouragé par cette familiarité, je répondis à Beaumarchais :
– J’ai droit, il est vrai, à une récompense honnête, mais celle dont vous me parlez ne me suffit pas ; j’en veux une plus considérable encore.
– Laquelle ?
– C’est que j’ai peur d’être indiscret.
– Ne craignez rien.
– Vous le voulez ?
– Je l’exige.
– Eh bien donc, déclamez-moi céans, de votre propre bouche, le monologue de Figaro.
Beaumarchais me regarda pendant quelques instants d’un air passablement surpris de ma demande.
– L’idée est assez singulière, vouloir me faire jouer la comédie à mon Âge ! Mais je n’ai rien à vous refuser, ajouta-t-il, et quand vous voudrez que je commence, je suis à vos ordres.
– N’avez-vous pas besoin de la pièce ?
– Elle est là, me dit-il en portant un doigt à son front.
Beaumarchais doit avoir quelque chose comme soixante-six ou soixante-huit ans. Sa taille un peu voûtée se redressa comme par enchantement ; son œil enfoncé et caché sous les rides brilla tout à coup du feu de la jeunesse ; drapé dans une veste à ramages, le bonnet sur l’oreille, il arpenta pendant deux ou trois fois l’appartement en long et en large puis il vint se poser devant moi dans l’attitude de Figaro racontant sa vie au public.
J’avais ouï-dire par des gens de la cour qui lui avaient entendu lire ses pièces, que Beaumarchais était le plus grand comédien de son siècle. Mon père, se trouvant par hasard chez le duc de Soubise, dont le fils était son élève, avait entendu, à travers une porte entrebâillée, Beaumarchais lisant, à une réunion de ducs et pairs, son Mariage de Figaro. « Si Beaumarchais avait voulu débuter, disait toujours mon père à ce propos, il aurait éclipsé toutes les gloires du Théâtre-Français » Je pus juger ce soir-là que mon père n’avait pas tort.
À la fin du monologue, Beaumarchais retomba épuisé sur un fauteuil. Un v*****t accès de toux le prit. Marceline accourut un verre d’eau sucrée à la main.
– Allons, mon pauvre Figaro, trouve donc quelque d****e pour te guérir, toi qui droguais si bien les autres.
Je voulus m’excuser d’être la cause involontaire de ses souffrances.
– Vous m’avez fait du bien, au contraire, reprit-il ; vous m’avez rendu pour un moment ma jeunesse et mes illusions ; mais j’ai chanté et déclamé ce soir ; c’est trop de deux fatigues à la fois ; il faut se ménager quand on est vieux. Adieu, monsieur. J’espère que vous viendrez me voir bientôt et souvent ; nous causerons de vous, et si je puis vous servir en quelque chose, encore une fois, comptez sur moi… En attendant, bonne nuit.
Appuyé sur le bras de Marceline et suivi de Fleurette qui semblait triste de voir son maître malade, Beaumarchais prit le chemin de sa chambre à coucher, en me faisant des signes de la main, qu’il accompagnait d’un sourire que je crois voir encore.
Pardonne-moi, bobonne, les inquiétudes que je t’ai causées ; je viens de passer une soirée qui fera époque dans ma vie. Quant à toi, Joseph, ajouta mon père en me regardant, je veux te conduire dès demain chez Beaumarchais : « L’amitié d’un grand homme, a dit un grand poète, est un bienfait des dieux ! »
Je ne sais quelles occupations retinrent mon père ; mais, malgré toute son envie, il resta plus d’une semaine sans pouvoir faire avec moi une nouvelle visite au propriétaire de l’hôtel de la place de la Bastille. Il lui fut enfin permis de se donner ce plaisir.
Nous étions alors au milieu de mai. Les lilas du jardin de Beaumarchais répandaient leurs parfums à un quart de lieue à la ronde. Il était sept heures du soir. Le soleil tombant mêlait ses rayons doux à la verdure des arbres. Nous nous présentâmes au guichet, et je sonnai d’une main ferme.
J’entendis bientôt craquer le sable de l’allée. Ce fut encore Marceline qui vint ouvrir.
– Monsieur de Beaumarchais, demanda mon père, est-il visible ?
Elle le regarda fixement pendant quelques instants.
– Ah ! oui, reprit-elle d’une façon singulière, vous voulez voir Beaumarchais. Je vais vous conduire près de lui.
Nous la suivîmes en silence. Au bout d’une allée, elle s’arrêta, et nous fit voir un marbre sur lequel étaient gravés ces mots :
PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS
Pugnavil
Elle dit à mon père que Beaumarchais était mort deux jours après sa première visite. – Il était donc écrit, répondit-il, que je ne devais le voir qu’une fois !
Mon père demanda à Marceline des nouvelles de Fleurette. Elle nous la montra assise à quelques pas de la pierre tumulaire, le museau dans les pattes, l’œil tristement fixé sur le marbre.
– Elle est comme moi, reprit-elle, nous ne lui survivrons pas.
La maison de Beaumarchais n’existe plus aujourd’hui : le canal Saint-Martin coule là où s’élevaient le temple de Voltaire et le cénotaphe du président Dupaty. Quelquefois, évoquant les souvenirs de ma jeunesse, assis sur les ruines du passé, comme Volney sur les ruines des empires, je me rends sur les rives du canal pour y pêcher à la ligne. S’il m’arrive alors par hasard d’entendre dans le lointain un orgue de Barbarie jouant l’air de Malbrough, je sens une larme inonder ma paupière ; et si mon voisin de pêche, en arrangeant ses asticots, me demande la cause de cette larme, je lui réponds que je ne puis entendre cet air sans me rappeler que Beaumarchais l’a chanté devant mon père, et sans songer que j’aurais pu être la seule personne aujourd’hui vivante qui eût serré la main de l’auteur du Mariage de Figaro.