Chapitre 2 - SAINT-LOUIS-EN-L'ILE-2

2151 Words
Elle regardait en avant, de tous ses yeux, de toute son âme. En avant, il y avait un jeune homme à tournure élégante et hautaine qui longeait en ce moment le quai de la Grève. Le suivait-elle ? Plus notre homme que les maçons du Marché-Neuf appelaient le patron approchait de l'Hôtel de Ville, moins nombreux étaient les gens qui le saluaient d'un air de connaissance. Paris est ainsi et contient des célébrités de rayon qui ne dépassent pas tel numéro de telle rue. Une fois que l'homme eut atteint le quai des Ormes, personne ne le salua plus. L'homme cependant, « le patron », qu'il courût ou non le guilledou, avait la vue bonne, car, malgré l'obscurité qui commençait à borner les lointains, il surveillait non seulement la fillette, mais encore le charmant cavalier que la fillette semblait suivre. Celui-ci tourna le premier l'angle du Pont Marie, qu'il traversa pour entrer dans l'île Saint-Louis ; la fillette fit comme lui ; le patron prit la même route. Le pas de la fillette se ralentissait sensiblement et devenait pénible. Rien n'échappait au patron, car sa poitrine rendit un gros soupir, tandis qu'il murmurait : – Il nous la tuera ! Faut-il que tant de bonheur se soit changé ainsi en misère ! On ne voyait plus le jeune cavalier, qui avait dû tourner le coin des rues Saint-Louis-en-l'Ile et des Deux-Ponts. La fillette marchait désormais avec un effort si visible, que le patron fit un mouvement comme s'il eût voulu s'élancer pour la soutenir. Mais il ne céda point à la tentation, et calcula seulement sa marche de façon à bien voir où elle dirigerait sa course, après avoir quitté la rue des Deux-Ponts. Elle tourna vers la gauche et franchit sans hésiter la porte de l'église Saint-Louis. La brume tombait déjà dans cette rue étroite. A l'ombre de l'église et devant le portail, il y avait un riche équipage qui allumait ses lanternes d'argent. La République dormait, prête à s'éveiller Empire. Elle avait fait trêve un peu au luxe extravagant du Directoire, mais elle ne proscrivait en aucune façon les allures seigneuriales. La voiture arrêtée à la porte de l'église Saint-Louis eût fait honneur à un prince. L'attelage était splendide, le coffre d'une élégance exquise, et les livrées brillaient irréprochables. En ce temps, la rue Saint-Louis-en-l'Ile ne se distinguait point par une animation exceptionnelle : elle desservait un quartier somnolent et presque désert ; elle ne venait d'aucun centre, elle ne menait a aucune artère. Vous eussiez dit, en la voyant, la rue principale d'un chef-lieu de canton situé à cent lieues de Paris. A l'heure où nous sommes, Paris n'a point de quartiers déserts. Le commerce s'est emparé du Marais et de l'île Saint-Louis, Les uns disent qu'il déshonore ces magnifiques hôtels de la vieille ville, les autres qu'il les réhabilite. A cet égard, le commerce n'a pas de parti pris. Il ne demande pas à réhabiliter, il ne craint pas de souiller. Il veut gagner de l'argent et se moque bien du reste. Sous le Consulat, Paris ne comptait guère plus de cinq cent mille habitants. Toute cette portion orientale de la ville, abandonnée par la noblesse de robe et n'ayant point encore l'industrie, était une solitude. A cause de cela, sans doute, le resplendissant équipage stationnant à la porte de l'église avait attiré un concours inusité de curieux : vous eussiez bien compté dans la rue une douzaine de commères et un nombre égal de bambins. Le concile en plein air était présidé par un portier. Le portier, adonné comme ses pareils à une philosophie austère et détestant tout ce qui est beau parce qu'il était affreusement laid, prononçait un discours contre le luxe. Les gamins regardaient luire les lanternes et piaffer les chevaux ; les commères se disaient : Si le ciel était juste, nous éclabousserions aussi le pauvre monde ! – S'il vous plaît, demanda le patron des maçons du Marché Neuf, à qui appartient cette voiture ? Gamins, commères et portier le toisèrent de la tête aux pieds. – Celui-là n'est pas du quartier, dirent les gamins. – Est-il chargé de faire la police ? demanda une commère. – Comment vous nomme-t-on, l'ami ? Interrogea le portier, nous n'avons pas de comptes à rendre à des étrangers. Car les gens de Paris sont des étrangers pour ces farouches insulaires penitùs toto divisos orbe, séparés du reste de l'univers par les deux bras de la Seine. A l'instant où le patron allait répondre, la porte de l'église s'ouvrit, et il recula de trois pas en laissant échapper un cri de surprise, comme si un spectre lui eût apparu. C'était, en tous cas, un fantôme charmant : une femme toute jeune et toute belle, dont les cheveux blonds tombaient en boucles gracieuses autour d'un adorable visage. Cette femme donnait le bras à un jeune homme de vingt-cinq à trente ans, qui n'était point celui que suivait naguère notre fillette, et que vous eussiez jugé Allemand à certains détails de son costume. – Ramberg !… murmura le patron. La délicieuse blonde était assise déjà sur les coussins de la voiture où le jeune Allemand prit place à côté d'elle. Une voix sonore et douce commanda : – A l'hôtel ! Et la portière se referma. Les beaux chevaux prirent aussitôt le trot de parade dans la direction du Pont Marie. – Je vous dis que c'est une ci-devant ! affirma le portier. – Non pas ! riposta une commère, c'est une duchesse de Turquie ou d'ailleurs. – Une espionne de Pitt et Cobourg peut-être !… Les gamins, à qui on avait jeté des pièces blanches, couraient après l'équipage en criant avec ferveur : – Vive la princesse ! Le patron resta un moment immobile. Son regard était baissé ; on lisait sur son front pâle le travail de sa pensée. – Ramberg ! répéta-t-il. Qui est cette femme ? Et qui me donnera le mot de l'énigme ?… On croyait le baron de Ramberg parti depuis huit jours, et voilà plus de deux semaines que le comte Wenzel a disparu… La femme avec qui je le vis était brune, mais c'était le même regard… Sans s'inquiéter davantage du petit rassemblement qui l'examinait désormais avec défiance, il monta tout pensif les marches de l'église et en franchit le seuil. L'église semblait complètement déserte. Les derniers rayons du jour envoyaient à peine, à travers les vitres, de sombres et incertaines lueurs. La lampe perpétuelle laissait battre sa lueur toujours mourante au-devant du maître-autel. Pas un bruit n'indiquait dans la nef la présence d'un être humain. Le patron était pourtant bien sûr d'avoir vu entrer la jeune fille, et si la jeune fille était entrée, ce devait être sur les traces de celui qu'elle suivait. Le patron avait déjà parcouru l'un des bas-côtés, visitant de l'œil chaque chapelle, et la moitié de l'autre, lorsqu'une main le toucha au passage, sortant de l'ombre d un pilier. Il s'arrêta, mais ne parla point, parce que la créature humaine qui était là, tapie dans l'angle profond laissé derrière la chaire, mit un doigt sur ses lèvres et montra ensuite un confessionnal situé à quelques pas de là. Le patron s'agenouilla sur la dalle et prit l'attitude de la prière. L'instant d'après, la porte du confessionnal s'ouvrit, et un prêtre jeune encore, dont la tonsure laissait une place d'une blancheur éclatante au milieu d'une forêt de cheveux noirs, se dirigea vers l'autel de la Vierge et s'y prosterna. Après une courte oraison, pendant laquelle il frappa trois fois sa poitrine, le prêtre baisa la pierre en dehors de la balustrade, et gagna la sacristie. L'ombre sortit alors de son encoignure et dit : – Maintenant, nous sommes seuls. C'était un enfant, ou du moins il semblait tel, car sa tête ne venait pas tout à fait à l'épaule de son compagnon, mais sa voix avait un timbre viril, et le peu qu'on voyait de ses traits donnait un démenti à la petitesse de sa taille. – Y a-t-il longtemps que tu es là, Patou ? demanda notre homme. – Monsieur le gardien, répondit l'ombre, la clinique du docteur Loysel a fini à trois heures douze minutes, et il y a loin de Saint-Louis-en-l'Ile à l'Ecole de médecine. – Qu'as-tu vu ? interrogea encore celui qu'on nommait ici M. le gardien, et là-bas « le patron ». Au lieu de répondre, cette fois, le prétendu enfant secoua d'un mouvement brusque la chevelure hérissée qui se crêpait sur sa forte tête, et murmura comme en se parlante lui-même : – Je serais bien venu plus tôt, mais le professeur Loysel faisait sa leçon sur l' Organon de Samuel Hahnemann. Voilà huit jours que dure cette parenthèse, où il n'est pas plus question de clinique que du déluge. Je n'avais jamais entendu parler de ce Samuel Hahnemann, mais on l'insulte tant et si bien à l'Ecole, que je commence à le regarder comme un grand inventeur… – Patou, mon ami, interrompit le gardien, vous autres de la Faculté, vous êtes tous des bavards. Il ne s'agit pas de ce Samuel, qui doit être un juif ou tout au moins un baragouineur allemand, puisqu'il a un nom en mann… Qu'as-tu vu ? Dis vite ! – Ah ! monsieur le gardien, répliqua Patou, de drôles de, choses, parole d'honneur ! Les gens de police doivent s'amuser, c'est certain, car pour une fois que j'ai fait l'espionne, je me suis diverti comme un ange !… La jolie femme, dites donc ! – Quelle femme ? – La comtesse. – Ah ! ah ! fit le gardien, c'est une comtesse ! – L'abbé Martel l'a appelée ainsi… Mais pensiez-vous que je voulais parler de votre Angèle, pauvre cher cœur, puisque vous me demandiez : Quelle femme ? – N'as-tu point vu Angèle ? – Si fait… bien pâle et avec des larmes dans ses beaux yeux. – Et René ? – René aussi… plus pâle qu'Angèle… mais le regard brûlant et fou… – Et as-tu deviné ? – Patience !… Au lit du malade, celui qui expose le mieux les symptômes ne découvre pas toujours le remède. Il y a les savants et les médecins : ceux qui professent et ceux qui guérissent… Je vais vous exposer les faits : je suis le savant… vous serez le médecin, si vous devinez le mot de la charade… ou des charades, car il y a là plus d'une maladie, j'en suis sûr. Un bruit de clefs se fit entendre en ce moment du côté de la sacristie, et le bedeau commença une ronde, disant à haute voix : On va fermer les portes. Hormis le gardien et Patou, il n'y avait personne dans l'église. Le gardien se dirigea vers rentrée principale, mais Patou le retint et se mit à marcher en sens contraire. En passant près du petit bénitier de la porte latérale, le gardien y trempa les doigts de sa main droite, et offrit de l'eau bénite à Patou, qui dit merci en riant. Le gardien se signa gravement. Patou dit : – Je n'ai pas encore examiné cela. Hier je me moquais de Samuel Hahnemann, aujourd'hui j'attacherais volontiers son nom à mon chapeau ; quand j'aurai achevé mon cours de médecine, je compte étudier un peu la théologie, et peut-être que je mourrai capucin. Il s'interrompit pour ajouter en montrant la porte : – C'est par là que M. René est sorti et après lui Mlle Angèle. Le gardien était pensif. – Tu as peut-être raison de tout étudier, Patou, mon ami, dit-il avec une sorte de fatigue, moi je n'ai rien étudié, sinon la musique, l'escrime et les hommes… – Excusez du peu ! fit l'apprenti médecin. – Il est trop tard pour étudier le reste, acheva le gardien. Je suis du passé, tu as de l'avenir : le passé croyait à ce qu'il ignorait ; vous croirez sans doute à ce que vous aurez appris ; je le souhaite, car il est bon de croire. Moi, je crois en Dieu qui m'a créé ; je crois en la république que j'aime et en ma conscience qui ne m'a jamais trompé. Patou sauta sur le pavé de la rue Poultier, et fit un entrechat à quatre temps qu'on n'eût point espéré de ses courtes jambes. – Vous, patron, dit-il en éclatant de rire, vous êtes naïf comme un enfant, solide comme un athlète et absurde comme une jolie femme. Vous confondez toutes les notions. J'ai un petit-neveu qui me disait l'autre jour : J'aime maman et les pommes d'api. C'est de votre… A propos ! – c'est cette belle comtesse blonde qui me fait songer à cela, – quel sujet à disséquer ! J'étudie en ce moment les maladies spéciales de la femme. J'aurais grand besoin de quelqu'un… j'entends quelqu'un de jeune et de bien conformé… un beau sujet… Auriez-vous cela dans votre caveau de bénédiction, M. Jean-Pierre ?
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