V

2269 Words
VEnfin, nous arrivâmes à la veille du concert si impatiemment attendu par ceux qui m’entouraient, et dont pour mon compte je hâtais la fin de tous mes vœux. Tout était prêt et un peu de calme avait remplacé le tohu-bohu des autres jours. Sauf une répétition qui devait avoir lieu le soir, la journée promettait de s’écouler dans le silence. Harassé de corps et d’esprit par les ennuis de mon rôle de maître de maison, privé depuis longtemps de mes chères solitudes, je saisis comme un bonheur inespéré l’occasion d’aller faire une longue promenade dans la campagne. Nous étions à la fin de juillet ; il était huit heures du matin ; un vent léger chassait sur l’azur du ciel de gros nuages blancs, dont les ombres passagères tempéraient l’ardeur du soleil. Après avoir traversé le parc où s’échelonnaient de distance en distance les ifs déjà chargés de lampions, destinés à l’illumination du lendemain, j’arrivai à une petite porte percée dans le mur de clôture, et qui s’ouvrait sur les champs. Un sentiment de joie parcourut tout mon être quand je me trouvai en face du vide de la plaine, quand mes yeux purent errer au hasard dans l’espace, mes oreilles n’être plus heurtées que par le bruit de mes pas sur l’herbe du chemin. La moisson approchait ; les épis, mollement balancés sur leur tige flexible, ondulaient comme les vagues d’une mer doucement agitée, laissant apercevoir sous leur nappe dorée le saphir du bluet, le rubis du coquelicot. Une alouette, en chantant, s’élevait dans les airs. En présence de ce spectacle resplendissant de la nature, mes pensées se reportèrent vers celui qu’offrait en ce moment ma maison ; je me demandai alors quelle assemblée humaine vaudrait jamais ces créations admirables, ces arbres, ces buissons en fleurs ; je me demandai quelle était la lumière factice qui vaudrait ce brillant soleil, où trouver un gosier de femme qui égalerait en gaieté et en fraîcheur celui de cette fille des blés, qui s’en allait, légère et insouciante des applaudissements de la foule, se perdre dans les nues ? Ces pensées furent interrompues tout à coup par un bruit singulier dont il m’était impossible de deviner la cause : c’était comme une psalmodie murmurée à voix basse et entrecoupée de soupirs et de sanglots enfantins ; je regardai autour de moi : tout était solitaire. De près comme de loin, pas une créature vivante ne se présentait à ma vue : je me perdais en conjectures. Cependant, à force d’écouter, il me sembla que cette espèce de chant partait d’un des champs qui bordaient le chemin sur lequel s’ouvrait la petite porte du parc. Prenant un petit sentier tracé entre les blés, je suivis la direction que m’indiquait la voix ; à mesure que j’approchais, ma curiosité augmentait je faisais mille suppositions… Qu’allais-je trouver au bout de ma course ? Bientôt je m’arrêtai… Le sentier, dans une de ses nombreuses sinuosités, venait de me laisser découvrir l’objet de mes recherches. Oh ! laissez-moi un instant, monsieur, m’appesantir sur le ravissant tableau qui s’offrit à ma vue… Laissez-moi repaître mon imagination de ce tableau doux, chaste et charmant, comme l’être qu’il représentait alors, que mes pinceaux ont reproduit tant de fois et auquel mon cœur fit à l’heure même un cadre d’amour. Un enfant, monsieur, car ce n’était qu’un enfant, une petite fille était là… assise sur le bord d’un sillon ; la haute moisson qui l’entourait l’avait empêchée de me voir approcher, et je pus contempler et m’enivrer longtemps des grâces enfantines dont la séduction se grava pour jamais dans mon cœur. Je n’essayerai pas de vous décrire le charme des traits, des poses, des moindres gestes de cette jeune créature, avec ses yeux couleur du ciel vers lequel ils se levaient souvent, ses cheveux blonds comme les épis qui les ombrageaient et qui semblaient appartenir aux anges du paradis ; vêtue d’une robe rose, dont la nuance se confondait avec la fraîcheur de son teint, vous l’auriez prise, à la manière dont elle était blottie, pour un bouquet d’églantines jeté au hasard dans une gerbe de blé. Petite, mignonne, délicate, elle paraissait à peine avoir six ans, quoiqu’elle en eût déjà huit. Un grand chapeau de paille rempli de bluets était déposé à ses pieds ; de ses petites mains elle y puisait des fleurs pour tresser des couronnes, dont une ornait déjà sa tête charmante. D’une voix lente et douce elle chantait un air triste, en prononçant des paroles incohérentes et sans suite, dont il me fut impossible de saisir le sens. De temps en temps, interrompant son chant, la belle enfant cachait sa tête sur ses genoux et éclatait en soupirs et en sanglots. De cette alternative venait le bruit étrange que j’avais entendu. Une fois enfin, en relevant la tête, la pauvre affligée m’aperçut. Au lieu de s’effrayer ou de fuir, comme il était naturel qu’elle le fit, l’enfant arrêta sur moi ses grands yeux émus et mouillés de larmes, puis elle se mit à sourire. – J’ai presque eu peur, fit-elle. – Rassurez-vous, lui dis-je, je ne vous ferai aucun mal. – Je le sais bien, répliqua-t-elle. – Comment le savez-vous ? vous ne me connaissez pas. Elle me regarda avec attention. – Je le sais, parce que vous avez l’air bon et que je vous trouve joli, répliqua-t-elle. Puis elle ajouta : – Et moi, me connaissez-vous ? – Non, mais si vous voulez me dire comment vous vous appelez, cela me fera un grand plaisir. – On me nomme Mysa et je demeure à la petite maison que vous voyez là-bas au bout des champs, sous les arbres. Cette maison était presque une chaumière, Mysa devait être pauvre. – Habitez-vous cette maison depuis longtemps ? lui demandai-je. – Je ne sais pas, répondit-elle, je suis encore si petite ; mais mon grand-père vous le dira si vous voulez venir le voir. Et déjà elle se levait pour partir ; mais moi, si avide de ses paroles, si heureux de ce tête-à-tête, je voulus le prolonger, et m’asseyant à terre auprès d’elle : – Eh bien ! Mysa, dis-je, puisque je ne vous fais pas peur, dites-moi pourquoi vous pleuriez tout à l’heure. Elle baissa les yeux, devint rouge, et se mit à achever sa couronne. – Je ne pleurais pas, reprit-elle à demi-voix, je chantais. Et deux larmes tombèrent sur ses fleurs. – Vous pleurez encore. – C’est dans la chanson. – Alors, c’est une vilaine chanson. – Non, car c’est moi qui l’ai faite, répondit-elle d’un air piqué, qui la rendait ravissante. Mes bras étaient prêts à s’ouvrir pour la serrer sur mon cœur ; mais déjà je l’aurais pressée trop fort sur ce cœur qu’elle devait déchirer un jour. – Eh bien ! chantez-moi votre chanson, Mysa, dis-je en baisant, sans qu’elle s’en aperçût, une boucle de ses cheveux. – J’aime mieux vous la dire, car si je chantais, je pleurerais… C’est l’histoire d’une petite fille qui a beaucoup de chagrin. – Pourquoi ? – Parce que… Ici Mysa s’arrêta. Puis reprenant : – Parce qu’elle n’ira pas au concert, où il y aura toutes sortes de monde bien riche et une grande musique… C’est si beau la musique ! Je compris qu’il était question de notre fête du lendemain. – Et qui empêche cette petite fille d’aller au concert ? repris-je. Mysa garda longtemps le silence, puis, laissant éclater son désespoir : – C’est que je n’ai pas de robe, s’écria-t-elle. Honteuse de cet aveu, la pauvre petite couvrit sa figure de ses mains. Je les en détachai avec peine, et les serrant dans les miennes : – Consolez-vous, Mysa, dis-je, vous aurez une robe. – Oh ! non, mon grand-père est si pauvre ! Il pleure aussi, lui ! – Mais moi, j’ai une mère qui est riche, et qui sera bien heureuse de vous faire ce plaisir. Surprise, elle me regarda avec un mélange de joie et d’hésitation. – Et vous, que me donnerez-vous, Mysa ? repris-je. Elle fit un geste pour approcher ses lèvres des miennes ; mais réprimant bientôt ce premier mouvement naturel à un enfant, elle ôta la couronne de bluets qui ornait sa blonde fête, et me la présentant avec une grâce ineffable : – Tenez, dit-elle, c’est tout ce que j’ai. Ah ! monsieur, le jour où mes mains ravies attachèrent sur le front de ma fiancée la riche couronne qui en faisait ma femme, mon émotion ne fut pas plus délicieuse que celle que j’éprouvai en touchant ces modestes fleurs arrangées sans art, mais pleines à mes yeux du plus doux prestige. Peut-être trouvez-vous surnaturel l’enthousiasme dont je fus saisi à la vue d’une enfant de l’âge de Mysa ; mais veuillez vous rappeler ce que je vous ai dit de mon éducation, de mon caractère, de mes goûts ; songez qu’à peine sorti moi-même de l’enfance, aucune femme n’avait encore fait battre mon cœur, et qu’enclin au sentiment des choses simples et naïves, l’amour, tel que je le comprenais alors, pouvait naître en mon âme, à la vue d’une enfant, comme à la vue des beautés de la nature. N’est-il pas, d’ailleurs, des intuitions secrètes, jets lumineux qui précèdent les passions, comme l’éclair précède l’orage ! Un pressentiment me disait que le livre de ma vie venait de s’ouvrir, et que devant moi j’en avais la première page. Ah ! pourquoi, sur cette page où l’espérance seule avait écrit son nom, Dieu n’a-t-il pas apposé son divin sinet en me disant : Tu n’iras pas plus loin ! Je n’aurais pas vu se flétrir l’enfant, la fleur, l’innocence ; je n’aurais pas perdu toutes les croyances, les joies de mon cœur ; je ne serais pas mort à l’existence ; je n’aurais pas blasphémé, maudit !… Ici Dominique, succombant sous le poids de ses souvenirs, resta quelques instants sans parler ; puis, reprenant courage : Tout ce que je vous ai dit là, monsieur, suffira à vous faire comprendre l’amour immense que plus tard je dus ressentir pour la femme qu’enfant j’adorais déjà. Le jour de cette rencontre, je retournai à la maison, le cœur rempli de bonheur ; tout avait changé d’aspect autour de moi : le monde, le bruit, la musique, je bénissais tout ce que j’avais maudit ; en entrant dans la chambre de ma mère, je me jetai à ses genoux, j’embrassai ses mains ; ma figure rayonnait, mes yeux avaient repris l’éclat de la jeunesse ; en peu de mots, je lui contai l’aventure de la matinée. Sans parfaitement comprendre ce que je lui disais, ma mère commença par dire oui, à tout ce que je lui demandai. Je la suppliai de m’accompagner sans plus tarder chez le grand-père de Mysa ; nous nous y rendîmes. L’enfant nous avait devancés, et nous attendait sur le seuil de la porte. En nous apercevant elle frappa dans ses mains, puis courut nous annoncer à son grand-père. Je n’entrerai pas dans de longs détails sur notre entrevue avec le grand-père de Mysa ; M. de Fresne, c’est ainsi qu’il se nommait, cadet d’une grande famille de Bretagne, avait, pendant l’émigration, épousé en Angleterre une demoiselle de condition sans fortune. Elle mourut en lui laissant un fils. De retour en France, ce dernier prit du service, se maria et fut tué en Vendée dans la guerre qui suivit 1830. Sa femme ne lui survécut que de peu de mois. Vieux, infirme, n’ayant pour vivre qu’une modique pension, qu’il devait à la générosité d’un parent, M. de Fresne, reste l’unique soutien de sa petite-fille, se retira à la campagne. – De tous les biens de la terre, madame, ajouta le vieillard, en posant sa main tremblante sur la tête de l’enfant, assise à ses pieds, il ne me reste qu’elle, objet de joie et de douleurs… Hélas ! j’ai quatre-vingts ans et elle en a huit… En entendant ces derniers mots, ma mère jeta sur moi un regard interrogateur, dont je n’oublierai jamais la divine tendresse ; ce qu’elle lut dans mes yeux, vous le comprenez sans peine. À partir de ce moment, Mysa devint sa fille adoptive. Les grands cœurs savent accepter comme ils savent donner, et bientôt nous eûmes deux hôtes nouveaux dans notre maison. Un an plus tard, Mysa était tout à fait orpheline. Si les bénédictions d’un mourant pouvaient conjurer les secrètes rigueurs du ciel, ma vie eût été calme et heureuse au-delà de mes espérances, mais l’homme ne peut faillir à sa fatale destinée. Je passerai rapidement sur les années qui suivirent la mort du grand-père de Mysa ; cette enfant était devenue tout pour moi, et il n’était aucune des affections qui se partagent le cœur humain, que je ne ressentisse pour elle ; la tendresse du père, du frère, de l’amant, je l’avais pour l’orpheline. L’orgueil, la généreuse fierté que donne le sentiment de la protection envers un être faible, débordait mon âme et l’inondait d’une jouissance inconnue. Le soir, je la regardais dormir ; le matin, la nature pour moi ne s’éveillait qu’avec elle ; jaloux de ses moindres paroles, de ses moindres gestes, j’aurais souffert si un autre que moi l’eût fait sourire. À huit ans, Mysa était d’une ignorance complète ; elle ne savait pas même lire. Cette découverte me causa une joie extrême ; j’avais donc tout à lui apprendre, je devins l’instituteur le plus assidu et le plus patient ; abandonnant l’existence que j’avais menée jusqu’alors, je me livrai à l’étude avec ardeur. Mysa ne devait rien connaître que par moi. Hélas ! ce fut sur ce terrain que commença la ruine de mon bonheur. Aussi légère et superficielle qu’intelligente et spirituelle, Mysa effleurait tout et n’approfondissait jamais rien. Tout ce qui pouvait mûrir la pensée, ouvrir le cœur aux grandes passions, l’ennuyait et lassait son attention fugitive. Elle n’aimait que l’imprévu, les subites actions d’éclat. La seule chose qui l’impressionnât vivement était la musique ; mais, phénomène étrange, ce n’était pas sur son âme que l’harmonie des sons agissait. Semblable à ces instruments d’élite, faits de matières inertes, et qu’à leurs vibrations divines, on prendrait pour des corps animés, Mysa subissait au plus haut degré l’influence musicale, sans que sa sensibilité morale en reçût la moindre atteinte ; son être physique, comme s’il eût été frappé par l’étincelle électrique, frémissait seul sous le charme mélodique. Cette foi en Dieu, cette tendresse du cœur, ce besoin d’aimer et d’être aimé, qui pénètrent l’âme aux accords de l’orgue, aux chants suaves de la voix humaine, étaient des bienfaits inconnus à la pauvre Mysa, et pourtant, monsieur, cette passion à laquelle on ne saurait donner un nom, cette passion uniquement nerveuse, extraordinaire dans sa forme, a fait la destinée de cette créature et la mienne. Artiste par la tête et par les goûts, il lui fallait du bruit, des admirations ; moi, grillon du foyer, je n’aurais voulu chanter que dans l’âtre. Mysa n’avait pas tout à fait quinze ans lorsque j’eus le malheur de perdre ma mère. Depuis longtemps, mon amour n’était plus un secret pour elle ; les mères sont comme les femmes trompées, elles devinent ce qu’on veut leur cacher. Comprenant la différence qui existait entre mon organisation et celle de sa jeune protégée, elle essaya de me prémunir contre les dangers qui menaçaient mon bonheur à venir. J’aurais dû regarder ces suprêmes paroles comme un avertissement du ciel ! Aveuglé par ma passion, je n’y vis que les craintes exagérées d’une tendresse inquiète, et n’y répondis qu’en couvrant de larmes et de baisers la main défaillante qui me bénissait.
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