Chapitre 2 - SAINT-LOUIS-EN-L'ILE
La vampire existait, voilà le point de départ et la chose certaine : que ce fût un monstre fantastique comme certains le croyaient fermement, ou une audacieuse b***e de malfaiteurs réunis sous cette raison sociale, comme les gens plus éclairés le pensaient, la vampire existait.
Depuis un mois il était bruit de plusieurs disparitions. Les victimes semblaient choisies avec soin parmi cette population flottante et riche qu'un intervalle de paix amenait à Paris. On parlait d'une vingtaine d'étrangers pour le moins, tous jeunes, tous ayant marqué leur passage à Paris par de grandes dépenses, et qui s'étaient éclipsés soudain sans laisser de traces.
Y en avait-il vingt en effet ? La police niait. La police eût affirmé volontiers que ces rumeurs n'avaient pas l'ombre de fondement et qu'elles étaient l'œuvre d'une opposition qui devenait de jour en jour plus hardie.
Mais l'opinion populaire s'affermit d'autant mieux que les dénégations de la police sont plus précises. Dans les faubourgs, ce n'était pas de vingt victimes que l'on parlait, on comptait les victimes par centaines.
A ce point qu'on affirmait l'existence d'un ténébreux charnier situé au bord du fleuve. On ne savait, il est vrai, où ce charnier pouvait être caché ; on objectait même des impossibilités matérielles, car il eût fallu supposer que le fleuve communiquait directement avec cette tombe, pour expliquer le phénomène de la pêche miraculeuse. Et comment admettre la présence d'un canal inconnu aux gens du quartier ?
Dans la saison d'été, la Seine abandonne ses rives et livre à tous regards le secret de ses berges.
C'était assurément là une objection frappante et qui venait à l'appui de l'outrageuse invraisemblance du fait en lui-même : une oubliette au dix-neuvième siècle !
Les sceptiques avaient beau jeu pour rire.
Paris ne se faisait point faute d'imiter les sceptiques. Il riait ; il répétait sur tous les tons ; c'est absurde, c'est impossible.
Mais il avait peur.
Quand les poltrons de village ont peur, la nuit, dans les chemins creux, ils chantent à tue-tête. Paris est ainsi : au milieu de ses plus grandes épouvantes, il rit souvent à gorge. Paris riait donc en tremblant ou tremblait en riant, car les objections et les raisonnements ne peuvent rien contre certaines évidences. La panique se faisait tout doucement. Les personnes sages ne croyaient peut-être pas encore, mais l'inquiétude contagieuse les prenait, et les railleurs eux-mêmes, en colportant leurs moqueries, augmentaient la fièvre.
Deux faits restaient debout, d'ailleurs : la disparition de plusieurs étrangers et provinciaux, disparition qui commençait à produire son résultat d'agitation judiciaire, et cette autre circonstance que le lecteur jugera comme il voudra, mais qui impressionnait Paris plus vivement encore que la première : la pêche miraculeuse du quai de Béthune.
C'était, on peut le dire, une préoccupation générale. Ceux qui se bornaient à hocher la tête en avouant qu'il y avait là « quelque chose » pouvaient passer pour des modèles de prudence.
Est-il besoin d'ajouter que la politique fournissait sa note à ce concert ? Jamais circonstances ne furent plus propices pour mêler le mélodrame politique à l'imbroglio du crime privé. De grands événements se préparaient, de terribles périls, récemment évités, laissaient l'administration fatiguée et pantelante. L'Empire, qui se fondait à bas bruit dans la chambre à coucher du premier consul, donnait à la préfecture les coliques de l'enfantement.
Le citoyen préfet, qui ne devait jamais être un aigle et qui ne s'appelait pas encore le comte Dubois, tressaillait de la tête aux pieds à chaque bruit de porte fermée, croyant ouïr un écho de cette machine infernale dont il n'avait point su prévenir l'explosion. Les sombres inventeurs de cet engin, Saint-Rejant et Carbon, avaient porté leurs têtes sur l'échafaud : mais, du fond de sa disgrâce, Fouché murmurait des paroles qui montaient jusqu'au chef de l'état.
Fouché disait : Saint-Rejant et Carbon ont laissé des fils. Avant eux, il y avait Ceracchi, Diana et Arena qui ont laissé des frères. Entre le premier consul et la couronne, il y a la France républicaine et la France royaliste. Pour sauter ce pas, il faudrait un bon cheval, et Dubois n'est qu'un âne !
Le mot était dur, mais le futur duc d'Otranto avait une langue de fer.
Celui qui devait être l'empereur l'écoutait bien plus qu'il n'en voulait avoir l'air.
Quant à Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois, ce n'était pas un âne, non, puisqu'il mangeait des truffes et du poulet, mais c'était un brave homme prodigieusement embarrassé.
Les cartes se brouillaient, en effet, de nouveau, et une conspiration bien autrement redoutable que celle de Saint-Rejant menaçait le premier consul.
Les trois ou quatre polices chargées d'éclairer Paris, affolées tout à coup par ce danger invisible que chacun sentait, mais dont nul ne pouvait saisir la trace palpable, s'entre-choquaient dans la nuit de leur ignorance, se nuisaient l'une à l'autre, se contrecarraient mutuellement, et surtout s'accusaient réciproquement avec un entrain égal.
Paris avait pour elles tant d'affection et en elles tant de confiance, qu'un matin, Paris s'éveilla disant et croyant que la vampire, cette friande de cadavres, était la police, et que les jeunes gens disparus payaient de leur vie certaines méprises de la police ou des polices frappant au hasard, les prétendus constructeurs d'une machine infernale.
Ce jour-là Paris oublia de rire ; mais il s'en dédommagea le lendemain en apprenant que Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois avait fait cerner par deux cent cinquante agents l'enclos de la Madeleine, douze heures juste après la fin d'un conciliabule en plein air tenu par Georges Cadoudal et ses complices, derrière les murailles de l'église en construction.
Il semblait, en vérité, que Paris sût ce que le citoyen Dubois ignorait. Le citoyen Dubois passait au milieu de ces événements, gros de menaces, comme l'éternel mari de la comédie qui est le seul à ne point voir les gaietés de sa chambre nuptiale.
Il cherchait partout où il ne devait point trouver, il se démenait, il suait sang et eau et jetait, en fin de compte, sa langue au chien avec désespoir.
Ce fut dans ce conciliabule de l'église de la Madeleine que Georges Cadoudal proposa aux ex-généraux Pichegru et Moreau le plan hardi qui devait arrêter la carrière du futur empereur.
Le mot hardi est de Fouché, duc d'Otrante Au mot hardi Fouché ajoute le mot facile.
Voici quel était ce plan, bien connu, presque célèbre.
Les trois conjurés avaient à Paris un contingent hétérogène, puisqu'il appartenait à tous les partis ennemis du premier consul, mais uni par une passion commune et composé d'hommes résolus.
Les mémoires contemporains portent ce noyau à deux mille combattants pour le moins : Vendéens, chouans de Bretagne, gardes nationaux de Lyon, babouvistes et anciens soldats de Coudé.
Une élite de trois cents hommes, parmi ces partisans, avait été pourvue d'uniformes appartenant à la garde consulaire.
Le chef de l'Etat habitait le château de Saint-Cloud.
A la garde montante du matin, et à l'aide d'intelligences qui ne sont pas entièrement expliquées, les trois cents conjurés, revêtus de l'uniforme réglementaire, devaient prendre le service du château.
Il paraît prouvé qu'on avait le mot d'ordre.
A son réveil, le premier consul se serait donc trouvé au pouvoir de l'insurrection.
Le plan manqua, non point par l'action des polices qui l'ignorèrent jusqu'au dernier moment, mais par l'irrésolution de Moreau. Ce général était sujet à ces défaillances morales. Il eut frayeur ou remords. L'exécution du complet fut remise quatre jours de là.
Jamais les complots remis ne s'exécutent.
On raconte qu'un Breton conjuré, M. de Querelles, pris de frayeur à la vue de ces hésitations, demanda et obtint une audience du premier consul lui-même et révéla tous les détails du plan.
Napoléon Bonaparte rassembla, dit-on, dans son cabinet, sa police militaire, sa police politique et sa police urbaine : M. Savary, depuis duc de Rovigo ; le grand juge Régnier et H. Dubois. Il leur raconta la très curieuse histoire de la conspiration ; il leur prouva que Moreau et Pichegru allaient et venaient depuis huit jours dans les rues de Paris comme de bons bourgeois, et que Georges Cadoudal, gros homme de mœurs joyeuses, fréquentaient assidûment les cafés de la rive gauche après son dîner.
L'histoire ne dit pas que son discours fût semé de compliments très chauds pour ses trois chargés d'affaires au département de la clairvoyance.
Le futur empereur ne remercia que Dieu – et son ancien ami J.-Victor Moreau, qu'il avait toujours, regardé comme une bonne arme mal chargée et susceptible de faire long feu.
Moreau et Pichegru furent arrêtés. Georges Cadoudal, qui n'était pourtant pas de corpulence à passer par le trou d'une aiguille, resta libre.
Et Fouché se frotta les mains, disant : Vous verrez qu'il faudra que je m'en mêle !
Par le fait, les gens de police sont rares, et Fouché lui-même fut en défaut nombre de fois. Argus a beau posséder cinquante paires d'yeux, qu'importe s'il est myope ? L'histoire des bévues de la police serait curieuse, instructive, mais monotone et si longue, si longue, que le découragement viendrait à moitié route.
Nous avions, pour placer ici cette courte digression historique, plusieurs raisons qui toutes appartiennent à notre métier de conteur. D'abord il nous plaisait de bien poser le cadre où vont agir les personnages de notre drame ; ensuite il nous semblait utile d'expliquer, sinon d'excuser, l'inertie de la police urbaine en face de ces rumeurs qui faisaient, par la ville, une véritable concurrence aux cancans d'Etat.
La police avait autre chose à faire et ne pouvaient s'occuper de la vampire. La police s'agitait, cherchait, fouillait, ne trouvait rien et était sur les dents.
Le 28 février 1804, le jour même où Pichegru fut arrêté dans son lit, rue Chabanais, chez le courtier de commerce Leblanc, un homme passa rapidement sur le Marché-Neuf, devant un petit bâtiment qui était en construction, au rebord même du quai, et dont les échafaudages dominaient la Seine.
Les maçons qui pliaient bagages et les conducteurs des travaux connaissaient bien cet homme, car ils l'appelèrent, disant :
– Patron, ne venez-vous point voir si nous avons avancé la besogne aujourd'hui ?
L'homme les salua de la main et poursuivit sa route en remontant le cours de la rivière.
Maçons et surveillants se prirent à sourire en échangeant des regards d'intelligence, car il y avait une jeune fille qui allait à quelque cent pas en avant de l'homme, enveloppée dans une mante de laine noire et cachant son visage sous un voile.
– Voilà trois jours de suite, dit un tailleur de pierres, que le patron court le guilledou de ce côté-là.
– Il est vert encore, ajouta un autre, le patron !
Et un troisième :
– Ecoutez donc ! On n'est pas de bois ! Le patron a un métier qui ne doit pas le régayer plus que de raison. Il faut bien un peu rire.
Un vieux maçon, qui remettait sa veste, blanche de plâtre, murmura :
– Voilà trente ans que je connais le patron ; il ne rit pas comme tout le monde.
L'homme allait cependant à grand pas, et se perdait déjà derrière les masures qui encombrent le Marché-Neuf, aux abords de la rue de la Cité.
Quant à la fillette voilée, elle avait complètement disparu, L'homme était vieux, mais il avait une haute et noble taille, hardiment dégagée. Son costume, qui semblait le classer parmi les petits bourgeois, dispensés de tous frais de toilette, était grandement porté. Il avait, cet homme, des pieds à la tête, l'allure franche et libre que donne l'habitude de certains exercices du corps, réservés, d'ordinaire, à la classe la plus riche.
Du bâtiment en construction jusqu'au pont Notre-Dame, nombre de gens se découvrirent sur son passage ; c'était évidemment une notabilité du quartier. Il répondait aux saluts d'un geste bienveillant et cordial, mais il ne ralentissait point sa course.
Sa course semblait calculée, non point pour rejoindre la jeune fille, mais pour ne la jamais perdre de vue.
Celle-ci, dont les jambes étaient moins longues, allait du plus vite qu'elle pouvait. Elle ne se savait point poursuivie ; du moins pas une seule fois elle ne tourna la tête pour regarder en arrière.