Chapitre 1
— Et sachez, enfin, qu’on ne ressort jamais indemne de ce type d’expérience…
Le docteur Vincent Lambertin se tut. La gorge sèche, il profita de ce moment de répit pour se servir un verre d’eau de l’une des bouteilles mises à la disposition des conférenciers. C’était au tour de Simon de parler, de raconter à ce public la façon dont sa vie avait basculé voilà vingt-huit ans à présent. Le docteur Lambertin, qui connaissait par cœur, l’histoire du kinésithérapeute, accorda une oreille distraite à son ami et ausculta leur nouvel auditoire.
La petite salle de réception prêtée par la mairie était bondée. Elle pouvait, au juger, contenir une centaine de personnes environ. Des Groisillons ? Des touristes pour la plupart ? Difficile de trancher. Les visages, attentifs, se tournaient vers Simon. Alors qu’il balayait le public du regard, Vincent Lambertin remarqua, au troisième rang, un homme corpulent dont les mimiques, très expressives, semblaient prendre à témoin l’assemblée qui, et pour cause, ne faisait aucun cas de lui. Il ponctuait le discours de Simon de hochements de tête désabusés, souriait parfois avec condescendance ou se bornait à lever les yeux au ciel.
Un drôle de client… ne put s’empêcher de juger le docteur Lambertin. À chaque conférence qu’il donnait, il y en avait toujours un ou deux comme ce quinquagénaire à la barbe bien taillée, content de lui et confortablement assis dans la vie. Lorsque viendrait le moment des questions, cet homme-là ne les ménagerait pas de ses sarcasmes… Mais Vincent Lambertin et ses deux compagnons avaient l’habitude de susciter des réactions vives, voire hostiles. Pouvait-il en être autrement d’ailleurs ?
De l’autre côté de la salle, le médecin sentit un regard se poser sur lui. Tournant la tête, il croisa les yeux d’une jeune femme au visage doux et grave. Un calepin posé sur les genoux, elle prenait des notes. Vincent Lambertin cessa là son examen empirique sur la nature humaine et se concentra sur l’intervention de Simon.
Abrité derrière ses sempiternelles lunettes fumées, cet homme réservé s’exprimait à haute et intelligible voix :
— J’ai été déclaré physiquement mort durant trente ou quarante secondes tout au plus. Mais aux frontières de l’au-delà, notre estimation du temps est abolie… Ces quelques secondes volées à l’éternité comptent, pour ma part, plus que mes cinquante-trois années d’existence… Comme vous l’avouait tout à l’heure le président de notre association, on ne se remet jamais totalement d’une expérience de mort imminente, ou NDE, si vous préférez.
Au moment où ma conscience a brutalement réintégré mon corps, lorsque les médecins urgentistes, à force d’opiniâtreté, ont réussi à me ramener à la vie, j’ai compris aussitôt que mon acte désespéré était vain… Comment vous expliquer… Le suicide n’est pas une solution… Même si nous n’envisageons pas d’autre issue que celle de mettre un terme à nos jours, c’est lors de notre court passage sur terre, et uniquement là, que nous devons trouver la clef de nos problèmes, aussi insolubles soient-ils. C’est ce que m’a révélé le bain d’amour pur dans lequel j’ai été plongé un trop bref instant… Tout se trouve dans l’homme, mais à quantité infinitésimale… Voilà le message que je voulais faire passer…
Un peu intriguée, Jeanne jeta un coup d’œil de biais à son ami. Simon avait beaucoup insisté sur le suicide, ce soir. Connaissant les dons que son compagnon avait acquis après sa NDE, elle sut d’instinct qu’il s’adressait à une personne particulière de l’assistance…
Elle jaugea le public. Ce jeune homme, au dernier rang, qui essuyait les verres de ses lunettes… il paraissait troublé… Était-ce lui qui avait des idées suicidaires ? Ou peut-être cette fille, assise près du gros monsieur qui considérait Simon comme s’il se fût agi d’un débile mental… Elle avait une petite mine chiffonnée.
Mais Jeanne n’eut pas le loisir de mener plus avant son investigation. Simon lui tendait déjà le micro. Elle serait la dernière à intervenir ce soir-là.
— Bonsoir Mesdames, bonsoir Messieurs, fit-elle en s’éclaircissant la voix. Je m’appelle Jeanne Le Coïc, j’ai quarante-six ans, j’exerce la profession de secrétaire à Hennebont et j’ai vécu, moi aussi, une expérience de mort imminente à l’âge de vingt-quatre ans à la suite d’un accouchement qui s’est mal passé.
D’un timbre où perçaient encore, malgré le temps, des inflexions chargées d’émotion, Jeanne raconta à son tour sa peu banale aventure. À l’instar de ses deux amis, cette femme, à la physionomie agréable et énergique, entama son témoignage par l’évocation de la phase de décorporation qui devait la marquer pour le restant de sa vie.
— J’ai senti ma conscience s’échapper de mon corps. Je flottais et je considérais mon corps inerte, au-dessous de moi, tandis que l’équipe médicale s’échinait à me ranimer. L’une des infirmières a crié : « il n’y a plus de pouls, elle nous lâche… Appelez Philippe ! » Tout le monde s’agitait autour de mon enveloppe charnelle. Moi, j’étais bien, sereine, libérée de la peur et de la souffrance. J’ai traversé les murs de cette chambre aussi facilement que dans un rêve. Mais ce n’était pas un rêve. Jamais je n’ai été aussi lucide qu’à ce moment-là. Extralucide même, je dirais… Mon esprit, qui flottait toujours au plafond de ce couloir où je voyais mon mari faire les cent pas, pouvait pénétrer toute chose, toute matière, un peu à la manière d’un zoom. Sauf que j’étais moi-même ce zoom… C’est très difficile à expliquer… Voyant le visage angoissé d’une infirmière qui sortait précipitamment de ma chambre, mon mari a été pris d’une crise de panique. Personne ne voulait rien lui dire. J’ai tenté de le calmer, mais il ne m’entendait pas. Il a agressé alors une aide soignante qui passait dans le couloir en poussant son chariot, la sommant de lui avouer la vérité sur mon état. Pourquoi lui refusait-on l’entrée de ma chambre alors que le bébé était né ? Jean-Marc, mon mari, hurlait. L’aide soignante ne s’est pas laissée démonter. C’était une femme brune, aux joues rebondies. À cet instant-là, elle pensait à l’anniversaire de son petit garçon. Elle se demandait si elle aurait le temps, après son service, de passer chez le marchand de cycles pour chercher le vélo rouge qu’elle avait commandé. J’ai revu cette femme par la suite, devant deux personnes dignes de foi qui ont consigné par écrit mon témoignage. Ahurie, elle a corroboré les faits…
Une onde de murmures parcourut la salle où se disputaient scepticisme, connivence ou simples commentaires entre voisins. Les trois conférenciers, accoutumés à ces réactions naturelles, attendaient simplement que le silence s’installât à nouveau.
Le docteur Lambertin esquissa un sourire encourageant à l’adresse de Jeanne qui poursuivit alors le récit de son incroyable aventure :
— Ma conscience se trouvait toujours dans le couloir auprès de mon mari lorsque je me suis sentie aspirée par une force inouïe. C’était une sorte d’entonnoir géant dont les parois sombres, faites de fumée, avaient pourtant la consistance de la matière… Il est très difficile pour moi de vous expliquer cela car rien de tel n’existe dans notre monde…
— Ni dans l’au-delà d’ailleurs ! persifla alors une voix masculine dans l’assemblée.
Le public se retourna vers le fauteur de troubles et, par des « chut ! » sévères, l’incita à plus de courtoisie. Toutefois, le docteur Lambertin jugea utile d’intervenir, lui aussi, rappelant aux auditeurs que leur propos à tous trois n’était pas de faire du prosélytisme mais de leur rapporter une expérience unique et personnelle. Puis il invita Jeanne à reprendre le cours de son exposé :
— Tu disais, Jeanne, que tu te trouvais dans un immense entonnoir…
— Oui, reprit la femme. À l’inverse de vous deux, je n’ai pas été projetée dans un tunnel, mais le résultat est le même. À l’intérieur du tube où je tournoyais à une vitesse inouïe, j’ai aperçu soudain une lumière blanche. Elle grandissait au fur et à mesure que je m’approchais d’elle. J’étais très attirée par cette lueur étincelante, mille fois plus vive que la clarté du soleil. Cependant, elle n’éblouissait pas et je pouvais la regarder en face… Elle n’irradiait que de l’amour, la quintessence de l’amour, je dirais… Je voulais tant pénétrer dans cette lumière ! À son contact, mon esprit s’est éveillé… Je touchais tous les secrets du monde, connaissais le pourquoi et le comment de la création… Et puis, l’être de lumière - je ne peux l’appeler que par ce nom - m’a demandé ce que j’avais fait de ma vie… Je communiquais avec lui par télépathie. J’ai vu alors mon passé défiler devant moi, les moments de tristesse, de doute ou de joie, des choses aussi que j’avais oubliées. L’être de lumière les considérait avec bienveillance, sans me juger. C’est moi seule qui faisais mon autocritique… Je ressentais ce que mes proches avaient pu éprouver à mon contact, le bien comme le mal… J’étais aussi les autres… Puis derrière l’être de lumière sont apparus mon père et la grand-mère qui m’avait élevée. Je me sentais si heureuse en leur présence ! Papa, toujours par télépathie, m’a signifié alors que je ne pouvais pas poursuivre le chemin avec eux. Il fallait que je retourne sur terre où je n’avais pas terminé ma mission. Ma petite-fille avait besoin de moi. J’étais si partagée ! Mais je n’ai pas eu le choix. La lumière s’est éloignée emportant avec elle ma grand-mère et mon père. Avec une incroyable violence, j’ai réintégré mon corps, retrouvant par là même mes souffrances et une nostalgie de l’extase perdue. Voilà…
Dès que Jeanne Le Coïc se tut, les rumeurs reprirent dans l’assemblée avec son cortège de bruits familiers : raclements de chaises, toussotements de fumeurs, apartés et apostrophes. Le docteur Lambertin se leva et se dirigea vers Jeanne qui lui tendit le micro.
— Mesdames, Messieurs, un instant d’attention, s’il vous plaît… Je sais bien qu’il se fait tard, mais si vous avez des questions à nous poser ou des témoignages à apporter, n’hésitez pas…
L’invite était trop tentante : l’homme à la barbe bien taillée et à l’embonpoint bourgeois fut le premier à se mettre debout et à demander la parole.
Vincent Lambertin sut d’instinct que la joute orale serait de haute lice…
— Monsieur ! attaqua d’entrée le quinquagénaire en s’adressant au conférencier. Comme tout le monde ici, j’ai entendu ce soir et sans broncher, un tissu d’inepties. Vous vous targuez du titre de docteur… Je suppose qu’il faut comprendre docteur en parapsychologie ?
Le mépris qu’affichait l’individu à son encontre stimula les défenses de Vincent Lambertin.
— Non, Monsieur, réfuta-t-il calmement. Je suis docteur en médecine. Ancien interne des Hôpitaux de Paris, j’étais jusqu’à mon accident de voiture, chef du service de gastro-entérologie au CHU de Nantes. Si j’ai quitté par la suite ce poste, ce n’est pas par obligation mais par choix. Cette réponse vous convient-elle, Monsieur ?
Un instant déstabilisé, l’intervenant ne s’en laissa pas pour autant conter… Les regards étaient tournés vers lui… Il s’agissait de ne pas perdre la face devant cet hurluberlu…
— Je suis moi-même médecin et libre-penseur, ajouta-t-il non sans fierté. Et d’abord, permettez-moi une lapalissade : étant donné que vous êtes en vie, vous ne pouvez avoir entraperçu qu’un aspect du processus de mort !
Devant cette évidence, le docteur Lambertin ne put qu’acquiescer d’un hochement de tête. Cette petite victoire ragaillardit son contradicteur : Satisfait, il émit un claquement de langue avant de poursuivre :
— Je ne mets pas en doute votre bonne foi, concéda-t-il alors. Mais tous trois, vous avez été victimes d’hallucinations. Quant à vous, docteur Lambertin, en tant que médecin, vous n’ignorez pas que l’arrêt des fonctions vitales et notamment de la respiration entraîne une diminution de la quantité d’oxygène distribuée au cerveau ? Il suffit d’entendre les rescapés d’accidents de plongée qui ont ainsi subi une augmentation rapide du niveau de CO2. Retournez donc au cinéma revoir Le Grand Bleu ! L’anoxie, l’oxygénation insuffisante du cerveau, provoque des visions similaires à vos NDE !
— Je ne nie pas ce fait, approuva Vincent Lambertin. Mais à lui seul, il ne suffit pas à expliquer la totalité de notre expérience…
— Votre extase ? ironisa alors le même détracteur. Parlons-en et cessez donc de vous réfugier derrière une mystique à trois francs six sous ! Vous n’êtes pas sans savoir que le cerveau d’un mourant sécrète massivement des molécules endorphines. Ces substances, voisines de la morphine et produites naturellement par notre chimie organique en période de stress, masquent la douleur immédiate et sont responsables de l’espèce de béatitude que vous avez décrite. D’ailleurs, je ne vous poserai qu’une seule question : qui est Dieu ? Si tant est qu’il existe, bien évidemment…
Le docteur Lambertin haussa les épaules, impuissant.
— Comment voulez-vous que je vous réponde…
— Ah bon ! jubila son interlocuteur devenu le point de mire du public. Vous l’ignorez ? À vos dires, vous l’avez pourtant côtoyé de très près ! Demandez-vous alors pourquoi — et je ne me fonde que sur votre brillant exposé — les membres de votre nouvelle secte, selon la religion à laquelle ils appartenaient, ont vu dans l’au-delà Jésus-Christ, Allah, Bouddha, Vishnu et tutti quanti ! Au mieux, ceux qui, je suppose, n’avaient aucune idée préconçue sur le sujet, parlent comme vous trois d’une lumière blanche, source d’amour divin…
— Qu’essayez-vous de prouver ? l’interrompit Vincent Lambertin avec un brin d’humeur.
— Ce que je prouve ? reprit l’autre. Tout simplement que vos cerveaux, face à la peur qu’engendre l’imminence de la mort, se sont déconnectés en se réfugiant dans un monde de fantasmes construits à partir de croyances conscientes ! Vos NDE ne sont que purs phénomènes pathologiques de dépersonnalisation, proches de la schizophrénie…
— Monsieur ! l’interpella alors Simon de sa voix douce. Regardez-moi un instant, s’il vous plaît…
Le conférencier ôta, tout en parlant, ses lunettes fumées, laissant entrevoir un regard blanc comme celui des statues…
— Je suis aveugle de naissance. Si je vous affirmais que ma chambre est peinte en « cardon », vous la visualisez ?