Chapitre II

2727 Words
Chapitre II Filles et gardons. – Nanette. – Une pérégrination inutile. – La tarte aux cerises – L’origine de mes premiers succès. – La tondue. – Un secret perdu. – Les exemples. – La Décade. – Le citoyen Coquerel. – Un fournisseur de déesses. – Les alarmes d’un ami de la morale. – Derrière la fenêtre. – Entretien mystérieux. – Les victimes cloitrées. – Le mariage d’un prêtre. – Histoire sentimentale. – Mon fils le curé. – Un cœur de mère et une soutane. – Prêtre ou matelot. – Les adieux. – Un fantôme. – Marie. – La sainte Vierge et le double louis. – Le retour. – Le couvent des bernardines. – Un curé de campagne. – Le prix du sacrifice. – Coquerel défenseur de la morale. – Le menton d’une servante. Quoique les deux classes fussent séparées, le jardin était commun entre les garçons et les filles, nous jouions ensemble aux heures de la récréation, sous les yeux de la bonne madame Frépillon qui surveillait nos amusements. Parmi mes petites compagnes, une surtout m’attirait par sa vivacité et par sa gentillesse. Elle s’appelait Nanette et était orpheline, sa tante tenait le cordon dans une maison de la rue Montmartre ; la pauvre petite, maltraitée et souvent battue par cette vieille mégère, portait quelquefois les marques des violences de son unique parente ; jamais pourtant elle ne se plaignait, sa gaieté surnageait à tout ; c’était notre boute-en-train ordinaire, elle connaissait tous les jeux, savait par cœur une foule de branles, je crois même qu’elle en inventait. Nanette n’avait qu’un défaut, si cela peut s’appeler un défaut à son âge et dans sa vie toute des privations : elle était un peu gourmande ; je partageais ordinairement avec elle les menues friandises dont ma mère, cette chère femme, garnissait autant que possible mon panier. – Joseph, me disait-elle en mordant à belles dents dans une poire ou dans une pomme, tu es un bon garçon, quand nous serons grands, nous nous marierons ensemble. Un jour Nanette cessa de venir à l’école, une semaine s’écoula sans qu’elle parût. J’étais triste et préoccupé. Un soir, je formai le projet de m’aventurer, au sortir de l’école, jusqu’à la maison que ma petite camarade habitait. C’était une grande affaire pour moi qui prenais toujours le même chemin, et le chemin le plus court, pour me rendre du logis à l’école et de l’école au logis. Me voilà donc en route, longeant les murs et évitant les passants comme si tout le monde allait me reconnaître ; j’arrive enfin devant la maison désignée, je passe et je repasse devant la porte de l’allée au fond de laquelle j’entrevois la loge. Nanette ne paraît pas. Au bout d’un quart d’heure qui me parut un siècle, tant il me semblait que tous les yeux étaient fixés sur moi, je regagnai, le cœur gros, mes pénates. Le lendemain, à l’heure du goûter, comme je mangeais tristement un beau morceau de tarte aux cerises, madame Frépillon me dit : – Voilà une tarte dont la pauvre Nanette eût pris bien volontiers sa part, n’est-ce pas, Joseph ? Sa tante a obtenu une loge plus conséquente, comme elle dit, dans un autre quartier, et elle trouve sa nièce assez savante, elle est assez grande pour l’aider dans ses occupations et pour gagner le pain qu’elle coûte. L’enfance oublie facilement, bientôt je ne songeai plus à Nanette ; six mois environ après son départ, j’étais chez monsieur Frépillon, qui m’avait pris en amitié et qui me donnait des leçons particulières d’écriture. C’est à lui que je dois en partie les faibles talents qui m’ont valu mes succès dans le monde, car mon père était loin de posséder une main aussi nette, aussi irréprochable que mon maître. L’écriture de monsieur Frépillon était une de ces magnifiques tondues dont le secret semble s’être perdu de nos jours, et dont j’ai été un des derniers et des plus mémorables exemples. C’était un jeudi, je copiais tranquillement mes exemples sur la table, tandis que mon maître lisait à sa femme un numéro de la Décade contenant les détails des divers combats soutenus par l’armée française en Italie, lorsque la servante vint annoncer que le citoyen Coquerel demandait à entretenir pendant quelques instants le citoyen et la citoyenne Frépillon. J’avais entendu parler du citoyen Coquerel par mon père. C’était un des notables du quartier, il passait pour fréquenter les actrices et les grands seigneurs avant la Révolution. Pendant la Terreur, il fournissait à la section toutes les Liberté et toutes les Raison dont elle pouvait avoir besoin. Depuis quelque temps, il ne perdait pas une occasion de pérorer en faveur de l’ordre et des mœurs. Nommé récemment commissaire du district, il veillait avec un zèle scrupuleux sur l’instruction publique. Le citoyen Coquerel n’avait pas plus de quarante ans, sa physionomie était spirituelle, sa tournure élégante et sa toilette fort soignée. Il portait encore la coiffure à l’oiseau royal ; son habit tabac d’Espagne se faisait remarquer par la hauteur exagérée du collet ; une cravate de mousseline blanche extrêmement empesée cachait la moitié de son menton ; une culotte collante en chamois faisait valoir la forme de sa jambe ; des bottes à revers jaunes composaient sa chaussure. Deux chaînes de montre, et un immense chapeau à claque jeté sous le bras gauche, complétaient l’ensemble. – Enlève tous ces papiers, me dit mon maître, en entendant prononcer le nom du citoyen Coquerel, et retourne chez tes parents ; je te donne congé pour le reste de la journée. Je lis en effet mon paquet et je quittai le salon mais au moment de franchir la porte-cochère, je ne sais quel sentiment de vague curiosité plus fort que le raisonnement me retint. Personne ne me voyait, je m’approchai à pas de loup de la fenêtre du salon ouverte à cause de la chaleur, et, caché derrière un bouquet de lilas, j’entendis la conversation suivante : – Citoyen Frépillon, dit Coquerel en époussetant ses revers jaunes avec un petit jonc à pomme d’or qu’il tenait à la main, le district, pénétré de l’importance de ses devoirs à l’égard de l’éducation de la jeunesse, m’a chargé d’une grave mission auprès de vous. Je m’en acquitte en ce moment. Vous ne vous étonnerez point, citoyen Frépillon, que nous désirions savoir à qui nous confions nos enfants pour en faire des hommes et des citoyens, pour leur inculquer ces éternels principes de morale sans lesquels, je ne crains pas de le dire, il n’y a point de société possible. J’espère que la citoyenne Frépillon sera de mon avis. Coquerel se tourna vers la pauvre femme, qui rougit jusqu’au blanc des yeux en s’entendant interpeller de la sorte. – Le district m’a donc chargé de vous adresser certaines questions assez délicates, mais que cependant je suis obligé de… – Veuillez m’adresser ces questions, je suis prêt à y répondre. Je sais que j’ai des ennemis, ajouta Frépillon d’une voix à la fois ferme et douce, mais ma conscience ne me reproche rien. Parlez, monsieur, parlez. – Vous avez un fils. – Oui. – Et ce fils, où est-il ? – À l’armée. – On prétend que madame n’est pas votre femme. Madame Frépillon devint blanche comme mon papier ; l’œil humide et épouvanté, elle regarda son mari. – Qui a dit cela ? s’écria Frépillon en se levant d’un air menaçant. – Aux yeux de la loi du moins, s’empressa d’ajouter Coquerel. Cela est-il vrai ? – Oui, monsieur. – On assure également que vous avez été prêtre et madame religieuse. S’est-on trompé ? – Non, monsieur, et puisqu’il faut que vous connaissiez mon histoire, la voici : Cette femme que vous voyez à mon côté, et à laquelle je vais être obligé de rappeler de si cruels souvenirs, était, il y a vingt ans, une demoiselle noble, la huitième fille du comte de Roquevaire, le dernier rejeton d’une des plus anciennes familles de la Provence. Moi, j’étais le fils unique de maître Baptiste Frépillon, fermier du comte. Dès mon enfance je montrai peu de goût pour les travaux agricoles. J’étais faible, maladif, peu disposé à me mêler aux jeux des enfants de mon âge. Le curé m’avait appris à lire et à écrire ; je passais mes journées dans les bois, un livre à la main, livre sorti de la bibliothèque du curé, auquel mon père reprochait toujours ses complaisances. « C’est vous qui le perdez, lui disait-il sans cesse, vous en ferez un fainéant, un vagabond incapable de tout, sinon de demander l’aumône. – Ne vous mettez pas en colère, maître Frépillon, répondait le curé, nous le ferons d’Église, vous aurez un prêtre dans votre famille, c’est moi qui vous en réponds. » Mon père aurait mieux aimé trouver en moi un aide et un soutien dans ses travaux ; mais l’idée de me voir revêtu de la soutane souriait à ma pauvre mère, qui parlait déjà avec orgueil de son fils le curé. Le château de Roquevaire s’élevait à côté de notre terme ; le comte, resté veuf de bonne heure, avait marié deux de ses filles à des conseillers au parlement d’Aix ; la troisième, la plus jeune, la petite Marie, comme on l’appelait, était restée avec lui. Ma mère l’avait nourrie, et depuis la mort de la comtesse, survenue quelques mois après ses couches, elle ne l’avait jamais perdue de vue. Marie était plus souvent à la ferme qu’au château. Son père, toujours en chasse ou en visite chez les gentilshommes du voisinage, aimait à se décharger sur ma mère du soin de veiller sur son enfant. Lorsque, à son tour, le comte recevait ses amis et que le château retentissait du bruit des verres et des joyeux propos des chasseurs, Marie venait s’installer à la ferme, et elle y passait des semaines et souvent des mois entiers avec nous. Marie était du même âge que moi, elle ne connaissait pas d’autre compagnon de ses jeux. Rien ne gênait notre liberté. Nous sortions le matin, emportant du pain et des fruits dans un panier, et nous ne rentrions qu’à la fin de la journée. Nous nous arrêtions au bord d’un ruisseau pour prendre notre frugal repas. Au milieu du jour, quand la chaleur nous condamnait au repos, nous nous nous asseyions à l’ombre des pins de la colline, et là, tirant un livre de ma poche, je faisais la lecture à Marie, qui m’écoutait en silence. Quelquefois nos yeux appesantis se fermaient malgré nous, et, étendus sur le doux lit des feuilles de pin séchées, nous goûtions à côté l’un de l’autre un paisible sommeil. Cette vie dura jusqu’à l’âge de seize ans. Le curé parla alors de m’envoyer au séminaire. Jusqu’à ce jour j’avais envisagé cette perspective sans trop de répugnance. Mais, au moment de partir, l’idée de prononcer des vœux, de mener une vie en tout si différente de celle des autres hommes, d’autres sentiments que l’on devine déjà, m’effrayèrent. Je déclarai nettement que je ne consentirais jamais à me faire prêtre. Mon père s’écria qu’on aurait dû s’attendre à cela, qu’il voyait bien depuis longtemps que je ne serais jamais bon à rien, et que, puisqu’il fallait renoncer à me faire prêtre, il me destinait une autre profession où j’apprendrais du moins à mes dépens que je n’étais pas né pour vivre de mes rentes. Mon père voulait parler de la marine. Il avait en effet, à Marseille, un cousin germain qui commandait un navire marchand, et il fut décidé qu’on me ferait matelot à son boni. Ma mère me conjura avec larmes de consentir à entrer au séminaire, mais il fut impossible de vaincre ma résolution. Le jour de mon départ fut donc fixé. Marie était allée à Aix passer quelque temps chez une de ses sœurs. J’éprouvais une espèce de joie douloureuse à songer que je ne la verrais pas. Pourtant, la nuit qui précéda mon départ, j’allai dire un dernier adieu au château, je m’agenouillai au pied de sa fenêtre et je priai longtemps. Quand je me relevai, il me sembla voir briller une faible clarté derrière les vitres. « C’est sans doute quelqu’un de la maison, » pensai-je, et je m’éloignai en essuyant mes larmes. Ma mère devait venir à Marseille me faire ses derniers adieux au moment de la partance du navire. J’embrassai mon père en lui demandant sa bénédiction ; je sentis ses larmes tomber sur mes joues, et m’arrachant courageusement à cette scène, je me mis en chemin. Pour rejoindre la grande route qui mène de Roquevaire à Marseille, il faut traverser un défilé à l’entrée duquel on avait bâti, dans les siècles passés, un oratoire, qui pour lors tombait en ruine. Un faible crépuscule enveloppait encore la terre endormie quand je m’engageai dans le défilé ; en m’approchant de l’oratoire, il me sembla voir une forme blanche se glisser au milieu des ruines. Je continuai mon chemin en faisant le signe de la croix, le fantôme avançait toujours de mon côté. Il n’était plus qu’à quelques pas de moi, et j’entendis une voix enfantine qui me disait en riant : « Tu as peur ! » Je reconnus Marie. Rien qu’en la voyant, mes yeux se mouillèrent de larmes. Je pris en tremblant de joie la main qu’elle me fendait. – Arrivée hier soir au château, je n’ai pu, me dit-elle, quitter mon père, qui est assez grièvement malade, pour venir à la ferme. J’ai demandé de vos nouvelles, et on m’a appris ton départ. Mon père, plus calme en ce moment, s’est endormi, et je suis accourue ici pour te voir. – Toute seule ? – Ne fallait-il pas me faire suivre par tous les gens du château ! Sachez, monsieur, que je suis une grande fille, et que je n’ai peur de rien. Maintenant que je t’ai serré la main, ajouta-t-elle la voix émue, je retourne auprès de mon père. Adieu, Pierre ; prends ceci ; sois toujours un honnête homme, et pense quelquefois à la sœur de lait. Je vis des pleurs couler de ses yeux. Je voulus serrer encore une fois sa main tremblante, mais elle s’éloigna en courant au milieu des ruines, et bientôt je vis disparaître sa mante blanche au milieu des brouillards du matin. Je défis le paquet qu’elle m’avait remis. Il contenait une image de la Vierge que je lui avais offerte le jour de sa fête, et un double louis, fruit de ses économies. Ces reliques, je les ai encore, elles ne me quitteront jamais. Quoique enfant, ce récit m’intéressait vivement. Monsieur Frépillon, comme absorbé dans ses souvenirs, reprit, après quelques mots de silence : – Quinze jours après cette entrevue, je m’embarquai pour les Indes. Notre voyage devait durer deux ans, au bout desquels je revins à Roquevaire. Je demandai tout de suite des nouvelles de Marie. – Pauvre enfant ! répondit ma mère en pleurant. – Elle est morte ? m’écriai-je. – Morte pour nous. – Où est-elle donc ? – Au couvent. Ma mère ajouta qu’avant refusé de se marier avec un de ses cousins, son père l’avait menacée du couvent. « Loin de s’effrayer de cette menace, la pauvre fille a répondu qu’elle était décidée à renoncer au monde. Elle est donc entrée chez les bernardines d’Aubagne, où elle est. » À partir de ce moment, ma résolution fut prise. Il y avait au pied de la montagne de la Sainte-Baume un couvent de chartreux. J’y entrai comme novice, et un an après, au moment où j’allais prononcer mes vœux, le vieux curé qui m’avait élevé, effrayé, pour ma jeunesse et pour ma santé toujours frêle et délicate, de la règle à laquelle j’étais sur le point de me soumettre, parla au père supérieur. Dans un entretien que j’eus avec ce dernier, il m’engagea paternellement à donner une autre direction à mon sacrifice, et à accepter la desservance de la paroisse de Roquevaire, dont le fardeau était trop lourd pour mon vieux maître ; le désir de le soulager et non la crainte d’une discipline terrible que mon secret désespoir me faisait souhaiter, me décida à entrer dans l’Église séculière où m’attendaient les plus redoutables épreuves. Sans terminer ce récit déjà trop long, je vous dirai que je revis Marie, ou plutôt la sœur Marie, au couvent des bernardines, où je fus appelé pour remplir les devoirs de mon saint ministère. Mon curé était le confesseur du couvent, je le remplaçai. Pendant cinq longues années, consumé par un amour que rien ne pouvait éteindre, sachant que Marie m’aimait, je l’ai vue, je l’ai écoutée au tribunal de la pénitence, sans qu’un seul mot, un seul geste nous ait trahis. Un sourire ironique plissa la lèvre de Coquerel. – Hum ! fit-il, et cet enfant de seize ans qui vous appelle son père, et madame, sa mère ? – Il n’est pas notre fils, reprit Frépillon avec noblesse, quoique nous l’aimions autant que si nous l’avions engendré. Mon épouse que voilà, car vous me permettrez de lui donner ce nom sacré, avait une sœur mariée. Obligée de fuir la colère d’un mari outragé, elle se réfugia au couvent où elle expira, en mettant au monde le fruit d’une faute expiée par la mort. Cet enfant me fut confié, je l’ai élevé, j’en ai fait un homme, et je l’ai appelé mon fils, quand une révolution à laquelle je ne songeais pas me rendit le droit d’être père. Je ne rappellerai les couvents ouverts, les églises fermées, les châteaux détruits que pour vous demander si le prêtre et la religieuse, sans famille, fidèles au serment prononcé au pied des saints autels, sont bien coupables aux yeux de Dieu et aux yeux du monde de s’être réunis pour passer dans une union chaste et pure les jours que leur réserve encore le Seigneur ? – Je raconterai cette touchante histoire au comité, répondit Coquerel ; et il se retira en ajoutant, avec un rire insolent : – Nous verrons si votre union pure et chaste peut se concilier avec la morale que nous voulons rétablir. Je m’aperçus qu’en passant auprès de la servante, il lui prit le menton et essaya de l’embrasser.
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