Chapitre 1-2

1886 Words
— Non… répondit le médecin… Je ne connais pas cette teinte. Quel intérêt, d’ailleurs ? — Soit ! sourit Simon avec bienveillance. Et si je vous précise que le « cardon » est un mélange de deux couleurs franches : le « zémilat » et le « birien », vous voyez mieux ? — Vous vous fichez de moi ? grommela l’homme. — Loin de moi cette intention, Monsieur. Je désirais simplement vous prouver que pour moi, l’orange, le rouge ou le jaune ne sont que purs concepts… Ces couleurs n’existent pas plus que le cardon, le zémilat et le birien. Or, durant ma NDE, lorsque mon esprit s’est échappé de mon corps, un trop court instant, j’ai vu… Je garde un souvenir ébloui du bleu du ciel, des champs verts, des formes aussi que je n’avais jamais pu les saisir dans leur intégralité… Les choses n’avaient de sens pour moi que si je les palpais… Vous comprenez ? Une étude américaine a eu lieu d’ailleurs, portant sur des gens aveugles comme moi qui ont vécu la même expérience. Je ne suis pas un cas unique… — Hallucination collective ! se défendit leur détracteur avant de se recaler sur sa chaise, bougon. Au deuxième rang, une vieille dame se leva alors et demanda la parole. — Madame, Messieurs, interpella-t-elle les conférenciers, d’une voix intimidée, moi aussi, j’ai été ramenée à la vie après un infarctus. Pourquoi est-ce que je ne conserve aucun souvenir comme ceux que vous décrivez ? Pour moi, la mort n’est qu’un trou noir. Jeanne se chargea de répondre à la vieille femme. Elle n’avait, hélas, aucune explication à lui apporter. Puis d’autres mains se levèrent. Face à la seule et véritable énigme de l’existence, les questions se bousculaient. Jeanne glissa un mot à l’oreille de Simon, son voisin de gauche. Le jeune homme à lunettes qu’elle avait déjà remarqué au dernier rang désirait intervenir. Elle l’invita donc à s’exprimer. — Vous parlez tous les trois de NDE heureuses, bredouilla-t-il. Dans votre association, n’avez-vous pas rencontré de cas où ce genre d’expérience se serait mal passé ? — Si, lui répondit Simon. On ne peut pas le nier. Les NDE négatives sont rares, mais elles existent. Pour ma part, je n’ai rencontré personne à en avoir subi de telle, mais les statistiques américaines montrent que 4 % parmi les cas recensés ont très mal vécu cette aventure. Visions apocalyptiques de l’enfer selon un schéma fortement ancré dans la religion ou sentiment de désolation… Quoi qu’il en soit, ces NDE ne sont jamais méritées. Il ne s’agit pas de punition divine… Un seul lien, peut-être, unirait ces malheureux cas, ajouta Simon après une seconde de réflexion… Il semblerait, en effet, que ces personnes refusaient de lâcher prise et luttaient contre leur destin. C’est alors que la jeune femme au visage grave qu’avait remarquée le docteur Lambertin leva la main pour intervenir. Vu le nombre de pages qu’elle avait griffonnées sur son calepin au cours de la soirée, le médecin pensa avoir affaire à une journaliste. — Oui ? Madame ou Mademoiselle du second rang… ? Vous avez une question ? — Un commentaire plutôt… entama-t-elle d’une voix posée. C’est à propos de la dernière intervention. J’avoue ma déception. J’étais prête à adhérer à ces contes de fées pour grandes personnes, mais là franchement… Si l’au-delà se résume à la vision manichéenne du Bien et du Mal… Si certaines âmes sont condamnées aux tortures infernales… prions tous pour que Dieu s’autodétruise dans les trente secondes ! Cette remarque provoqua quelques rires étouffés. Le docteur Lambertin ne savait que rétorquer à la jeune femme qu’il pressentait angoissée malgré sa désinvolture affichée. La réponse aurait demandé beaucoup de temps et de réflexion… Nonobstant, cette fausse note dans le chœur des anges sonna l’heure de la retraite. Certains auditeurs, après un bref salut de la tête à l’adresse des conférenciers, s’entretenaient par petits groupes. D’autres quittaient déjà la salle. Les chuchotements et bavardages gagnaient en décibels, tant et si bien que Vincent, Jeanne et Simon levèrent la séance après un mot de remerciement au public. Tandis que la salle se vidait, Vincent et Jeanne rangeaient leurs documents éparpillés sur la table. Immobile, Simon attendait que sa compagne en eût terminé. Un léger sourire errait sur ses lèvres. Comme elle passait derrière lui, Jeanne lui déposa un b****r sur le sommet de son crâne dégarni. — À quoi rêves-tu, mon champion ? — Je pensais au garçon de tout à l’heure… Celui qui m’a posé une question sur les NDE négatives… Il nous attend dehors… Quelque chose me dit que nous ne sommes pas près d’aller nous coucher… Fataliste, Jeanne se contenta de soupirer. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de mettre en doute l’affirmation de Simon. La récognition des événements dont jouissait son compagnon ne l’étonnait plus. Et souvent même, ils s’en amusaient tous deux en public, lançant parfois : « quel est le comble pour un aveugle ? C’est d’être voyant… » — Bon, mes cocos ! lança joyeusement le docteur Lambertin… Je vous laisse jouer les prolongations ! Quant à moi, je vais me prendre une petite bière en solitaire avant de regagner l’hôtel. — Que tu crois ! répondit Simon, malicieux. À mon avis, il faudrait alors une sortie de secours… Elle est jolie, non, la fille qui n’a pas cessé de t’observer pendant la conférence ? Vincent Lambertin, pour le coup, laissa retomber ses papiers sur la table et se pencha vers Simon dont le regard vide fixait sa nuit. — Je ne m’y ferai jamais, je pense… Par moments, je me demande si tu n’as pas ta paire d’yeux de rechange cachée derrière le crâne ; tu sais, comme les robots des enfants… Simon se renversa contre le dossier de sa chaise et éclata de rire, de ce rire large et puissant, si commun, aux aveugles… Le médecin hocha la tête et considéra son ami avec affection. * En ce premier week-end automnal, l’air avait considérablement fraîchi. Descendant les quelques marches de l’hôtel de ville, Vincent reboutonna sa veste. Au pied de l’escalier, le jeune homme que reconnut aussitôt le médecin grillait une cigarette. Vincent le salua, mais l’autre ne chercha pas à l’accoster. Simon et Jeanne n’étaient pas encore sortis. « Diable d’homme », se dit le docteur en repensant aux prédictions de son ami. Machinalement, il balaya du regard la petite place de l’église paroissiale. Deux adolescents, tels des apprentis chevaliers, faisaient hennir leurs montures modernes, avec cette naïveté courante de croire que le boucan produit était proportionnel à la puissance de leurs cylindrées… Des portes ouvertes des cafés, s’échappaient les volutes indistinctes de conversations étouffées, de fumée et de musique avant de s’élever, moribondes, dans la nuit insulaire. Calfeutrés derrière la vitrine d’un restaurant, quelques couples finissaient de dîner tandis que d’autres goûtaient au simple plaisir de s’attarder un peu dehors. C’est avec une certaine satisfaction que Vincent Lambertin ne reconnut personne. Il se sentait fatigué et avait besoin d’un moment de solitude. Il s’engagea dans la ruelle qui conduisait à la place où il avait retenu une chambre, heureux de constater que Simon, « le grand Manitou », comme il se plaisait à l’appeler, n’était pas infaillible… — Monsieur ! sollicita soudain une voix derrière lui. « Et zut… », ne put s’empêcher de penser le médecin en se retournant. La jeune femme au visage grave qu’il avait déjà remarquée lui faisait face à présent. Une constatation incongrue lui parasita un instant l’esprit. Debout, elle était grande, presque aussi grande que lui… — Excusez-moi de vous déranger, Docteur… J’ai assisté à votre conférence… Le docteur Lambertin songea à l’inanité de cette entrée en matière. Évidemment qu’elle était présente si elle avait posé une question ! Il la laissa parler, peu enclin ce soir-là à fournir d’autres efforts. Ainsi qu’il l’avait deviné, elle était bien journaliste, s’appelait Hanna Baron et souhaitait une interview en particulier. — Je désirerais écrire un article de fond sur les NDE, expliqua-t-elle. — Soit ! concéda le médecin. Mais cela peut attendre demain… Je suppose que vous dormez sur l’île et que vous ne rentrerez pas chez vous cette nuit à la nage ? J’ai une chambre au Triskell. Alors, disons… 8 heures 30, pour le petit-déjeuner… Et il tourna les talons, abandonnant sur place une jeune femme quelque peu déconfite. Tout en se dirigeant vers son hôtel, Vincent se reprochait son ton sec et son manque de courtoisie. Pourtant, les relations qu’il avait pu entretenir avec des journalistes étaient en général amènes. Cette pauvre fille faisait les frais de sa propre fatigue… Au lieu de s’engager dans l’étroit couloir qui menait directement aux chambres, le docteur poussa la porte du café attenant d’où s’échappait un air de folklore irlandais. Il s’installa au comptoir, près d’un homme âgé qui, tel un petit garçon, quémandait le droit d’obtenir « le dernier pour la route ». — Tu as assez bu comme ça, Jos… Même si tu n’as pas ton vélomoteur… Je n’ai pas envie de me faire enguirlander par ta Thérèse demain ! Et pour vous, Monsieur ? Qu’est-ce que je vous sers ? — Une pression, s’il vous plaît… Le client louchait à présent sur la bière de Vincent Lambertin. — Elle est belle ! s’exclama-t-il avec la seule sobriété qui lui restât… J’ai toujours aimé les blondes ! Attentif aux manœuvres opérationnelles de ce fin stratège, le cafetier ne s’en laissa pas pour autant conter. — Attention Jos ! Je te vois venir ! Laisse Monsieur tranquille ! Même si on t’offre la tournée, je ne te servirai pas… Pas même dans tes rêves ! Le vieux coula un regard pitoyable d’épagneul breton à son bourreau puis sortit, souriant gentiment à son monde intérieur et prenant l’étranger pour témoin : — C’est fou ça ! Je suis venu ici sans un rond, et me voilà complètement saoul ! Vincent Lambertin hocha la tête, méditant la parole du philosophe. Puis, comme celui-ci continuait à couver sa blonde mousseuse avec les yeux de Chimène, le médecin résolut de botter l’arrière-train de Pavlov, responsable de tous ces maux : il but sa bière d’un trait et déposa sa monnaie sur le zinc. Dégoûté par tant de légèreté, le vieux Jos dodelinait de la tête. — C’est pas vrai, ça ! Une jolie blonde ! Sans vouloir vous vexer, M’sieur, j’suis sûr que vous êtes pas une affaire au lit… L’exégète du houblon fut aussitôt remis à sa place par le cafetier. D’un signe de la main, Vincent Lambertin salua son nouveau copain qui boudait toujours, demanda sa clef et, par une porte à l’intérieur du bar, monta à l’étage. Simple mais coquette avec ses murs lambrissés lasurés de blanc, sa chambre lui convint tout à fait. Aussitôt, Vincent se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit. La pièce donnait sur une petite place. Nul commerce, excepté le café-hôtel du Triskell, ne venait colorer la quiétude de la nuit. Face à lui, une maison bourgeoise retint son attention. Elle possédait un grand charme malgré la peinture écaillée de sa façade et de ses volets clos. Cette demeure devait dormir depuis longtemps, abritée derrière ses grilles d’où s’échappait un foisonnement de branches et d’herbes folles. À gauche de la place, la lumière acidulée du distributeur d’un établissement bancaire focalisait le regard de quelque noctambule papillon… Une silhouette sortit du café. À pas menus, elle traversa la place. Vincent reconnut le fameux Jos. Il marchait droit, honneur oblige… Arrivé à l’angle de la rue, il se retourna. Son expression madrée n’échappa pas au médecin, tandis que le bonhomme vérifiait que l’on ne se préoccupait plus de lui. Sûr de son fait, il releva un vieil engin motorisé que le malin avait planqué au pignon de la belle au jardinet dormant et s’enfuit dans la nuit en pétaradant… Vincent Lambertin, qui ne cessait de s’arrêter de fumer, s’autorisa une cigarette. Après deux bouffées coupables mais bienfaitrices, il sortit de la poche de sa veste la carte postale maintes fois manipulée… Elle représentait une valeur sûre du patrimoine touristique groisillon : la pointe des Chats. Le médecin ne s’attarda pas à admirer le paysage idyllique de la photographie. Au dos de la carte, il relut les quelques lignes qu’il connaissait pourtant par cœur, tant il les avait disséquées, mâchées mot à mot, s’en était nourri, sans pour autant en être rassasié. Comme à chaque fois, une sensation de manque lui noua l’estomac. Le mystère de sa vie résidait dans cette écriture vive et élégante, calligraphie qu’il aurait reconnue entre toutes… Celle de Caroline… Or, il était tout bonnement impossible que sa femme eût pu écrire cette carte, pas plus que les autres. Ou alors, il devenait fou ; ce qui ne manquerait pas de réjouir certains de ses détracteurs… La vue brouillée par toutes les fatigues accumulées, Vincent Lambertin réprima un sanglot, serra contre lui la dernière carte reçue comme s’il eût bercé un tout petit enfant…
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