Chapitre 2
Les yeux encore ensommeillés, Vincent Lambertin ouvrit ses volets, se demandant comment l’insomniaque qu’il était devenu avait pu dormir aussi longtemps. Une lumière laiteuse investit la pièce. C’est alors qu’il l’aperçut, à la terrasse de l’hôtel, unique cliente attablée devant une tasse fumante. Le médecin grommela son déplaisir, espérant que la journaliste n’eût pas la fâcheuse pensée de lever la tête vers lui. Un coup d’œil à sa montre-bracelet le rassura. Il prendrait le temps de se doucher, comme convenu. Alors qu’il se dirigeait, serviette sur l’épaule, vers la salle de bain commune, Vincent se demanda d’où venait l’idée, généralement acquise, qu’une femme, par définition, est toujours en retard…
Soufflant sur son thé trop chaud, Hanna Baron craignait, quant à elle, d’avoir raté son rendez-vous. Les médecins, d’ordinaire, se targuent d’être ponctuels. Peut-être le docteur Lambertin était-il déjà sorti et reviendrait-il la surprendre après son jogging matinal ?
Du bout des lèvres, la journaliste goûta son breuvage à l’amertume délicieuse. Elle résista à la tentation de croquer le croissant qui la défiait dans sa panière. Elle aurait l’air malin si la bouche pleine, il lui fallait déglutir un bonjour professionnel… Hanna mit alors à profit ce moment de solitude pour réviser son futur entretien. Le sujet l’intéressait fort, mais elle savait intuitivement qu’elle ne pourrait pas bombarder l’homme de questions… À première vue, Vincent Lambertin ne lui semblait pas commode. Et il n’était pas du tout tel qu’elle se l’était représenté. Pourquoi, d’ailleurs, avait-elle imaginé un spécimen viril sorti tout droit de la série Urgences ? Grand, brun, athlétique, charmeur… C’était idiot de sa part ! La jeune femme fit alors un examen de conscience, rapide et léger comme une toilette de chat… Elle, qui se croyait intelligente, n’échappait pas aux lieux communs qui dictent de curieuses lois naturelles ; à savoir qu’à quarante ans un professeur de médecine, svelte, élancé et beau se transforme à soixante en un bonhomme rondouillard, petit, sévère et barbichu…
Hanna Baron se pardonna très vite ses fantasmes de midinette en mordant à belles dents dans l’unique objet de désir qu’elle eût à portée de main.
— Excusez mon retard, Madame, fit aussitôt une voix derrière elle. Déconfite, Hanna se leva pour accueillir le médecin.
— Je… postillonna-t-elle.
— Je vous en prie… Prenez le temps d’avaler votre bouchée, concéda l’odieuse voix, magnanime.
À présent frais et dispos, Vincent Lambertin s’installa en face de la jeune femme dont le regard dépité le surprit. Il en attribua la cause au fait qu’elle l’avait attendu et réitéra donc ses excuses. L’intervention enjouée de l’hôtelier venant prendre la commande du médecin, sauva la journaliste d’un embarras exponentiel…
Puis très vite, contrairement à d’autres idées préconçues qu’elle s’était forgées, Vincent Lambertin réussit à la mettre à l’aise. Un comble pour un reporter censé l’être !
Il lui demanda avec gentillesse si elle avait des attaches sur l’île.
— Mon père est originaire de Groix, expliqua-t-elle. Ma grand-mère vit encore ici. J’ai passé sur le « caillou » les meilleures vacances de mon enfance. À cause du métier de papa qui est attaché d’ambassade, j’ai voyagé de par le monde. À force, quand on est gamine, ce n’est pas rigolo…
— Tiens ! C’est curieux ça ! l’interrompit le médecin.
— Quoi donc ?
— Rien… Non rien, je vous assure… se ravisa-t-il. Juste une coïncidence, c’est tout.
Devant l’expression soudain attristée du docteur, Hanna craignit avoir commis quelque bourde. Elle décida donc de reprendre les rênes de la conversation :
— Docteur, je suis vos interventions dans la presse depuis quelques mois… Le compte rendu du colloque auquel vous avez participé l’an dernier à Paris m’a particulièrement intéressée… Excusez ma question si elle, est indiscrète… Mais vous animez des conférences un peu partout, dans les grandes villes de France… pourquoi donc avez-vous choisi Groix ?
Vincent Lambertin sourit devant l’incrédulité de la jeune femme.
— Oh ! Si c’est tout le mystère qui vous préoccupe, je peux vous le dévoiler. Vous qui êtes un peu groisillonne, vous connaissez certainement Lucie Sauveterre ?
— La vedette locale de notre caillou ? s’étonna Hanna. Personnellement, je ne l’ai jamais rencontrée… Et pour cause… Cette dame n’a pas dû quitter son lit depuis une vingtaine d’années. Mais ma grand-mère lui rend visite, de temps à autre. La sœur aînée de Lucie, aujourd’hui décédée, était sa meilleure amie d’enfance. Lucie Sauveterre est-elle l’une de vos parentes ?
— Non, mais j’ai reçu un courrier d’elle l’année dernière… Plus exactement de sa nièce à qui elle dictait son message, étant donné que Lucie se trouve dans l’incapacité physique de tenir un stylo… Sa lettre m’a profondément troublé… Depuis, nous correspondons régulièrement. C’est elle qui a tenu à ce que je vienne ici donner une conférence. Comme, à présent, je suis son chevalier servant, ajouta le médecin en mimant une révérence, j’obéis à ses ordres !
Hanna Baron fronça les sourcils tout en buvant une gorgée de thé. L’intérêt de la vieille dame pour Vincent Lambertin pouvait se comprendre… Mais compte tenu de l’aura toute particulière qui enveloppait cette femme hors du commun, son insistance à faire venir à Groix le médecin devait revêtir un dessein caché…
— J’ai rendez-vous avec elle en fin d’après-midi, avoua alors Vincent Lambertin, j’ai hâte de la rencontrer.
— C’est bizarre, ne put s’empêcher de répondre la journaliste. On dit qu’elle ne reçoit que le matin, entre dix et douze heures. Sa pitoyable vie est réglée comme du papier à musique. Si elle fait pour vous une exception, c’est que…
— N’employez pas cet adjectif pour qualifier sa vie, l’interrompit le médecin en éludant ainsi la réflexion de la jeune femme. L’existence de Lucie est tout sauf pitoyable ! Ce serait lui faire offense que de penser cela d’elle !
— Oh ! Moi, vous savez, répliqua Hanna un peu vexée, je ne suis pas très versée dans les bondieuseries, les mystères insondables et tutti quanti ! Je suivrais plutôt le précepte d’Épicure quand il écrit :
« Tant que nous existons la mort n’est pas, et quand la mort est là nous ne sommes plus. » Circulez ! Il n’y a rien à voir ! Si vous préférez…
Tout en repoussant sa tasse vide, Vincent sourit à la jeune femme.
— Permettez-moi, Madame, de soulever ici une contradiction à votre encontre. Pourquoi donc l’agnostique que vous prétendez être s’intéresse-t-elle à mes travaux sur les NDE ?
— Nous dirons qu’il s’agit d’une curiosité intellectuelle, répondit Hanna d’une moue boudeuse. Et puis, le paranormal et le questionnement mystique si prisés par le New Age des années soixante-dix sont à nouveau dans l’air du temps… Il suffit de considérer le succès mondial du Da Vinci Code et de tous les petits satellites qui gravitent péniblement autour de lui ! Si j’y vais aussi de ma plume et que je fasse chorus à cette littérature écrite à l’eau bénite, le journal qui m’emploie sera ravi de publier mon papier. Voilà…
Le docteur Lambertin se cala contre le dossier de sa chaise et observa, songeur, son interlocutrice. Sa première impulsion aurait été d’envoyer paître cette fille qui n’affichait que mépris et scepticisme à l’égard de son travail. Puis il se ravisa. Son intuition, en éveil, l’avertissait qu’il devait, au contraire, collaborer avec elle… Qui plus est, la brutalité de sa franchise cachait, à son avis, une certaine forme de désespoir. Il fut alors persuadé que ce n’était ni l’argent ni la gloire qui la motivait…
— Vous êtes bien, comme tous les Français d’ailleurs, l’enfant de Descartes, se contenta-t-il de répondre. Mais n’oubliez pas que, moi aussi, je suis avant tout un scientifique…
Puis changeant de sujet, le médecin sortit de sa poche une carte postale écornée qu’il présenta à la journaliste.
— Vous connaissez cet endroit, je suppose ? Voudriez-vous m’y conduire ? Si ce n’est pas trop loin, nous pourrions marcher tout en bavardant…
— Ah ! Le phare de la pointe des Chats ? Si sept kilomètres à pied ne vous font pas peur, aller-retour j’entends…, eh bien, allons-y !
*
La randonnée possède bien des vertus… C’était en tout cas la réflexion du docteur Lambertin tandis qu’il suivait son guide. Comme, en effet, marcher tout en prenant des notes relèverait de l’exploit sportif, la jeune femme avait rangé son calepin dans un petit sac à dos et devisait de choses et d’autres. Ils empruntaient chemins et sentiers intérieurs en direction du sud-est, contournant des champs de seigle ou de blé noir, bornés çà et là de halliers touffus où croissaient à l’envi prunelliers et parfois des asperges sauvages.
Le ciel, sans être éclatant, avait pris cette douce blancheur automnale et Vincent écoutait, amusé, les histoires de la grand-mère d’Hanna. Un étonnant personnage, semblait-il, qui avait traversé, sans broncher, bien des affres mais dont le « drame », aux dires de sa petite-fille, se résumait à son exil forcé… Le médecin apprit ainsi que l’île se partageait en deux : à l’ouest Pirvisy, à l’est Primiture. Or, Mélanie, il y a soixante ans de cela, avait dû quitter son village natal de Quelhuit pour épouser un gars de Locmaria, situé en Primiture…
— Je crois que vous exagérez un peu ! N’allez pas me dire que votre grand-mère se sent à l’étranger à l’autre bout de son caillou alors que bien des Groisillons ont dû abandonner leur île pour trouver du travail !
— Eh si ! Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, c’est ainsi ! Ma grand-mère est indécrottable à ce sujet ! Selon elle, à Pirvisy, ce sont des purs, des durs au mal, des marins quoi… En revanche, à Primiture, elle ne voit que des paysans qui exhibent leurs richesses pour narguer ceux de Pirvisy et qui pactisent avec les touristes. Mélanie sort directement du XIXe siècle. Je l’aime beaucoup !
Vincent Lambertin rit de bon cœur et cette gaîté nouvelle éclaira son visage, illumina son regard brun. La journaliste, tout en cheminant à ses côtés, le détaillait. Il pouvait avoir, se disait-elle, une quarantaine d’années. Ses cheveux, déjà grisonnants, le vieillissaient, mais ses traits fins et lisses corrigeaient cette première impression.
Ils arrivèrent à Kerohet. Le médecin ralentit son allure, attentif au charme des maisons. Là où sur le continent la toponymie aurait égrené les noms de ses hameaux, la société insulaire, en revanche, se plaisait à dénombrer ses villages sans afféterie mais avec cette conviction profonde de tenir l’intégralité du monde dans son microcosme. Si le docteur Lambertin, au cours de sa promenade, avait relevé quelques erreurs architecturales égarées çà et là, il existait malgré tout une unité groisillonne. Petites et trapues comme pour mieux résister aux tempêtes, les maisons des villages, blanches ou grises, ne pavoisaient pas aux couleurs du bourg. Cependant, sous leur apparente réserve, se cachaient de véritables coquettes qui auraient fait tourner la tête de quelque peintre amoureux. Un peu à la manière des jeunes filles d’antan qui, faraudes, ne pouvaient arborer qu’un ruban neuf, tout tenait dans le détail de ces façades charmantes. Un fin liseré assorti au bleu, au vert ou au jaune des volets fardés soulignait l’encadrement des fenêtres et des portes. La teinte choisie était encore rappelée par un cache-moineaux de bois coloré, griffe de cette île. Des rideaux de dentelle arachnéenne, légers comme des cils, achevaient la toilette des ensorceleuses. Et même si certaines de ces maisons ne pouvaient s’enorgueillir d’un jardinet, qu’à cela ne tienne, elles paraient leurs façades d’un tablier de roses trémières haut perchées sur leur tige et qui tanguaient, langoureuses, happant par là même le regard du promeneur…
Une question de la journaliste arracha Vincent Lambertin, à sa contemplation :
— Vous comptez rester ici quelques jours ?
— Oui. J’ai pris une semaine de congé. Je suis un peu fatigué, je l’avoue.
Tout en reprenant leur marche, Hanna Baron arracha au passage quelques brins d’aneth sauvage qu’elle frotta contre ses paumes pour en exalter la senteur anisée.
— Hier, durant la conférence, je n’ai pas bien compris une chose… Vous étiez, n’est-ce pas, chef du service de gastro-entérologie au CHU de Nantes ? Est-ce par choix que vous auriez quitté ce poste ? Cela m’a semblé bizarre… Sans vouloir vous vexer, reprit-elle, quand un médecin obtient un tel plan de carrière, il ne lâche pas si facilement prise.
Après un instant de réflexion, Vincent Lambertin lui répondit :
— Vous avez sans doute raison et je conçois votre étonnement… Après mon accident de voiture, quand j’ai décidé de changer de vie et demandé à être rattaché au CHU en tant que simple contractuel, mes confrères m’ont considéré comme un animal étrange… Entre eux, je le sais, ils ont même parlé de séquelles dont j’aurais tu la gravité… Mais rassurez-vous ! ajouta-t-il en riant, vous ne vous promenez pas en compagnie d’un fou !
— Loin de moi cette pensée ! J’aimerais tout de même savoir en quoi consiste exactement votre travail aujourd’hui.
Vincent Lambertin expliqua alors à la jeune femme l’accord qu’il avait passé avec la direction du centre hospitalier.
Moyennant un salaire, correct mais sans plus, il continuait à travailler le matin dans son ancien service, sous les ordres d’un nouveau patron. L’après-midi, en revanche, il bénéficiait d’un local où il avait carte blanche pour soigner gratuitement les « blessés de la vie ».
— Vous pouvez préciser ?
— Oh ! Tous les laissés pour compte… et ils sont nombreux. Ceux qui, de façon générale, ne bénéficient pas ou plus de la Sécurité Sociale. Les immigrés clandestins, les SDF ou les chômeurs en fin de droits… Je soigne les pathologies de la rue et les hématomes de l’âme. Il m’est arrivé aussi de m’improviser vétérinaire quand une personne s’inquiétait pour sa seule richesse : son chien.
— C’est respectable, commenta Hanna, et je vous admire…
Vincent Lambertin s’arrêta et, de son regard doux, scruta la journaliste. Un sourire sceptique errait sur ses lèvres.
— Non… Je vois que vous ne comprenez pas… C’est moi qui dois tout à ces gens ! Ce sont eux qui me sauvent…